Épuisement, stress, souffrance psychique… plus de la moitié des étudiantes et étudiants en soins infirmiers sont exposés au risque de « burn-out académique ». En cause ? Des facteurs multiples, parmi lesquels la lourdeur des études et de mauvaises conditions de stage.
Le phénomène de souffrance au travail chez les professionnels des soins de santé est connu de longue date et tend à s’accroitre. S’il touche en particulier les médecins et les infirmières, il affecte aussi les étudiantes et les étudiants. Le Covid-19 a mis en lumière et accentué la prévalence du burn-out chez les soignants et leurs étudiants. Dès le début de la pandémie, des chercheurs de plusieurs universités et hautes écoles1 ont donc tenté de mesurer, chez les étudiantes et étudiants en soins infirmiers et sages-femmes, le risque de burn-out académique, ce « trouble psychologique nouvellement décrit qui affecte la santé mentale des étudiants et qui est lié à la pression de la réussite académique et à l’acquisition de nouvelles responsabilités ». Cette étude2 en quatre phases a été poursuivie jusqu’en 2022 et a touché entre 1 104 et 2 275 répondants selon les phases, soit entre 10 et 22 % de la population étudiante.
Qu’en est-il ressorti ? La prévalence du risque de burn-out académique n’a fait qu’augmenter au cours des observations, passant de 50 % en 2020 à 63 % en 2022. Au rang des facteurs associés à ce risque, épinglons notamment : le fait d’avoir un enfant (10 % de l’échantillon était dans cette situation) ; le fait d’avoir un job étudiant (c’était le cas de 50 % des répondants) ; des facteurs liés à l’épidémie du Covid-19 comme le manque de matériel de protection, des heures supplémentaires de stage, le fait d’être porteur du virus et celui d’avoir un proche décédé ; ou encore le fait d’être en quatrième année de formation, particulièrement chargée en heures de stage.
De moins en moins d’étudiantes et d’étudiants
Outre le phénomène du burn-out académique, l’étude a interrogé l’intention des étudiantes et étudiants d’accepter un emploi comme infirmier en fin de formation. Les résultats indiquent qu’ils sont relativement favorables à cette idée (en moyenne 8 sur une échelle de 0 à 10), mais que cette intention décroit au fil des années d’études. « De plus en plus d’étudiants finissent leur formation pour avoir leur diplôme, mais ne souhaitent pas travailler comme infirmier. Certains étudiants sont déjà un peu dégoûtés par le métier durant leur formation », commente Arnaud Bruyneel, du Centre de recherche en économie de la santé de l’ULB et l’un des auteurs de l’étude.
Plus globalement, l’attractivité du métier d’infirmière en a pris un coup ces dernières années. En témoigne la baisse du nombre d’inscriptions au bachelier « infirmier responsable de soins généraux », l’une des deux filières de formation pour cette profession///3 : alors que l’on comptait 3 325 nouvelles inscriptions en 2014, celles-ci étaient tombées à 2 556 sept ans plus tard (chiffres de l’ARES, Académie de recherche et d’enseignement supérieur)///4.
Parmi les causes probables de cette diminution, le passage, en 2016, à 4 600 heures de formation, dont la moitié en heures de stage, une évolution imposée par la directive européenne 2013/55/UE relative aux normes minimales de formation des infirmiers. « Nous sommes passés de trois à quatre ans d’études. C’est aujourd’hui l’une des formations les plus lourdes dans le champ de la santé, avec 1 150 heures de formation par an contre 700 heures pour d’autres professions soignantes. Les étudiants infirmiers ont un bon paquet de choses sur le dos : des cours qu’ils doivent étudier, des travaux à rédiger et, quand ils sont en stage, ils se retrouvent dans un monde assez dur et sont confrontés à la souffrance, à la maladie, à la mort. Et il y a des équipes qui sont accueillantes, d’autres qui le sont moins… », explique Karin Franck, maître-assistante à la Haute École libre de Bruxelles Ilya Prigogine.
Les stages pointés du doigt
« Mon stage d’infirmière devait être un rêve. Je suis devenue de la main-d’œuvre gratuite et corvéable pour des supérieurs qui me méprisent »///5 ; « Étudiants infirmiers : quand le stage se transforme en vrai calvaire »///6 ; « Pourquoi le stage pousse des futurs infirmiers à stopper leurs études »///7… Ces quelques titres de presse en disent long sur les conditions dans lesquelles se déroulent les stages en soins infirmiers.
Cette problématique a fait l’objet d’une recherche qualitative menée entre 2021 et 2023 par le Laboratoire d’anthropologie prospective de UCLouvain auprès de stagiaires en soins infirmiers : « Par-dessus les épaules des stagiaires : la profession infirmière »8. Celle-ci fait état de la récurrence des difficultés rencontrées : presque la moitié des stages y sont décrits comme « peu intéressants en termes d’apprentissages techniques et parfois empreints de maltraitances ». Près de la moitié des étudiantes et étudiants y rapportent aussi avoir mal vécu leur toute première expérience de stage, alors que celle-ci est déterminante pour découvrir la pratique du métier.
La principale raison de ces mauvaises expériences ? Les mauvaises conditions de travail des infirmières, tellement surchargées qu’elles se trouvent peu à même d’encadrer des étudiantes. « Les conditions de stage sont vraiment très difficiles, elles l’ont toujours été. Mais depuis la pandémie, cela a empiré en raison de la souffrance des équipes et des nombreux départs de soignants, constate Karin Frank. La pénurie de la profession infirmière, c’est un peu comme le monstre du loch Ness : quand j’étais étudiante il y a quarante ans, on en parlait déjà, mais maintenant c’est quand même plus documenté. » Selon elle, le virage ambulatoire lancé il y a une dizaine d’années en Belgique a grandement contribué à l’augmentation de la charge de travail dans les hôpitaux : « On a fait sortir plus rapidement les patients des hôpitaux pour ne garder que ceux qui ont des besoins plus élevés. La charge de travail a dès lors augmenté alors que le ratio infirmier/patient a peu évolué depuis les années soixante. »
Au moment de leurs premiers contacts avec le terrain, les étudiants découvrent le grand écart entre la théorie – l’importance de l’empathie, de prendre soin, de considérer la personne comme un être unique – et la pratique : ils prennent brutalement conscience des problèmes structurels des institutions de soins, des situations de pénurie, de la pénibilité du travail. Prises dans des logiques de rentabilité, les institutions utilisent fréquemment les stagiaires comme une main-d’œuvre indispensable à leur fonctionnement. « La place qui leur est attribuée n’est plus celle d’apprenant surnuméraire qui ne sait a priori pas, qui doit être accompagné et supervisé par un professionnel. De facto, la place du stagiaire en soins infirmiers est celle d’exécutant au service de l’équipe soignante, sans pour autant être reconnu comme faisant partie de cette équipe, analysent les chercheuses du Laboratoire d’anthropologie prospective. Le sentiment exprimé par les stagiaires lors de nos enquêtes est souvent celui d’être extérieurs à l’équipe, ignorés et seuls dans leur apprentissage. »///9
Et cette main-d’œuvre est jusqu’à présent10 gratuite puisque les stages ne sont pas rémunérés en Fédération Wallonie-Bruxelles (contrairement à la Flandre pour ce qui est de la quatrième année de formation). « En outre, cela peut même coûter cher de se former, ajoute Arnaud Bruyneel : sans voiture, c’est compliqué de se rendre dans des lieux de stages parfois peu accessibles et avec des horaires pas évidents. Suivre des formations à Bruxelles, dans des milieux académiques comme Érasme, quand on vient de loin, cela peut être difficile aussi : comment faire pour se loger ? Certains hôpitaux proposent des solutions, mais cela reste très anecdotique. »
Hôpitaux inhospitaliers
Stagiaires ayant dû réaliser seuls des soins compliqués, insuffisance de reconnaissance pour l’aide apportée, manque de place accordée au sein des équipes : le non-accueil et la relégation des stagiaires sont monnaie courante, particulièrement dans les services hospitaliers généraux, surtout lorsque ceux-ci acceptent beaucoup de stagiaires au même moment. Censées accueillir et encadrer les étudiants, les équipes de terrain sont non seulement débordées, mais aussi en déficit de compétences pédagogiques. « Dans un cadre structuré par “l’efficacité”, l’effort de créer du lien avec les stagiaires semble peu “utile” pour la dynamique d’équipe », relève l’étude « Par-dessus les épaules des stagiaires »11. Les étudiants y rapportent se sentir « en trop », « non accueillis », « gênants », « transparents ». En bref, ils trimballent « cette identité négative “d’ignorants encombrants” » bien lourde à porter.
À ce tableau s’ajoute une certaine culture de la violence. Maltraitances verbales et physiques, racisme, négligences, invisibilisation, discriminations, harcèlement, intimidations, insultes, moqueries, mépris… : nombreux sont les faits répréhensibles, souvent banalisés, voire normalisés, relatés par les étudiantes et les étudiants. Des faits qui « se produisent le plus souvent dans un rapport hiérarchique inégalitaire et dans un climat de peur voire de menaces insidieuses qui pousse au silence », relève la même étude.
« Le monde de la santé est très dur et les stagiaires sont historiquement malmenés, que ce soit en médecine ou en soins infirmiers, que ce soit en France ou en Belgique », confirme Karin Franck. « Il y a quelque chose de culturel qui s’est formé au cours des années : une maltraitance qui se perpétue ; quand les étudiants deviennent infis, ils reproduisent ce qu’ils ont vécu en stage. Mais les choses changent petit à petit », précise Arnaud Bruyneel. Autre difficulté : la distance qui se creuse entre les générations, de nature culturelle (le rapport au travail, les modes de communication, par exemple, sont différents), mais aussi liée aux évolutions des études (entre les personnes formées en trois ans et celles formées en quatre, les compétences se différencient). « Aujourd’hui cohabitent dans des unités de soins des personnes avec des cultures différentes, beaucoup plus qu’auparavant », résume Karin Franck.
Évolutions et pistes d’action
Le tableau, s’il est sombre, n’est pas tout noir. Et des pistes sont envisagées pour l’améliorer. « Il existe des lieux de stage paradisiaques, des unités de soins qui fonctionnent bien, avec des professionnels bienveillants et accueillants. Il y en a, et ils ne sont pas si rares. Quand ils sont en stage, les étudiants ont la chance de découvrir plein de milieux différents et de pouvoir choisir où ils auront envie de travailler », nuance tout d’abord Karin Franck. Et de préciser aussi qu’une prise de conscience a émergé depuis un ou deux ans dans les institutions de soins autour de la nécessité de prendre soin des étudiants. Exemples ? Une formation de « praticien formateur » visant à améliorer les compétences d’encadrement des infirmières de terrain a été mise sur pied par les hautes écoles bruxelloises. Dans certains hôpitaux, les « ICANE » (infirmières chargées de l’accueil des nouveaux engagés et des étudiants) organisent aussi des journées d’accueil à destination des stagiaires.
De son côté, la HELB Ilya Prigogine s’efforce de préparer les stages en amont avec les étudiantes et les étudiants, elle organise des « séminaires de stages » où vécu et difficultés peuvent être partagés, et elle met en place chaque année un feed-back vers les lieux de stage sur base des évaluations des étudiants. En cas de problème, elle joue le rôle de médiateur entre le stagiaire et l’institution de soins.
L’amélioration de l’encadrement passera aussi par l’organisation structurelle de débriefings à la suite des situations de stress et par le remplacement de certaines heures de terrain par des séances de simulations. « Les études montrent que les simulations diminuent le stress. Elles permettent de faire des erreurs sur des mannequins et d’arriver ensuite plus serein sur le terrain », commente Arnaud Bruyneel.
La programmation de davantage de stages au sein de la première ligne de soins, l’établissement de normes et de conditions d’encadrements des étudiants en terrain de stage en lien avec la qualité de la formation, la mise en place d’aides matérielles (parking, transport, logement, repas, etc.), la révision de la directive européenne relative aux normes de formation et la mise sur pied d’une campagne pour améliorer l’image de la profession sont autant d’autres pistes évoquées. Mais surtout, il s’agit de modifier les conditions salariales et de travail des infirmières, et d’élaborer un plan global d’attractivité et de rétention pour cette profession. « Souvent, ce sont des mesures one shot qui sont prises. En Flandre, un plan global est mis en œuvre depuis 2019, le burn-out y est désormais trois fois moins important que dans la partie francophone du pays… », indique Arnaud Bruyneel.
1. V. Baudewyns, HELB Ilya Prigogine, HE Galilée, École de santé publique ULB ; A. Bruyneel, École de santé publique ULB ;
P. Smith, Sciensano, UCL ; J.-Ch. Servotte, Henallux ; J. Dancot, HE Robert Schuman, Ulg.
2. Pour les résultats de la première phase de la recherche : V. Baudewyns et al., “Prevalence and factors associated with academic burnout risk among nursing and midwifery students during the COVID-19 pandemic: A cross-sectional study”, Nursing Open, 10, 2023.
3. La seconde filière étant le brevet d’infirmier hospitalier, formation en trois ans et demi.
4. M. Michiels, « Les études en soins infirmiers : la chute des inscriptions », RTBF Info, 15 janvier 2024.
5. M. Benayad, DHnet, 28 février 2023.
6. B.T., Le Guide social, 25 septembre 2019.
7. B.T., Le Guide social, 27 septembre 2019.
8. C. Grard et al., Par-dessus les épaules des stagiaires : la profession infirmière. État des lieux et pistes pour assurer sa pérennisation, UCLouvain/LAP, 2023.
9. Ibid.
10. L’accord de coalition du gouvernement Arizona prévoit d’étudier, avec les entités fédérées, « comment éliminer les obstacles en introduisant un statut pour les infirmiers en formation, afin que les étudiants en soins infirmiers puissent être dédommagés pendant leur stage en quatrième année par le biais d’une indemnisation des frais ».
11. C. Grard et al., op. cit.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°110 - MARS 2025
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