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Journal d’une infirmière à domicile


Santé conjuguée n°110 - MARS 2025

La journée commence tôt, très tôt, pour Manon Laurent. À Hastière, aux confins de la province de Namur, elle sonne à la porte de son premier patient à 6 h 30. Elle enchainera une vingtaine de visites jusqu’à la nuit tombante.

Arrivée dans la région en 2018 après un passage par le service de médecine interne d’un hôpital puis par une maison de repos, c’est un peu la douche froide pour celle qui pensait s’éloigner – et se réparer – des cadences infernales. Elle ne regrette cependant pas le choix d’être indépendante ni le contact direct avec les patients. « Humainement, c’est incomparable », dit-elle.
Être infirmière à domicile, c’est d’abord sauter dans sa voiture quelle que soit la météo et avaler plus de cent kilomètres par jour. Hastière est une commune rurale, une densité de population peu élevée, mais de nombreux hameaux dispersés. Bucolique, elle compte parmi les plus beaux coins de Wallonie. Elle est aussi marquée par un passé touristique glorieux, quand la mode était aux vacances en bord de Meuse. Des hôtels et de belles demeures en témoignent encore, tout comme les nombreux « domaines », d’anciennes zones de loisirs tombées en décrépitude et qui accueillent aujourd’hui une population sédentaire plus marginalisée1. « J’ai soigné des gens qui vivaient dans des cabanes faites de bric et de broc, sans eau ni électricité. Je ne savais pas qu’en Belgique des gens vivaient de cette façon. »
Manon assure sa tournée une dizaine de jours d’affilée, week-ends et jours fériés compris. Une collègue prend ensuite le relais pendant cinq jours, ce qui lui permet de souffler avant de se relancer. « Pour se ménager, il faut s’entraider », dit-elle. Son premier patient est un retraité du genre matinal, ce qui tombe plutôt bien. Manon fera sa toilette. Le deuxième refuse catégoriquement d’aller en maison de repos. Elle vient trois fois par jour pour assurer son maintien à domicile. Car même s’il avait souhaité un placement, encore aurait-il fallu trouver une place… « J’ai beaucoup de personnes âgées, dit-elle, qui sont souvent très seules. Pour nombre d’entre elles, nous sommes les seules visites qu’elles reçoivent. »
La troisième patiente est une patiente psychiatrique. Un profil qui nécessite une prise en charge spécifique. « Sans nous, elle ne prend pas soin d’elle, dit Manon, elle ne se lave pas. » Elle aidera sa quatrième patiente à enfiler des bas de contention, ce que celle-ci ne parvient pas à faire toute seule. Et enchainera avec une cinquième toilette. Et une sixième, chez une dame handicapée en soins palliatifs à domicile. « Ce n’est pas toujours facile à gérer, tant émotionnellement qu’au niveau de la prise en charge », glisse-t-elle.
Toilette, pansement, change, remplacement de poches de stomie, pompe à antibiotiques, soin de plaie… « Les hôpitaux de la région sont saturés et des patients sortent un petit peu plus vite qu’ils ne devraient. Fatalement on a beaucoup plus de prises en charge, et plus lourdes. Des hospitalisations à domicile également ; c’est assez nouveau, mais ça se fait de plus en plus. »

Non-stop

À raison d’une demi-heure par personne – impossible dignement de faire moins, difficile de rester plus –, il est 9 h 30 lorsqu’elle arrive chez sa septième patiente, atteinte de la maladie d’Alzheimer. « C’est assez compliqué à gérer à domicile, reconnait Manon. Heureusement, ses filles sont très présentes et l’une d’elles n’habite pas loin. » Huitième sur la liste, à nouveau un monsieur. « Je viens pour sa toilette, une prise en charge classique. » Manon enchaine avec une dame dont les enfants ne se parlent plus. « Mais nous sommes tombés d’accord pour un maintien à domicile. Des aides familiales viennent aussi trois fois par jour, sinon ce serait ingérable, dit Manon qui apprécie cette collaboration. Les aides familiales sont des petits cadeaux, vraiment. »
Le numéro 10 habite une ferme isolée. « Des chemins de cambrousse et beaucoup de nids de poule. L’hiver, c’est compliqué d’y aller, mais on y arrive toujours. » Inimaginable en effet de suspendre les soins ou un traitement, même avec vingt centimètres de neige. La onzième visite est consacrée à une dame de nonante-cinq ans. Un passage quotidien qui produit ses effets. « Elle est plus ouverte, plus joviale depuis que nous nous occupons d’elle. Au début, elle était fort déprimée et maintenant je vois qu’elle se remet à porter des bijoux. Les visites lui font du bien, c’est chouette ! »

Poser ses limites

Il est bientôt midi, mais ce n’est pas le moment de croquer un sandwich. « Je grignote en chemin, dit Manon. C’est n’importe quoi comme régime alimentaire ! » Le monsieur chez qui elle arrive en avait assez d’être en maison de repos. Sa nièce a organisé son retour chez lui. « Pour le maintien à domicile, c’est important qu’un membre de la famille soit référent, souligne Manon. Ce monsieur par exemple est très angoissé et quand quelque chose ne va pas, il peut m’appeler dix fois de suite. À plusieurs, c’est plus facile à gérer. »
La prise en charge suivante concerne un couple qui vit en caravane dans l’un de ces fameux domaines. « C’est une situation compliquée. Madame est en soins palliatifs et monsieur a des problèmes de mémoire. Le logement est insalubre. Leurs enfants font ce qu’ils peuvent. Les aides familiales font aussi ce qu’elles peuvent, mais le souci c’est que ce service n’est pas gratuit. Même si son coût est adapté aux revenus, il y a un reste à payer. Du coup les gens n’y font pas assez appel. »
Comment rester dans un strict rôle d’infirmière face à ce genre de situation ? Comment poser des limites ? Des patients qui ne peuvent se déplacer, peu de commerces de proximité… il n’est pas exceptionnel que l’un ou l’autre demande à Manon de faire un crochet par la pharmacie ou par la boulangerie. « Évidemment qu’on va y aller, dit-elle. On ne va pas laisser une personne qui a besoin d’antibiotiques sans antibiotiques ni sans manger. Évidemment aussi qu’on avance parfois les sous et que ce n’est pas toujours facile d’être remboursé… » Il lui est arrivé d’être appelée en pleine nuit pour un dégât des eaux et de se retrouver à éponger… « Oui, on pose des limites, mais on ne parvient pas facilement à les garder. On pourrait se dire que ce n’est pas à nous de faire ce genre de choses, effectivement, mais je n’allais pas laisser ces gens dans le pétrin… Quand on est infirmière, on est humaine. » Car à force de rencontrer les gens chez eux tous les jours se développe une relation de confiance, de la sympathie. « On fait parfois partie intégrante de la famille. Certains patients me voient plus que leurs propres enfants. On devient des confidentes, mais nous sommes des infirmières, et cela doit rester une relation professionnelle », dit Manon.
Elle se rend ensuite chez un second patient psychiatrique dont la mère, qui n’habite pas tout près, vient en général une fois par semaine s’occuper de l’intendance. « Le hic, c’est que les autres jours c’est le chantier. Il ouvre une boite de céréales, il en met partout et laisse tout en plan. On a essayé d’organiser le passage d’aides familiales et d’aides ménagères, mais c’est un monsieur qui en impose par sa taille et ses troubles psychotiques. » Pour soulager la maman, Manon fait un peu de rangement, jette la nourriture périmée qui traîne. « On le connait depuis des années, on repère le moindre signe et on a le contact avec son centre de soins. »

Convivialité

Un petit café serait bienvenu. « Il est important ce petit café partagé avec les patients ! dit Manon. Et je vois la déception sur leur visage quand je suis obligée de décliner la proposition, faute de temps. » Ce sera pour la prochaine fois, promis.
Il est en général 13 heures quand elle effectue un deuxième passage pour un change chez sa patiente handicapée. Elle reviendra encore la voir plus tard. « Je me rends compte que je fais énormément de toilettes », dit-elle. Beaucoup, donc un peu trop. « Avec ma collègue, on s’était dit qu’on n’en accepterait plus au-delà de midi, mais, mais, mais… Comme les rapports sont bons avec les équipes d’aides familiales, parfois c’est moi qui leur envoie des patients, parfois c’est elles qui me relaient des demandes. »
Encore une toilette, donc. Manon n’est pas peu fière d’avoir quelque peu ramené à la vie ce monsieur qui buvait beaucoup et se laissait aller. « Il nous a appelées ma collègue et moi un jour qu’il était tombé et ne parvenait pas à se relever, raconte-t-elle. On lui a dit qu’on était triste, qu’on ne voulait pas qu’il termine comme ça. Ça lui a fait comme un électrochoc, depuis il ne boit plus une goutte et il est plus heureux, je pense. De telles évolutions, ça fait plaisir. »
Il est 15 heures quand elle termine sa « matinée » et rentre chez elle le temps d’une (courte) pause, avant de repartir à 16 h 30 pour une nouvelle série de visites. Chez une dame, puis chez le couple qui vit en caravane – une visite dédiée à monsieur cette fois – et troisième change chez la patiente handicapée. Quelques mises en pyjama, des mises au lit et l’administration des médicaments du soir. Six à huit visites en moyenne avant de clôturer sa journée autour de 20 heures.

Coût/bénéfice

Manon gagne entre 3500 et 5000 euros net par mois, selon la densité de ses tournées. Une bonne rentrée dans l’absolu, mais à relativiser au regard du nombre d’heures prestées – une douzaine par jour –, de l’énergie déployée, des kilomètres parcourus, des pannes de voiture inévitables et de la couverture sociale qu’elle doit elle-même prévoir : congés payés, cotisation pour la retraite, assurance maladie… « Comparé au taux horaire d’une infirmière salariée, ce n’est pas rentable du tout, dit-elle. Les périodes fluctuent bien sûr, mais je n’ai jamais été aussi épanouie professionnellement. Les relations sont tellement plus personnelles qu’à hôpital ! »
Comment gérer son bien-être et celui des patients ? Manon balaie la question. « C’est la vie d’indépendante, comme on dit ! » Vacances, accroc de santé, besoin de souffler : il faut pouvoir se faire remplacer. « Si certains patients ne sont pas lavés un jour, évidemment ils n’en mouvront pas, dit-elle. Mais d’autres ont besoin de moi pour se lever de leur lit. Même avec du verglas, une perfusion ne peut être reportée. » Fonctionner en binôme est un gage de la continuité des soins, et l’assurance pour les patients d’être suivis par les mêmes soignantes. Cependant, on n’est jamais à l’abri de rien. « Quand l’une de nous deux est malade ou empêchée, il faut assurer, même quand on a autre chose de prévu… »
Les tâches administratives font également partie du métier. Compter une demi-heure par jour quand on est régulier. « Ce qui n’est pas mon cas, reconnait Manon. Quand je rentre à 20 heures, j’ai juste envie de prendre une douche. » Elle s’en remet à une tarificatrice pour sa facturation et l’encodage pour les mutuelles – à faire dans les dix jours, sinon c’est perdu. Les tarifs sont règlementés. Une toilette simple, en semaine, c’est 6,68 euros brut, additionnés de 4 euros de forfait pour le déplacement, quelle que soit la distance. Les soins de plaie qui durent plus de vingt minutes avec la réfection d’un pansement sont rétribués 30 euros brut, une injection 2,77 euros brut… Un forfait palliatif de 40 euros, toujours brut, couvre une prise en charge plus grande, avec de l’incontinence par exemple, des personnes grabataires. « Des situations où l’on se déplace plusieurs fois par jour avec la même enveloppe », précise Manon. Sans compter une petite réserve de matériel bien utile au cas où. « Des gens n’ont parfois pas de quoi s’acheter de l’iso-Bétadine pour leurs soins. » L’équilibre se trouve entre le nombre de toilettes et le nombre de forfaits. Sauf qu’il faut faire avec ce qui se présente, surtout en début d’activité. « On espère avoir des patients, on accepte un peu tout, et on se retrouve avec beaucoup de toilettes… »

Un maillon de la chaine

La pluridisciplinarité est incontournable : avec les aides familiales, les aides ménagères, les médecins traitants, les familles. « Impliquer la famille fait partie d’un bon soin parce qu’il y a des choses dont nous n’avons parfois pas conscience en passant une fois par jour. Elle apporte des éléments de contexte. » Manon instaure toujours un cahier de communication au domicile du patient, dans lequel chaque intervenant, médical ou non, peut noter ses observations, les actes qu’il a posés ou les choses qu’il a faites. Les contacts sont réguliers avec les services de soins palliatifs et les hôpitaux pour les situations de maintien à domicile. « Je les appelle ou eux m’appellent pour ajuster un traitement par exemple. Je participe aussi à des réunions de concertation pour mettre en place des protocoles. » Les autres titulaires de tournée de la région sont aussi une ressource. « On se soutient, on partage nos difficultés. Il m’est arrivé d’avoir un patient au comportement déplacé et elles m’ont aidée à rappeler le cadre. Quand je ne sais pas prendre en charge une demande parce que j’ai trop de travail, je les appelle au secours et, à l’inverse, je leur propose mon aide quand c’est plus calme dans mon secteur. »

 

1. « Les domaines hastièrois : l’épineux dossier des mandatures à venir », 21 janvier 2022, www.matele.be.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°110 - MARS 2025

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