À travers les consultations proposées dans leur maison médicale, des infirmières et infirmiers endossent une plus grande variété de rôles et de compétences, et bénéficient d’une autonomie plus importante. Ces initiatives locales pourraient-elles se déployer à plus grande échelle pour répondre à la demande croissante de soins complexes en contexte de pénurie ?
Prises de sang, soins de plaies, injections, mesure de la tension artérielle… constituent le cœur de l’activité infirmière. Grâce à leur haut niveau de qualification, les infirmières et infirmiers peuvent pourtant assurer des prises en charge plus complexes en réponse aux nouveaux besoins de soins liés au vieillissement de la population et à l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques.
Comment ces expériences se déclinent-elles en maison médicale ? À la suite d’expériences insatisfaisantes dans le milieu hospitalier, Esranur Kocakaya et Elisabeth Hespel ont choisi de travailler en maison médicale. Avec le soutien de leur équipe, elles sont parvenues à étendre l’offre de soins dispensés aux patientes et patients et à enrichir leur pratique. « Quand j’ai commencé à travailler en maison médicale, je réalisais seulement des actes techniques tels que des prises de sang ou des pansements, témoigne Esranur Kocakaya, de la maison de santé Potager à Saint-Josse-ten-Noode. Or j’avais suivi quatre années d’études et j’avais besoin de faire de la clinique. Je voulais prendre soin des personnes et les accompagner dans leurs besoins. » Comme ce n’était pas très habituel pour les médecins, elle a dû s’affirmer pour pouvoir réaliser elle-même les anamnèses de nouveaux patients : « Avant, ceux-ci s’inscrivaient à l’accueil puis obtenaient un premier rendez-vous chez un médecin généraliste. Désormais, je me charge de l’inscription administrative d’une partie de la patientèle et je réalise l’anamnèse sur base d’un canevas qui a été validé avec les médecins. J’évalue ensuite s’il est nécessaire de les orienter vers un généraliste. »
Diversification de l’activité infirmière
Forte d’une expérience similaire au moment de l’inscription de nouveaux patients dans sa maison médicale, Antenne Tournesol à Jette, Elisabeth Hespel rend compte des autres actes médicaux qui lui sont dévolus dans le cadre de ses consultations : « Je mesure souvent les INR – international normalized ratio – chez les personnes qui prennent des anticoagulants pour mesurer la fluidité de leur sang. Ce contrôle régulier permet d’adapter la posologie de leur traitement en leur évitant de se rendre systématiquement à l’hôpital. J’administre aussi des vaccins et je réalise des électrocardiogrammes dont les résultats sont analysés par un de nos assistants en médecine générale. » Tous ces actes sont encadrés par des procédures internes établies avec les médecins pour délimiter le champ d’action de chaque soignant et prévoir les cas dans lesquels la consultation d’un généraliste s’impose.
« Nous n’avons pas fait quatre années d’études pour exécuter des ordres médicaux, estime Esranur Kocakaya, nous exerçons aussi des actes autonomes. J’observe que beaucoup de compétences des médecins généralistes se recoupent avec celles des infirmières responsables des soins généraux. Pour certaines prestations, il n’est pas nécessaire de consulter un généraliste puisque l’infirmière dispose d’un large éventail de compétences encore sous-employées. Nous disposons de compétences propres d’observation et d’aide au diagnostic et c’est à nous de les faire connaitre aux autres soignants. »
Quels bénéfices ?
Le développement des consultations infirmières poursuit plusieurs objectifs :
- Confier aux infirmières et infirmiers des prises en charge plus holistiques.
- Décharger les médecins et leur permettre de se focaliser sur d’autres accompagnements (en réalisant des consultations plus longues quand l’état de santé de certains patients le requiert, par exemple).
- Renforcer la continuité des soins (les infirmières prennent en charge les examens périodiques prescrits aux personnes atteintes de pathologies chroniques, par exemple).
- Étoffer l’offre de soins proposée aux patients et renforcer leur implication dans la relation de soins (par le biais d’un accompagnement plus étroit et d’informations plus détaillées).
- Favoriser le travail interdisciplinaire et les échanges de pratiques et de savoirs entre soignants.
C’est surtout l’enrichissement de leur pratique de soins qui motive les deux infirmières : « Dès le début, j’ai partagé à mon équipe que mon intérêt premier n’était pas de faire gagner du temps aux médecins, mais d’assouvir mon besoin de faire de la clinique et de renforcer ma place d’infirmière en maison médicale », précise Esranur Kocakaya.
Ces consultations permettent aussi de tisser des liens de confiance avec les patients qui se livrent parfois différemment en fonction de leur interlocuteur : « Ils nous partagent des choses dont ils n’ont pas parlé avec le médecin parce qu’ils se sentent plus à l’aise ou parce que la pose des électrodes prend du temps et leur en donne l’occasion », relate Elisabeth Hespel.
Prévention et qualité des soins
L’approche préventive déployée dans les consultations infirmières participe aussi à l’amélioration de la qualité des soins dispensés en maison médicale. Initiée dès le premier rendez-vous, cette approche se concrétise à travers un bilan de santé qui tient compte des déterminants médicaux (antécédents médicaux, chirurgicaux et familiaux) et non médicaux (environnement, travail, modes de vie, loisirs, etc.) de la santé. « Si nous décelons une surcharge pondérale par exemple, nous la consignons dans le dossier de santé informatisé afin de notifier les examens à programmer régulièrement », rapporte Elisabeth Hespel. « Je leur demande aussi leur statut vaccinal et je leur donne des informations sur les dépistages possibles : infections sexuellement transmissibles, cancer du col de l’utérus, mammotest et colotest, complète Esranur Kocakaya. Compte tenu de ce qu’ils et elles me disent, je peux directement programmer les rendez-vous avec leur accord. Cela nous permet aussi de dépister des pathologies qui passaient parfois sous les radars et de les prendre en charge plus précocement. »
Une attention est également portée aux habitudes et objectifs de vie des patients : « Quand je détecte que l’objectif prioritaire d’une personne porte sur l’arrêt de ses consommations de drogue ou d’alcool, je l’oriente vers un médecin généraliste pour qu’elle bénéficie d’un accompagnement adéquat. »
Éducation thérapeutique
Quand des maladies chroniques surviennent, les consultations infirmières peuvent prendre la forme d’un suivi continu. « Si les médecins dépistent de l’hypertension artérielle chez une personne ou estiment qu’elle n’est pas assez bien prise en charge, ils me l’envoient pour que je prenne le temps de lui expliquer ou réexpliquer la maladie et pour évaluer ses connaissances et ses habitudes de vie », dit Esranur Kocakaya. Le recours à des fiches illustrées soutient les infirmières dans l’éducation thérapeutique des patients. « Je les utilise pour leur expliquer le fonctionnement d’un tensiomètre et les paramètres à mesurer, pour leur exposer les symptômes et les aider à identifier les leurs, et pour les informer sur les facteurs de risque, les comportements à éviter et les complications qui peuvent advenir, poursuit-elle. Je leur remets ensuite un document sur lequel ils peuvent noter leurs prises de paramètres et lors du rendez-vous suivant je décide sur cette base s’il faut les renvoyer chez le médecin. »
Les consultations en diabétologie sont une autre activité centrale des maisons médicales. « Quand un médecin établit un nouveau diagnostic de prédiabète ou de diabète ou quand la prise en charge d’un patient évolue, les patients sont invités à me consulter et je m’appuie aussi sur des illustrations pour évaluer leurs connaissances, leurs compétences et leurs peurs, et pour leur prodiguer des conseils sur l’alimentation », explique Esranur Kocakaya. Parallèlement, cette infirmière suit une formation en diabétologie pour renforcer sa légitimité à dispenser ce type de consultations et pour pouvoir les facturer. « J’y apprends des choses plus pointues par rapport à la gestion des traitements, bien que ma formation d’infirmière m’ait déjà permis d’acquérir de nombreuses compétences fondamentales dans ce domaine. »
Clarifier le cadre légal
Elisabeth Hespel souligne le manque de reconnaissance de la diversité des tâches qu’elle exerce : « Pendant nos études d’infirmière, nous avons beaucoup de cours sur la prévention qui nous incitent à agir sur les facteurs influençant la santé. Sur le terrain, pourtant, nous n’avons presque pas de liberté d’action dans ce domaine et aucun code de nomenclature ne permet d’attester ce type de prestations en cas de facturation à l’acte. Le forfait permet en revanche de financer presque tout ce que je fais dans le cadre des consultations de prévention. Idem pour les séances d’éducation au diabète : tant que nous n’avons pas le titre d’éducateur ou d’éducatrice en diabétologie, nous ne pouvons pas attester ces prestations. »
Plus globalement, le cadre légal belge « ne permet pas de déployer pleinement le concept [des consultations infirmières] tel qu’il existe déjà dans d’autres pays », rapporte le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) dans une étude récente1. « Les actes qui peuvent être effectués par les infirmiers belges sont en effet clairement balisés et sensiblement plus limités que ceux qui sont ouverts aux infirmiers dans d’autres pays. » Par ailleurs, les résultats de cette enquête laissent entrevoir « que les infirmiers belges qui mènent des consultations flirtent parfois avec les limites du cadre légal et que le modèle en place a donc atteint ses limites ».
Esranur Kocakaya confirme le caractère flou de la législation en vigueur qui, selon elle, ne délimite pas suffisamment le périmètre d’action des infirmières et infirmiers ni les actes médicaux qui peuvent leur être délégués. « Le cadre a un peu évolué en 2023 et la redéfinition de la fonction d’infirmière a intégré les activités de prévention et les campagnes de vaccination que nous prenons déjà en charge », concède-t-elle. À l’avenir, elle privilégierait un cadre légal plus ouvert qui tiendrait compte des compétences réelles de chaque prestataire et des spécificités de chaque lieu de soins pour favoriser l’interdisciplinarité. « J’espère que ces changements vont s’accompagner d’une revalorisation salariale pour notre profession », ajoute-t-elle.
Une réponse aux défis de notre système de santé ?
Comme de nombreux autres pays, la Belgique est confrontée à une pénurie de soignants qui met à mal la qualité, la continuité et l’accessibilité des soins. Bien qu’il puisse paraitre paradoxal de solliciter un secteur sujet aux pénuries pour endosser de nouveaux rôles, Esranur Kocakaya et Elisabeth Hespel y voient l’opportunité de renforcer l’attrait de la profession en offrant des perspectives d’épanouissement au travail et de reconnaissance de l’ensemble de leurs compétences. « Si nous sommes nombreuses à quitter l’hôpital et le secteur de la santé, c’est parce que notre métier consiste en un accompagnement biopsychosocial, avance Esranur Kocakaya. Nous sommes davantage dans le care que dans le cure. À l’hôpital, je n’étais pourtant qu’une exécutante et je n’avais pas le temps d’en faire plus. Or ce qui m’anime principalement, c’est l’aspect relationnel du soin. Les consultations infirmières nous permettent de mettre en œuvre ce qu’on a appris et de faire profiter la collectivité de tous nos savoirs. »
D’après un sondage réalisé par le groupe des infirmières des maisons médicales bruxelloises (voir l’article suivant), des freins limitent encore le déploiement de ces consultations : la réticence de certains médecins généralistes, le temps requis pour dispenser des soins à domicile, etc. « Dans mon cas, j’ai la chance de faire partie d’une équipe qui est engagée dans un projet politique de transformation du système de santé et qui donne une place à chaque secteur », reconnait Esranur Kocakaya.
Accroitre le partage des tâches et des compétences, renforcer la complémentarité entre professionnels, développer des soins relationnels qui misent sur l’implication des patients… autant d’enjeux à intégrer dans une réflexion plus large sur la réorganisation des soins de première ligne et la recherche de solutions pérennes face à la pénurie structurelle de soignants.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°110 - MARS 2025
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