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Rêves de santé – PIERRE DRIELSMA – « Une arme redoutable pour le changement social »


Santé conjuguée n°98 - mars 2022

Médecin généraliste liégeois, il a participé à la conquête du paiement au forfait. Au début des années 1980, il est engagé à la maison médicale Bautista Van Schouwen, à Seraing, et vite embarqué dans un groupe de réflexion qui entend instaurer ce système en Belgique.

Souvent à l’époque, on utilisait l’exemple chinois. Dans la médecine chinoise traditionnelle, les médecins étaient payés quand on était en bonne santé, et quand on tombait malade ils étaient pénalisés. Il y avait une espèce de renversement de logique, l’objectif c’est que les gens soient en bonne santé. Avant le forfait, si on appelait un patient pour se faire vacciner, il y en a qui disaient qu’on faisait de la retape et que l’Ordre pouvait nous critiquer. Tandis qu’avec le forfait, on pouvait se permettre de faire de la prévention proactive. Ça, c’était un point très important. Aussi pour le budget : on avait un budget fixe, on savait prévoir et donc c’est plus facile d’investir, d’organiser les choses, d’embaucher. Je me souviens que des collègues disaient « on est dans situation économique difficile, il nous faudrait une bonne épidémie de grippe ! » Vous voyez comme la logique est différente entre l’acte et le forfait ? On attendait la maladie alors que nous on attend la santé.

Des soins payés au forfait, cela convenait particulièrement bien aux patients issus des milieux populaires que soignait le Dr Drielsma. Je parle toujours d’une arme redoutable pour le changement social. Un arrêté du Conseil d’État interdisait la perception d’un ticket modérateur au forfait, donc, par définition, si on était au forfait, on était gratuit pour les gens. Il n’y avait plus d’obstacle économique à utiliser les soins. Quand vous vous installez à Seraing, dans une commune en crise avec la fermeture des charbonnages, de la sidérurgie… Il faut bien se rendre compte de la situation dramatique à l’époque, la pauvreté… Au surplus il y avait un militantisme syndical qui nous soutenait : nous correspondions sur le plan économique et idéologique à la population dans laquelle nous étions immergés.

J’ai commencé à l’acte en 1981 et les patients faisaient du shopping médical, ils appelaient un médecin et disaient « je vous paierai la prochaine fois ! » puis, comme ils n’avaient pas de quoi payer, ils allaient chez un autre médecin et faisaient ainsi un tour de la population médicale de Seraing. Donc ils n’avaient pas une continuité des soins. Dès le moment où ils se sont inscrits chez nous et qu’il n’y avait pas d’obstacle financier, ils ont été fidélisés et ça a permis de tisser un lien thérapeutique qui lui-même est très important pour la qualité des soins. Il faut inscrire tous les patients et en réalité les patients s’inscrivent relativement lentement. Pour eux, s’ils ne sont pas malades il n’y a aucune raison de signer un papier. C’est comme remplir un lac : quand vous avez un barrage, ça prend un certain temps. L’argent que vous avez, c’est la quantité d’eau qu’il y a dans le lac. La situation était compliquée et Marco Dujardin qui à ce moment-là était au cabinet de Robert Urbain, le ministre communautaire de la Santé, avait réussi à obtenir une sorte de crédit-pont pour les maisons médicales, pour leur permettre d’atteindre le stade où le lac de retenue serait suffisamment haut. Malheureusement, très peu de temps après, il y a eu perte des élections pour les socialistes et les libéraux ont pris le pouvoir avec les sociaux-chrétiens ; ils ont abrogé le décret qui finançait ce crédit-pont… Le forfait a été très peu attractif pour les maisons médicales à ce moment-là ; c’était vraiment l’œuvre de militants, surtout à Liège. Progressivement, on a obtenu des revalorisations du forfait et le système a commencé à faire boule de neige. Je pense que beaucoup de maisons médicales auraient disparu sans le forfait auquel elles ont adhéré. Au fur et à mesure, nous améliorions les conditions. La structure où j’étais était elle-même en grande crise en 1982-1983, le forfait a ressoudé l’équipe sur un projet commun.

Aujourd’hui environ 85 % des maisons médicales affiliées à la Fédération travaillent au forfait. Ce sont surtout des structures urbaines. Quand on ouvre une maison médicale rurale, c’est beaucoup plus difficile parce qu’on a besoin de tous les intervenants pour fonctionner puisqu’il y a souvent une relative pénurie de soignants. Le fait d’étanchéiser en partie les patients forfaitaires des patients à l’acte rend les services mutuels plus compliqués, les remplacements… Donc je comprends qu’en rural l’acte bénéficie actuellement d’une souplesse accrue, d’une plus grande liberté, mais en urbain il n’y a pas de raison.

Le financement au forfait

Le financement au forfait (dit aussi à la capitation ou à l’abonnement), organisé en 1982 par l’Inami, se base sur un contrat qui lie une maison médicale, le patient et sa mutuelle. Celle-ci verse un forfait mensuel à la maison médicale pour financer les soins de chaque patient inscrit. Le patient ne débourse rien (sinon parfois un droit minime d’inscription). Un dispensateur de soins qui exerce dans une maison médicale n’a pas l’autorisation de pratiquer à l’acte ni dans la maison médicale ni en dehors de celle-ci ; et si le patient inscrit consulte d’autres soignants que ceux de la maison médicale pour des soins compris dans le forfait, il ne sera pas remboursé (des exceptions sont prévues par exemple pour les patients en vacances).

La conquête du paiement des soins primaires au forfait est une des victoires les plus significatives des maisons médicales sur la médecine libérale. C’est suite à la grève des médecins de 1979 que le système (prévu dans la loi depuis la création de l’Inami en 1964) est mis en place en 1982, à la demande de la Fédération et avec l’appui notamment des mutuelles, des syndicats et du Groupement belge des omnipraticiens. Le montant du forfait versé pour chaque patient inscrit en maison médicale est alors calculé en fonction de la moyenne nationale de consommation de soins. Le forfait a ses limites : seules les prestations couvertes par l’Inami dans le système à l’acte sont concernées. Cela recouvre les prestations des médecins, kinésithérapeutes et infirmiers, mais pas la prise en charge psychosociale de l’abonné. Le système est donc imparfait par rapport au projet de médecine globale et intégrée voulu par les maisons médicales. Tel quel, il a cependant représenté un pas important pour améliorer l’accès aux soins (le patient ne doit plus avancer l’argent des consultations). L’inscription du patient favorise aussi son suivi individuel. À l’échelle du territoire desservi par la maison médicale, il facilite les études épidémiologiques et encourage les démarches de prévention (le soignant a intérêt à ce que la population qu’il soigne reste en bonne santé – cela lui coûtera moins d’efforts).

Au départ, le montant du forfait est très bas et les premières maisons médicales à adopter le système à partir de 1984 rencontrent de grosses difficultés financières. Elles bénéficient heureusement d’un financement complémentaire de leurs activités par la Communauté française. Le montant du forfait est majoré en 1992 et 1996 pour tenir compte des économies induites par le système du forfait en termes d’analyses et d’imagerie médicales et d’hospitalisation ainsi que des distorsions socio-économiques entre la population des maisons médicales travaillant au forfait et la population générale. Ces revalorisations poussent un nombre croissant de maisons médicales à adopter le financement au forfait : elles sont 16 sur 44 en 1996 et 75 sur 90 en 2012. Dès 1998, le forfait est le modèle dominant en maison médicale.

Le système du forfait a été entièrement revu en 2013-2014. Il est basé désormais sur le profil de la population inscrite dans la maison médicale. Ce profil est établi en fonction de 41 variables et notamment l’âge moyen de chaque abonné, son sexe, son statut social, ses handicaps éventuels, les maladies chroniques diagnostiquées… Le but de la réforme est d’arriver à plus d’équité dans la répartition des budgets santé, y compris entre les différentes maisons médicales. En 2017, une enquête intermutualiste sur l’efficience des maisons médicales au forfait est arrivée à la conclusion que leurs patients coûtaient à peu près la même chose à l’Inami que ceux traités dans le cadre de la médecine à l’acte : ils coûtent en effet plus cher en médecine de première ligne, mais cette différence est compensée et au-delà par des économies en soins spécialisés et médicaments.

En 2018, au terme de trois ans de travail de la commission forfait de l’Inami, une nouvelle mouture de l’arrêté apporte des améliorations notables : une meilleure répartition du budget en fonction des besoins en soins des différentes maisons médicales, davantage de transparence quant aux activités et à l’utilisation des moyens octroyés et des possibilités d’action pour les mutuelles en cas de non-respect du règlement régissant le forfait. Ce système a demandé et demande encore des ajustements. Et la Fédération a proposé et étudié d’autres modes de calcul.

Cet article est paru dans la revue:

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