De nouvelles fonctions infirmières en soins primaires
Jacinthe Dancot, Jean-Luc Belche
Santé conjuguée n°110 - MARS 2025
Infirmier responsable de soins généraux, infirmier de pratique de médecine générale, infirmier spécialisé en santé communautaire et infirmier de pratique avancée : la coexistence de ces nouvelles fonctions dans le cadre des soins primaires représente un défi, mais aussi la plus-value possible d’une pratique intégrée.
La réforme de l’art infirmier menée successivement par les ministres de la Santé Maggie De Block (Open Vld) et Franck Vandenbroucke (Vooruit) a entrainé une multiplication des praticiens (aide-soignant, assistant en soins infirmiers, infirmier responsable de soins généraux, infirmier spécialisé, infirmier de pratique avancée, infirmier chercheur clinicien) et d’autres professionnels ayant la possibilité, sous certaines conditions, d’exécuter des prestations techniques infirmières (aidant proche, aidant qualifié, professionnel de soins de santé au sein d’une équipe structurée, assistant de pratique). Les fonctions qui semblent les plus prometteuses pour soutenir et optimiser le travail en pratique de médecine générale et plus généralement en soins primaires sont l’infirmier responsable de soins généraux (IRSG), l’infirmier spécialisé en santé communautaire (ISSC), l’infirmier de pratique de médecine générale (IPMG), et l’infirmier de pratique avancée (IPA). La filière et la longueur de la formation diffèrent, de même que les actes qui peuvent être posés.
IRSG
L’infirmier responsable de soins généraux est formé dans l’enseignement supérieur (bachelier, 240 crédits, en quatre ans minimum) ou au quatrième degré de l’enseignement secondaire (brevet, en trois ans et demi minimum). Il peut exercer de manière autonome l’ensemble de l’art infirmier tel que décrit dans la loi coordonnée du 10 mai 2015 sur l’exercice des professions de soins de santé1 (LEPS, art. 46) et ses arrêtés royaux d’exécution. L’infirmier responsable de soins généraux réalise ainsi toute une série d’actes intellectuels, déployables au niveau individuel et populationnel, peu ou pas valorisés dans la nomenclature actuelle des soins de santé2. Sa liste des prestations techniques infirmières (« liste d’actes ») inclut des actes autonomes et d’autres sous prescription médicale, pour collaborer au diagnostic médical et au suivi du traitement. Concrètement, un infirmier responsable de soins généraux est légalement habilité à travailler dans un contexte non hospitalier, y compris une pratique de médecine générale, et a une formation de base pour tous les aspects de cette pratique. Il peut cependant manquer de connaissance ou d’expérience sur certaines spécificités. Cela peut s’acquérir avec le temps selon le contexte de travail, ou avec une formation complémentaire.
Le Conseil fédéral de l’art infirmier (CFAI) suggère en 20173 que puisse être nommé « infirmier spécialisé » tout infirmier ayant suivi une formation de minimum 20 crédits dans un domaine de spécialisation – l’accès aux formations de l’enseignement supérieur étant réservé aux infirmiers responsables de soins généraux de niveau bachelier. Les avis 2024-01 4 et 2024-3 5 identifient les spécialisations possibles sur base des formations existantes, tout en reconnaissant la nécessité d’une liste évolutive.
ISSC
L’infirmier spécialisé en santé communautaire est placé dans le domaine des soins transversaux. Ce bachelier de spécialisation, de 60 crédits incluant des stages, permet de développer des compétences par exemple en santé des groupes et des populations, promotion de la santé et prévention de la maladie, éducation pour la santé et éducation thérapeutique du patient, déterminants de la santé, droit à la santé et soins de santé primaires, etc. Ces compétences, développées à un niveau plus approfondi que l’infirmier responsable de soins généraux, sont particulièrement pertinentes pour une pratique de médecine générale. Cette formation ne permet pas de prester des actes supplémentaires ou de financement supplémentaire par rapport à un infirmier responsable de soins généraux.
IPMG
Une formation d’infirmier de pratique de médecine générale a été développée en Flandre depuis quelques années et est en cours de création en Fédération Wallonie-Bruxelles – le nom de cette formation pourrait encore évoluer avec le temps, ainsi que son statut si la législation sur les infirmiers spécialisés évolue dans le sens préconisé par le CFAI dans son modèle de fonctions précité. Il s’agit d’un certificat universitaire de 30 à 35 crédits selon les institutions de formation, visant les spécificités nécessaires à la pratique de médecine générale (promotion, prévention, éducation thérapeutique, interdisciplinarité, certains types de pathologies ou de vulnérabilités, réseaux mobilisables, certains actes techniques peu ou pas pratiqués par l’infirmier responsable de soins généraux, etc.) et incluant des stages. À nouveau, bien que l’infirmier de pratique de médecine générale garde la même « liste d’actes » que tout infirmier, il est préparé, dans une formation courte et adaptée aux infirmiers déjà en fonction, à l’intégration dans une pratique de médecine générale.
IPA
L’infirmier de pratique avancée est un infirmier titulaire du master en sciences infirmières et ayant au moins 3 000 heures de pratique dans son contexte de soins ou domaine de spécialisation 6. Il est formé au soin direct ou indirect dans des situations complexes, au leadership clinique de manière à améliorer la qualité des soins et l’intégration des résultats de la recherche dans la pratique pour répondre à de nouveaux défis sanitaires ou sociétaux, et peut influencer les systèmes dans lesquels il fonctionne au niveau local ou (inter)national. Sur la base d’une convention de collaboration interprofessionnelle, il peut exercer certaines activités cliniques ou actes médicaux de manière autonome : activités liées au diagnostic, traitement et suivi du patient, adresser le patient à d’autres professionnels des soins de santé, prescrire des médicaments et produits de santé, rédiger des certificats médicaux, prendre des décisions liées à l’hospitalisation. Il exerce ces activités après diagnostic et traitement initial par le médecin (sauf situation particulière décrite dans la convention), dans son contexte clinique d’expertise, pour des actes courants et de complexité limitée, avec des risques prévisibles 7. Les compétences légales de l’infirmier de pratique avancée sont dès lors étendues par rapport à celles d’un infirmier responsable de soins généraux ou d’un infirmier spécialisé.
Les rôles infirmiers en pratique de médecine générale et leur articulation
Un infirmier responsable de soins généraux, un infirmier de pratique de médecine générale ou un infirmier spécialisé en santé communautaire peuvent assumer les rôles suivants dans une pratique de médecine générale : suivi de patients atteints d’affections chroniques selon des protocoles de collaboration, élaboration et exécution de programmes de prévention à l’échelle de la patientèle, soutien au médecin généraliste dans la prise en charge de problèmes aigus ou la réalisation d’actes techniques thérapeutiques ou diagnostiques, coordination des soins pour les patients présentant des problèmes complexes (patients âgés, polymédiqués ou soins palliatifs), élaboration de recommandations de bonne pratique, élaboration de l’évaluation de rapports de qualité et de programmes d’amélioration de la qualité, etc.8
L’intégration d’infirmiers dans les pratiques de médecine générale est une réalité en Belgique depuis plusieurs années. La grande majorité des pratiques forfaitaires belges intègrent des professionnels infirmiers9 et des enquêtes récentes (New Deal, Domus Medica, UA) renseignent une intégration dans des proportions variant de 5 % à 24 % des pratiques de médecine générale, tous modes de financement confondus.
Les enquêtes réalisées à l’occasion de la réforme New Deal placent l’infirmier comme le professionnel de choix cité par les médecins généralistes pour renforcer les pratiques de médecine générale10. Des données belges récentes rapportent une amélioration du suivi de patients avec maladies chroniques dans ces pratiques intégrées 11, et une qualité et une sécurité comparables dans la prise en charge d’infection aiguë 12. Cela rejoint les données de revues de littérature internationales sur le sujetE. Matthys et al, “An overview of systematic reviews on the collaboration between physicians and nurses and the impact on patient outcomes: what can we learn in primary care?”, BMC Fam Pract, 18, 110 (2017).[/efn_note].
Un infirmier de pratique avancée peut s’intégrer dans le paysage de soins primaires (extrahospitalier) avec les compétences et activités étendues décrites ci-dessus selon deux modalités : soit un rôle clinique avec une prise en charge directe et autonome de patients selon des conventions de collaboration préétablies, ce qui est souvent envisagé dans des zones en pénurie médicale (Canada ou France) ; soit à un niveau organisationnel en coordonnant et soutenant les infirmiers de plusieurs pratiques, dans un bassin de vie donné ou à un niveau régional, afin de potentialiser leur action (Suisse13). Au niveau clinique, les données scientifiques actuelles sont favorables à l’intervention d’infirmiers de pratique avancée dans le suivi de patients chroniques, permettant d’obtenir des résultats aussi bons, voire meilleurs que ceux obtenus lors d’un suivi médical standard, à coût moindre ou égal 14, 15, 16.
Trois obstacles peuvent être identifiés à l’intégration d’infirmiers de pratique avancée au sein de pratiques de médecine générale : les effectifs disponibles, le niveau de qualification et le financement. Le master en sciences infirmières ne « produit » qu’une poignée d’infirmiers de pratique avancée à destination des soins primaires chaque année, la majorité s’orientant vers une pratique hospitalière davantage décrite. Cela ne peut répondre aux besoins du terrain au niveau clinique – mais cette fonction en est à ses débuts et pourrait évoluer si elle reçoit un accueil favorable sur le terrain. Ensuite, le niveau de compétences visé par le master trouvera difficilement terrain d’expression à sa mesure dans une pratique de médecine générale, a priori limitée à 3 000 ou 4 000 patients, avec le niveau de collaboration envisagé actuellement. Enfin, le financement infirmier actuel par la nomenclature reste bloqué aux actes techniques. Un financement complémentaire est proposé depuis peu pour des prestations en pratique de médecine générale uniquement pour les pratiques non forfaitaires (dont New Deal), mais cela reste insuffisant pour répondre aux aspirations légitimes du détenteur d’un diplôme de niveau master.
À partir de là, il serait possible d’esquisser un système à deux niveaux :
- Infirmier responsable de soins généraux, infirmier de pratique de médecine générale et infirmier spécialisé en santé communautaire, en effectif important, intervenant au domicile du patient et en pratique de médecine générale, pour des soins globaux (incluant des actes techniques et intellectuels), avec un niveau d’intégration variable : du travail en réseau à l’intégration complète (ce dernier volet d’autant plus nécessaire pour le suivi de maladies chroniques et l’action au niveau d’une patientèle).
- Infirmiers de pratique avancée, en effectif plus réduit, intervenant en soutien aux autres infirmiers précités, sur un territoire de population plus étendu ; la fonction clinique pouvant s’exprimer selon les besoins de chaque bassin de vie.
Une troisième voie
De manière générale, ces réflexions sur la réforme des soins infirmiers interrogent la reconnaissance et le financement de la profession infirmière en regard du niveau croissant de tâches et de responsabilité attendu de ces professionnels, notamment en soins primaires. Au-delà de ces limites professionnelles, ces réflexions touchent aussi au problème de la pénurie observée en médecine générale et à la manière dont on veut y répondre : soit augmenter le nombre de médecins généralistes, en conservant les prérogatives et le champ d’action actuels de cette profession, soit à l’extrême la substituer par des infirmiers aux compétences avancées. Ou encore envisager une troisième voie, prometteuse, en misant sur des effectifs plus importants de ces deux professions clés et existantes des soins primaires et en développant un système plus intégré construit sur des collaborations élaborées pour répondre en complémentarité aux défis à venir.
- Loi coordonnée relative à l’exercice des professions de santé, Moniteur belge, 18 juin 2015.
- W. Sermeus et al., Le financement des soins infirmiers à domicile en Belgique, KCE Reports 122B (2010), kce.fgov.be.
- Avis concernant le modèle de fonctions pour les soins infirmiers du futur, CFAI 2017.01, organesdeconcertation.sante.belgique.be.
- Avis du Conseil fédéral de l’art infirmier concernant les infirmiers spécialisés, CFAI 2024-01
- Avis du Conseil fédéral de l’art infirmier concernant les infirmiers spécialisés (complément à l’avis 2024-01), 19 mars 2024.
- Arrêté royal du 14 avril 2024 visant à moderniser la liste des prestations techniques de l’art infirmier et la liste des actes pouvant être confiés par un médecin ou un dentiste à des praticiens de l’art infirmier.
- Arrêté royal du 14 avril 2024 fixant les activités cliniques et les actes médicaux que l’infirmier de pratique avancée peut exercer et les conditions selon lesquelles l’infirmier de pratique avancée peut les exercer.
- New Deal : Montants et conditions des rémunérations et des primes (2025), www.inami.fgov.be.
- C. Van de Voorde et al., Data requirements for risk-adjusted capitation payments for community health centres in Belgium, KCE
Reports 385, 2024. - K. Danhieux et al., “Scale-up of a chronic care model-based programme for type 2 diabetes in Belgium: a mixed-methods study”, BMC Health Serv Res, 2023 Feb 9;23(1).
- Ibid.
- L. Desmet et al., “Task redistribution from general practitioners to nurses in acute infection care: A prospective cohort study”, J Adv Nurs, Aug;80(8), 2024.
- J. Gentizon et al., « La pratique infirmière avancée : une réponse aux défis du système de santé », www.revmed.ch, 11 décembre 2024.
- K. Kilpatric et al., « The effectiveness and cost-effectiveness of clinical nurse specialists in outpatient roles: a systematic review », Journal of Evaluation in Clinical Practice, 20(6), 2014.
- R. Martin-Misener, et al., « Cost-effectiveness of nurse practitioners in primary and specialised ambulatory care: systematic review”, BMJ Open, 015(5).
- M. Swan et al., “Quality of primary care by advanced practice nurses: a systematic review”, International Journal for Quality in Health Care, 27(5), 2015.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°110 - MARS 2025
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