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Habiter en oiseau, c’est un essai, ce n’est pas un livre sur les oiseaux, mais un livre sur les scientifiques qui en parlent et sur leurs controverses1. Un livre pour les oiseaux… Comme un livre, je me dis, qui se pencherait avec vigilance, impertinence et audace sur ce que disent les soignants à propos des patients et de leurs maladies. Pour faire entendre leurs paroles aux malades.

Son auteur, qui observe les idées des ornithologues comme ceux-ci observent les oiseaux, est Vinciane Despret, psychologue et philosophe des sciences liégeoise. Je suspecte qu’elle a développé des liens pleins de complicités avec trois chercheurs qui l’ont influencée : Donna Haraway1, Bruno Latour 2, Isabelle Stengers 3. Ces quatre-là se plaisent à questionner notre monde, notre civilisation technico-scientifique, à bousculer les concepts et les vérités établies, à démonter les dogmes, à observer les chercheurs cherchant. Ils se citent les uns les autres avec allégresse et jubilation dans leurs livres respectifs et plusieurs livres sont des collaborations de plusieurs membres de ce quatuor.

Déterminisme socioculturel

Habiter en oiseau nous montre que le processus scientifique est un fait socioculturel. Dans la démarche scientifique, la formulation d’une hypothèse est une étape centrale. Or, la formulation d’une hypothèse est profondément dépendante du bagage socioculturel du chercheur. Karl Popper, charpentier devenu grand philosophe des sciences, le théoricien de la falsifiabilité disait déjà, cité par Jean-Marie Dupuy 4 : « Il n’y a pas de science qui ne repose sur une métaphysique sous-jacente. » Ce que le chercheur voit est fortement déterminé par ce qu’il a dans la tête. Par exemple, la découverte de l’importance des territoires chez les oiseaux, au moment où le concept de territoire apparaît chez l’homme moderne au XVIIe siècle quand la terre se privatise. Selon Karl Polanyi5 : la moitié des terres arables en Angleterre en 1600 était en jouissance collective. Il n’y en avait plus qu’un quart en 1750 et plus aucune en 1840. Je me souviens comme un jour j’ai pris beaucoup de temps sur un talus, avec mon petit guide des plantes, pour identifier une grande fleur que je n’avais jamais vue : l’eupatoire à feuilles de chanvre. Dans les mois qui ont suivi, je la voyais en abondance dans tous les fossés. Quand je ne la connaissais pas, je ne la voyais pas !
Ainsi, à un moment où les sociétés deviennent multiculturelles, on découvre que les colonies de guêpes sociales acceptent des immigrées alors que, jusqu’à ce moment, on pensait que c’était impossible. Ce sont des chercheuses qui ont découvert un rôle plus important des femelles dans la définition des territoires. Thelma Rowell observe dans les années 1970 que chez les babouins en Ouganda l’influence des femelles sur les décisions est bien plus importante que ce qu’on lui avait appris. Une série de découvertes sont dues à des ouvertures culturelles et non à l’apparition de nouveaux instruments de mesure qui les auraient permises.

Réfuter les hypothèses

Dans un autre livre 6, Vinciane Despret expose le processus de dérivation : on applique un modèle social pour expliquer le fonctionnement animal. Et sur base de ces observations, on justifie le système social ! Faut le faire ! Et cela au nom de la science ! La danse des cratéropes, une espèce de passereau, est vue par certains comme une démarche de coopération, par d’autres comme une compétition. Le libéral Spencer avait imposé la vision d’une nature malthusienne, alors que l’anarchiste Krotopkine avait récolté une masse impressionnante d’observations plaidant en faveur de la prévalence des comportements de solidarité dans la nature. Vinciane Despret rapporte un propos de Marx à Engels en 1862 : « Il est remarquable de voir comment Darwin reconnait chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, son ouverture aux nouveaux marchés, ses “inventions” et sa malthusienne “lutte pour la vie” ».
Quant à l’intelligence, notez que l’ornithologue canadien Louis Lefebvre a découvert qu’un labbe antarctique, oiseau prédateur marin, s’était mêlé à des bébés phoques pour siroter le lait de leur mère, qu’un oiseau vacher s’aidait d’une brindille pour picorer des bouses de vache, que des hérons verts utilisaient des insectes pour appâts en les déposant à la surface de l’eau pour attirer les poissons, qu’un goéland avait tué un lapin avec la technique habituelle du lâcher en hauteur des coquillages pour qu’ils se brisent, ou encore que des vautours, pendant la guerre de libération au Zimbabwe, se perchaient sur les clôtures de fils barbelés des champs de mines et y attendaient que des gazelles ou d’autres herbivores se fassent piéger… « Si [les scientifiques] évaluaient les performances mentales des babouins par une série de questions sociales plutôt que par de petits morceaux de plastique de couleurs et de formes différentes, ils devraient sans doute se poser des questions sur leur propre QI. » 7
Popper expliquait que le cœur de la science n’est pas de faire des hypothèses, mais d’essayer de les réfuter8. Il citait Albert Dürer (« Le peu que je sache, je veux néanmoins le faire connaitre afin qu’un autre, meilleur que je ne suis, découvre la vérité et que l’œuvre qu’il poursuit sanctionne mon erreur. Je m’en réjouirai pour avoir été, malgré tout, cause que cette vérité se fasse jour »). La science, comme Socrate, devrait préférer les questions aux réponses. C’est dans cette direction que Vinciane Despret, comme ses illustres prédécesseurs, pousse la science.

Aller à la rencontre

Dans la postface de Parler en oiseau, Baptiste Morizot explique qu’en science une hypothèse retenue devient une théorie qui balaie les anciennes hypothèses. Par contre, dans l’étude de l’art, une nouvelle interprétation se mêle aux anciennes qu’elle enrichit sans les éliminer. Dans les sciences sociales, le processus qui se produit est un peu intermédiaire. J’ai envie de dire qu’en médecine, essentiellement dans les problématiques psychosociales, c’est aussi de cela qu’il s’agit. L’approche herméneutique (recherche du sens) remplace l’approche explicative (recherche de la cause). Les explications s’entretuent tandis que les interprétations s’enrichissent. On est dans la recherche qualitative, qui va vers l’éclosion, et non dans la recherche quantitative, qui va vers la conclusion… Cela nous rangera, selon Jean-François Malherbe 9 du côté d’Héraclite, philosophe du devenir, et non de Parménide, philosophe de l’être et du tiers exclus. Héraclite considérait l’être, non comme une substance, mais comme un processus. Le devenir prime sur l’être, le possible sur l’immuabilité, l’ouverture sur la clôture. Il disait « on ne se baigne jamais dans le même fleuve ». Il a dit aussi : « Si tu ne l’espères pas, tu ne trouveras pas l’inespéré. »
Ceci est évidemment un chant en l’honneur du travail transdisciplinaire, aux croisements et à l’enrichissement mutuel des regards et c’est un encouragement à la rencontre entre la communauté des patients et la communauté des soignants, ailleurs que dans la relation de soins, en dehors d’une relation patient/soignant, mais dans une relation citoyen/citoyen.
Dans un entretien avec Marin Schaffner10, à la question « Est-ce que la transdisciplinarité veut dire quelque chose pour vous ? » Isabelle Stengers avait répondu : « Ce qui peut vouloir dire quelque chose dans ce “trans”, c’est l’art de penser ensemble – et on ne pense pas ensemble en général –, toujours autour d’une question qui importe à toutes les parties, mais sur des modes divergents. Il ne s’agit pas de demander à des gens de penser ensemble en tant que représentant chacun leur discipline, mais de mettre leur discipline à l’épreuve de ce qui les réunit, de penser avec ce que cette discipline demande de négliger, aussi bien que ce qu’elle fait importer, de telle sorte que les frontières disciplinaires puissent devenir des zones d’échanges, pas de fortifications. » Notez que dans le même entretien, elle disait : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. »
Je retiens aussi qu’il est plus intéressant d’étudier le social tel qu’il se fait que tel qu’il est fait… C’est ce qu’on dit depuis toujours en santé communautaire : observons le processus plus que le résultat. Le cheminement peut être plus important que la destination. Les chants d’oiseaux, qui ont suscité tant d’hypothèses, gardent encore tellement de significations qui nous échappent. Je n’entendrai plus un chant d’oiseau de la même façon, tant qu’on peut encore…

 

 

  1. D. J. Haraway, Vivre avec le trouble, Les éditions des mondes à faire, 2020.
  2. B. Latour, Qui perd la terre, perd son âme, Balland, 2022 ; Petites leçons de sociologie des sciences, La Découverte, 2007.
  3. I. Stengers, La Vierge et le neutrino. Quel avenir pour les sciences ?, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006 ; Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, La Découverte, 2008.
  4. J.-M. Dupuy, L’Avenir de l’économie, Flammarion, 2014.
  5. K. Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983.
  6. V. Despret, La Danse du cratérope écaillé. Naissance d’une théorie éthologique, Synthélabo, 1996.
  7. G. Schaller, préface à S. Strum, Presque humain, Voyage chez les babouins, Eshel, 1990.
  8. K. Popper, Des Sources de la connaissance et de l’ignorance, Payot et Rivages, 2018.
  9. J-F Malherbe. Tendre l’oreille à l’inouï. L’Éthique des hérétiques. Les éditions du Cerf, 2013.
  10. I. Stengers, M. Schaffner, Résister au désastre, Wildproject, 2019.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°110 - MARS 2025

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