En engageant public, soignants, patients et partenaires à se situer sur une ligne du temps ou en évoquant des événements fondateurs du mouvement et de l’histoire du pays, les animatrices de la Fédération les invitent à garder l’œil sur le rétroviseur.
À Gilly, Namur, Bruxelles ou Liège, quelques tonnelles, un lieu d’accueil et, à côté du dispositif Porteur de paroles mis en place lors d’actions locales célébrant les quarante ans de la Fédération [1], un public nombreux discute à bâtons rompus devant de mystérieuses affichettes colorées ponctuées de données chiffrées : « 1980 : 20 Mémés », « 2014 : 100 Mémés, 1 500 travailleurs, 240 000 patients »), ou d’images sans légendes : la une d’un journal évoquant le krach boursier de 2008, un slogan pour la légalisation de l’avortement, une photographie de manifestants en action. Si l’on s’approche, on entend quelques personnes les commenter et questionner : « Ça vous parle, ça, le GERM ? », « Et vous, quand vous êtes-vous inscrite en maison médicale ? ».
Raconter, se raconter
Des discussions s’engagent et petit à petit se mêlent petite et grande histoire. La petite, c’est celle des travailleurs, des patients, des passants, la vie de tous les jours avec ses balises individuelles importantes ; la grande, c’est celle qui réunit ces mêmes travailleurs, patients et passants et qui constitue ce que l’on appelle des moments fondateurs, plutôt collectifs ceux-là : la grève des médecins en 1964 puis en 1979, la lutte acharnée pour la mise en place du forfait ou encore le premier dossier santé informatisé.
À partir de ces instants affichés, il s’agissait de se parler, de se raconter notre passé, notre présent et d’évoquer notre futur. Des souvenirs aux problématiques d’aujourd’hui, chaque témoignage alimente le fil de l’histoire. Les souhaits pour demain deviendront-ils des propositions concrètes ? Les patients parlent à leur maison médicale, les travailleurs parlent de leur expérience, de la Fédération et du mouvement. Ce qui les amène sous la tonnelle, c’est l’expression de la gratitude (« Mai 2019, je deviens patient d’une maison médicale qui accepte mes conditions et particularités »), mais aussi des envies (« On veut plus de santé communautaire », « On attend le retour du comité de patients ») et des revendications (« Davantage de financement ! », « Une maison médicale par quartier ! »). Ces rencontres sont une occasion de confronter ses représentations et une série de faits sélectionnés et interprétés de manière orientée : pour comprendre pourquoi et comment nous sommes ici aujourd’hui, il faut s’intéresser aux combats et aux choix de ceux qui nous précèdent sans naturaliser cette histoire. Elle s’inscrit dans des enjeux et une certaine vision contestataire.
Les défis anciens et nouveaux
Février 2022, deuxième journée de la formation dédiée aux nouveaux travailleurs de maison médicale. Ils sont une quinzaine, venus de maisons médicales à l’acte ou au forfait et des quatre coins du territoire. Fraichement sortis de l’école ou embauchés depuis peu dans une maison médicale qui débute ou déjà plus instituée… ils sont un peu timides au début : « On n’avait pas imaginé qu’il y avait un “mouvement” au-delà de notre maison médicale… ». Et puis l’ambiance se réchauffe et il est question d’histoire. Ou plutôt de généalogie. Quelle différence ? « Si l’histoire est une tentative de reconstitution du passé, la généalogie s’apparente à une remontée dans le passé. Plutôt que de faire revivre un monde, il s’agit de renouer les fils, de tracer les lignages, de découvrir les embranchements à partir d’objets et de questions du présent. Il s’agit aussi de mettre en lumière les rapports de forces qui président à la production de la vérité. » [2] Ainsi, cette « animation » autour de l’histoire constitue une pièce de puzzle, un des enjeux pour esquisser une photographie d’une santé publique que nous avons envie d’élaborer dans le mouvement. Encore faut-il faire émerger le concept de « santé publique » et s’en chercher une vision partagée. On peut en avoir une vision large entendue comme une pratique collective de lutte contre les menaces corporelles, ou une vision plus circonscrite, en tant que projet collectif de défense du bien commun.
Une autre animation éveille ces questionnements comme un autre élément du puzzle. Ici, comme dans les faits historiques racontés, il est question de « vérité » : qui décide à un moment du choix des normes, seuils, méthodes de diagnostics et « choix d’une interprétation » d’une « maladie » qui auront pour corollaires des actions éducatives par exemple, alors que souvent elle est la conséquence des inégalités sociales et devrait appeler des mesures structurelles. Un autre exercice encore, autre pièce de puzzle à assembler, invite à envisager la part des déterminants de santé à l’échelle des populations. Se pose inévitablement la question de la manière d’agir autour de ces différents facteurs. Très concrètement, les participants sont invités à s’accorder sur des proportions et, au regard de la part limitée de l’impact du système de santé, on peut être tenté de baisser les bras [3]. C’est là que l’image du puzzle est pertinente, on peut remonter des liens et s’appuyer sur des constats et des luttes anciennes (qui semblent parfois très contemporaines) pour mettre au jour les audaces, les résistances, les acquis et lectures politiques des événements. Si d’autres ont réussi avant et ailleurs, pourquoi pas nous ? « Si l’on accepte que la santé publique, comme situation, est aussi socialement produite par les conditions d’existence et les modes de vie, par l’environnement domestique et le milieu de travail, et de façon plus globale, par les grands processus qui structurent nos sociétés, alors la direction est clairement indiquée pour les interventions. Il s’agit de faire de la lutte contre les inégalités sociales en tant que telles une priorité en même temps qu’une grille de lecture et un instrument d’évaluation de l’action publique, et, plus spécifiquement, de la santé publique. En quoi ce que l’on fait réduit-il les inégalités existantes ? Telle devrait être la lancinante interrogation de toute politique sociale ou sanitaire, au lieu de : en quoi cela améliore-t-il un état de santé moyen ? » [4]
À l’époque des « fondateurs et fondatrices », il fallait inventer un modèle, chercher, expérimenter. Aujourd’hui, il faut accueillir, expliquer, déployer le modèle avec des travailleuses et travailleurs qui souvent découvrent au moment d’entrer en maison médicale ces différentes pièces du puzzle et les manières de les imbriquer. Défis de transmission, d’appropriation, défi pour trouver sa place.
Du rêve à la réalité, on construit
Autour de ces rencontres et formations, nous tissons ces liens et ces généalogies. Nous interrogeons nos pratiques pour revenir à l’essentiel : la réduction des inégalités. Le regard porté sur le passé offre la distance nécessaire pour situer les actions dans un cadre à la fois onirique (puisqu’imaginées et mises en lutte) et réaliste (puisque concrétisées). Ce monde que l’on tente de mettre en place dans notre travail et dans nos équipes, on le rêve depuis longtemps au sein du mouvement [5]. Se souvenir de ce que les anciens ont mis au cœur de leurs luttes permet une vision à la fois large (le temps dans sa durée) et ciblée (l’objet de la lutte). La vision large, intégrant une évolution, permet d’en apprécier la justesse : ils se sont battus et l’histoire montre qu’ils ont eu raison de le faire puisqu’aujourd’hui les enjeux de l’époque sont devenus les valeurs développées dans la charte des maisons médicales. Pensons aux multiples rebondissements dans la bataille pour la mise en place du forfait et à son importance désormais dans le modèle des maisons médicales. Pensons aux grèves qui ont modifié les perceptions, rapproché les protagonistes et construit les fondations du mouvement. Gageons que les luttes et les succès actuels seront les normes de demain.
[1] Voir l’article de P. Gillard, « (Re)créer des espaces politiques », p. 16 de ce numéro.
[2] « Gouverner les vies », entretien avec Didier Fassin », propos recueillis par X. Molénat in Michel Foucault, Éd. Sciences humaines, 2017.
[3] www.inspq.qc.ca/ exercer-la-responsabilitepopulationnelle/ determinants-de-la-sante.
[4] D. Fassin, Faire de la santé publique, Éd. de l’École des hautes études en Santé publique, 2008.
[5] Dossier « Je rêve d’un autre monde. Oser rêver ! », Santé conjuguée n° 54, octobre 2010.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°98 - mars 2022
(Re)créer des espaces politiques
Inventé en 2002 par l’association Lézards politiques et diffusé par diverses coopératives d’éducation populaire françaises, le porteur de paroles est un outil d’animation qui vise à (re)créer du débat politique dans l’espace public autour d’une question(…)
L’histoire, un outil de formation
À Gilly, Namur, Bruxelles ou Liège, quelques tonnelles, un lieu d’accueil et, à côté du dispositif Porteur de paroles mis en place lors d’actions locales célébrant les quarante ans de la Fédération [1], un public nombreux discute(…)
Quels défis pour le mouvement ?
Réunis sur base volontaire le temps d’une demi-journée, neuf soignants et deux patients de maisons médicales bruxelloises, liégeoises et brabançonne ont mis en commun leurs observations et aspirations à propos d’enjeux qu’ils et elles estiment prioritaires(…)
Introduction n°98
Des rencontres, des échanges, des histoires… en quarante ans nous en avons accumulé ! Quatre décennies de lutte pour une vision de l’organisation des soins de santé dans notre pays, peut-être même pour une vision de l’organisation(…)
Ligne du temps : De A à Z – Histoire(s) du mouvement des maisons médicales
Ces dénicheuses de pépites, ces voyageuses dans le temps sont Marie-Laurence Dubois (Valorescence) et Annette Hendrick (ORAM). Leur inventaire et le classement des documents de la Fédération préparant la démarche historique proprement dite, pour laquelle elles(…)
Rêves de santé
Le projet remonte à l’été 2021, à l’envie de marquer le coup pour les quarante ans de la Fédération des maisons médicales en recueillant les témoignages de ses pionniers. Pour se rappeler d’où l’on vient, du(…)
Rêves de santé – JACQUES MOREL – « C’est la société qui est malade »
C’est un peu l’alliance d’une préoccupation pour une médecine humaine et d’une dimension politique. Ils se fondent sur les travaux du GERM, le Groupe d’étude pour une réforme de la médecine qui est né en 1964(…)
Rêves de santé – NATACHA CARRION – « Le projet de la maison médicale, c’était le rêve devant ma porte »
Au moment du coup d’État, le régime a décidé que nous étions des indésirables, des terroristes. J’ai été en prison pendant deux ans. Mon mari a disparu, certainement assassiné. Moi j’ai été sauvée de justesse. On(…)
Rêves de santé – RI DE RIDDER – « Un système qui n’est pas efficient »
Je suis venu à Gand pour étudier et j’y suis resté. On a fondé dans ce quartier une maison médicale. En néerlandais, ça s’appelle wijkgezondheidscentrum — centre de santé de quartier. J’y ai travaillé pendant vingt-quatre(…)
Rêves de santé – MICHEL ROLAND- « Notre modèle structuré est devenu le modèle belge »
En 1977, on s’est dit « on va essayer de faire une maison médicale plus conviviale, plus proche des gens, de la population ». On a choisi une maison qu’on a rénovée nous-mêmes pendant des mois, on a(…)
Rêves de santé – JEAN-MARIE LÉONARD – « Penser la santé autrement »
À l’époque, syndicalement, le secteur de la santé c’était les hôpitaux point à la ligne. Quand j’arrive comme permanent à Charleroi avec quelques collègues et une série de travailleurs dont quelques médecins de la région, mais(…)
Rêves de santé – BRIGITTE MEIRE – « Mutualiser nos forces »
J’étais représentante du personnel au conseil d’entreprise, je voulais comprendre le fonctionnement de l’hôpital ; j’ai aussi compris le fonctionnement du système de santé belge. Puis je suis partie en maison médicale et, en 2000, il y(…)
Rêves de santé – MONIQUE BOULAD – « On nous appelait les petits médecins »
Nous avions vraiment envie de rompre avec la médecine libérale que nous trouvions beaucoup trop commerciale. Nous voulions travailler en groupe, ce qui était à l’époque tout à fait nouveau. On s’est mis dans des quartiers(…)
Rêves de santé – PIERRE DRIELSMA – « Une arme redoutable pour le changement social »
Souvent à l’époque, on utilisait l’exemple chinois. Dans la médecine chinoise traditionnelle, les médecins étaient payés quand on était en bonne santé, et quand on tombait malade ils étaient pénalisés. Il y avait une espèce de(…)
Rêves de santé – BERNARD VERCRUYSSE – « Le pouvoir est fondamental »
Ce qui nous importait avant tout c’était les réunions de réflexion sur la santé du quartier. J’ai eu beaucoup de chance au début parce qu’il y avait un leader, une personne influente de la communauté turque,(…)
Rêves de santé – ISABELLE HEYMANS – « Cette transition, on l’a réussie ensemble »
Quand j’ai étudié la médecine, je pensais que je ferais de l’humanitaire en pays en voie de développement. Pour moi, la médecine générale en Belgique ce n’était pas imaginable parce que je croyais que ça n’existait(…)
Rêves de santé – CORALIE LADAVID – « L’éducation permanente, c’est une philosophie »
Je suis arrivée à la maison médicale dans le quartier Saint-Piat, je savais qu’il avait mauvaise réputation, qu’il y avait une grande pauvreté. Très vite, j’ai pu mettre en place, et avec d’autres évidemment, de la(…)
Rêves de santé – RUDY PIRARD – « Celui qui connait le mieux sa situation, c’est le patient »
Le quartier du Laveu est un quartier en train de s’embourgeoiser, mais qui à la base est très populaire. On a pour l’instant une grosse mixité : des familles de trente quarante ans avec de jeunes enfants(…)
Rêves de santé – CLARISSE VAN TICHELEN – « Ce n’est pas juste une question d’accès financier »
Quand on parle de maison médicale, tout le monde n’a pas la même chose en tête : une structure de première ligne qui fonctionne au forfait, une structure affiliée à la Fédération des maisons médicales, une structure(…)
Rêves de santé – MICKY FIERENS – « Chaque personne a quelque chose à apprendre aux autres »
Dans les années 1980, les soignants avaient envie d’avoir un retour de ce que les patients ressentaient par rapport à la maison médicale, mais aussi sur la manière dont ils voulaient être soignés et ce qu’était la(…)
Rêves de santé – HÉLÈNE DISPAS – « Tout ce que l’on fait est politique »
Le bureau stratégique – pour résumer avec un mot que peu de gens aiment –, on dirait qu’on est des lobbyistes au service d’une bonne cause. Évidemment, les lobbyistes pensent toujours que leur cause est la(…)
Rêves de santé – ISABELLE DECHAMP – « La première ligne de la première ligne »
Au début, l’accueil à la maison médicale avait été organisé par des patientes, qui l’ont fait du mieux qu’elles pouvaient, mais sans tenir compte d’options professionnelles : l’écoute, l’organisation, le planning, l’accueil du patient en tant que(…)
Rêves de santé – AUDE GARELLY – « Rester puriste ou s’ouvrir »
La Fédération travaillait depuis plusieurs années sur la mise à jour des critères de membre pour coller à la réalité du mouvement et des enjeux de santé publique aujourd’hui. Je suis allée voir des partenaires ou(…)
Rêves de santé – FANNY DUBOIS – « Un système qui gère des maladies plutôt que de prévenir la santé »
Je ne suis pas tout de suite tombée dans le mouvement des maisons médicales. Je suis d’abord passée par la mutualité. Même si j’ai à cœur de toujours garder un lien avec le terrain, de toujours(…)
Rendez-vous en 2062 !
F.D. : Quand je suis arrivée à la Fédération des maisons médicales, l’une des premières choses que l’organe d’administration m’a dites, c’est que j’avais tendance à survaloriser ce mouvement et que j’en comprendrais vite la complexité. Effectivement !(…)