L’expérience fondamentale de la modernité, c’est une gigantesque accélération du monde et de la vie, et pourtant, la société n’a jamais été autant en pénurie de temps. Plus nous tentons de gagner du temps, moins nous en avons.
Ce mal touche de nombreux soignants et tant de nos patients. Nous courons, nous courons et nous avons de moins en moins de temps. Hartmut Rosa, philosophe et sociologue allemand, a consacré un essai à cette question1 il y a dix ans déjà. Il explore trois dimensions de l’accélération sociale.
- Une accélération technique. Les progrès techniques ont permis à l’homme, avec le développement des moyens de transport, de parcourir le monde ; ils lui permettent à présent d’amener le monde à lui (avec des ordinateurs de plus en plus rapides). Le monde s’est réduit, l’espace est anéanti par le temps. Des pays parcourus, on ne voit que des panneaux indicateurs. Avec ces moyens de transport, on habite de plus en plus loin de son lieu de travail et on passe plus de temps dans les transports.
- Une accélération du changement social. Il a fallu trente-huit ans entre l’invention du poste de radio et sa diffusion à la population ; pour la télévision, cela a pris treize ans ; et quatre ans pour l’internet. La société va de plus en plus vite et le temps aussi se comprime. Les modes et les biens sont éphémères. La durée des emplois (précaires), des couples, se raccourcit. Les services à la population changent, on déménage plus souvent. Les comportements électoraux sont volatiles. Jeunes et vieux vivent dans des mondes séparés, l’éducation ne se fait plus par la génération précédente, mais par les pairs, les vieux perdent leur statut. On est vite dépassé, on doit courir de plus en plus pour rester à la même position. L’immobilité se transforme en recul.
- Une accélération du rythme de vie. Nous menons de plus en plus d’actions par unité de temps. Le temps de sommeil a diminué de trente minutes depuis 1970 et de deux heures depuis 1900. Le temps des repas (fastfood), de la communication dans les familles, le temps des funérailles se réduisent, on réduit les pauses et les temps morts, on devient multitâche, on marche, on parle, on mastique et on prie de plus en plus vite. La durée des symphonies classiques et des pièces de théâtre diminue. Les activités rapides remplacent les activités lentes (commande plutôt que préparation de pizzas). Les deadlines rythment nos vies.
L’accélération contre le sujet
L’accélération du rythme de vie motive l’accélération technique qui accélère le changement social qui augmente le rythme de vie (cercle vicieux). Les sentiments de stress et d’urgence et la rareté des ressources temporelles des acteurs individuels et collectifs constituent un puissant moteur de l’innovation technique.
L’accélération influence ce que les gens font et éprouvent, mais aussi ce qu’ils sont. On n’est plus boulanger, marié à unetelle, habitant là, mais on exerce le métier de boulanger, vivant avec elle et résidant là en ce moment : la personnalité se rétrécit, le soi devient ponctuel. Les liens sociaux et le rapport à soi se modifient. Qui nous sommes dépend de ce qu’on a été, de comment on est devenu ce qu’on est, de ce qu’on souhaite être : le rapport à soi est aussi un rapport au temps ; que devient-il dans une société qui perd son passé et dont l’avenir est devenu imprévisible ?
L’accélération est liée à la quête de la croissance et au projet du capitalisme qui rêve de vitesse et impose les cadences. « Quand le temps, c’est de l’argent, la vitesse devient un impératif absolu et incontournable pour les affaires » (Benjamin Franklin)2. L’accélération de la production est indispensable pour le remplacement des objets (jeter et remplacer plutôt que réparer ou faire réparer).
Ces accélérations sont cause de ralentissement : l’augmentation du nombre de voitures provoque des embouteillages, l’augmentation de la productivité et des rythmes de vie provoquent dépressions et chômage. Des décélérations intentionnelles apparaissent, par opposition au système ou à son service (retraites pour se ressourcer…). « Les dépressifs sont vraisemblablement aujourd’hui les sismographes les plus sensibles des mouvements présents et à venir » (Walter Benjamin)3.
Dans la modernité classique, contrairement à la société traditionnelle, chacun devait trouver sa place dans le monde, faire ses propres choix. Les changements sociaux se faisaient de génération en génération. Dans la modernité tardive (que d’autres appellent postmodernité), le monde change plusieurs fois en une génération : il faut régulièrement faire des choix, dont les possibilités explosent (le métier, la famille, la religion, mais aussi les loisirs, le bénévolat, la mutuelle, le parti, la résidence, la sexualité, la compagnie de téléphone…). On passe d’une identité permanente à une identité transitoire et fluide, aux caractéristiques fugaces. La vie n’est plus un projet étendu dans le temps, les engagements deviennent éphémères. Le temps de travail dépend des deadlines, la programmation est de plus en plus difficile. À cause de l’accélération, le projet identitaire est abandonné et donc l’idéal d’autonomie. Or l’identité est nécessaire à la cohérence du sujet. Celui-ci devient nomade : il dérive dans un océan d’options, incapable de planifier sa vie à long terme. Il cherche plus la satisfaction de ses besoins immédiats que des objectifs à long terme, il préfère le présent. Il devient difficile d’acquérir l’autonomie et d’être le coauteur de sa propre vie. La vie perd sa direction et devient un mouvement agité.
Avec la perte de croyance en la capacité de modifier le futur, on débouche sur une immobilité fulgurante. La dépression est une pathologie du temps, qui est suspendu, coagulé. « La dépression est le garde-fou de l’homme sans guide et pas seulement sa misère » (Alain Ehrenberg)4.
L’accélération contre la politique
Une des racines de la modernité était d’organiser un projet politique dans le temps historique, mais la politique nécessite du temps. Alors que celle-ci était le moteur de la société moderne, elle devient un frein à l’accélération, symbole d’inefficacité, de lenteur, de rigidité et perd son rôle moteur et sa crédibilité. Apparait un paradoxe pour la politique : on a moins de temps pour décider, mais il y a plus de décisions à prendre, avec des enjeux importants (entre autres éthiques) et l’horizon du prévisible se réduit. On confie les décisions à des sphères plus rapides (experts juridiques, dérégulation, privatisation, recul du législatif par rapport à l’exécutif, déficit démocratique de l’Europe). La politique, dominée par l’urgence et les échéances, n’est plus proactive et se replie sur le bricolage. Les solutions provisoires remplacent les grands projets.
Dans cette crise culturelle, où se perdent le passé qui sert de référence et l’avenir fondateur de sens, la définition du présent est impossible. « Aucun espoir pour l’avenir, une société figée et frénétique », écrivait une collégienne en réponse à un questionnaire demandant d’indiquer les principaux problèmes des jeunes d’aujourd’hui. L’Histoire se pétrifie, où plus rien d’essentiel ne change, malgré la fulgurance des changements en surface.
Ainsi, l’accélération, noyau de la modernisation, s’est retournée contre son projet d’autonomie et d’émancipation des contraintes matérielles et sociales. Les sujets sont condamnés à une « situativité réactive » – comme la nomme l’auteur – où le court terme règne. On perd notre emprise sur le monde, la réflexion de fond régresse, les images l’emportent sur la réflexion. On n’a plus le temps pour ce qui compte : c’est l’aliénation.
« Il faut connaitre le fonctionnement social pour changer la société, comme il fallait connaitre les lois de la gravitation pour faire décoller des avions » (Pierre Bourdieu)5. Maintenant, il faut affronter les lois qui ont permis le développement de ces avions. Dans un autre essai6, Hartmut Rosa explore les pistes pour ces temps de crise (ou crise du temps). Ce ne sera pas la décélération, mais la résonance. À suivre ?
- H. Rosa, Accélération.
Une Critique sociale du temps, La Découverte, 2013. - B. Franklin, Advice to a Young Tradesman, 1748.
- Cité par H. Rosa.
- A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi : dépression et société, Odile Jacob, 1998.
- Cité par H. Rosa.
- H. Rosa, Résonance. Une Sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2018.
Cet article est paru dans la revue:
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