Où trouver du personnel infirmier et aide-soignant ? Une étude récente1 contribue à mieux cerner cette problématique en la chiffrant et en identifiant ses causes et ses conséquences.
Des données de la Mutualité chrétienne montrent la croissance des besoins dans le secteur des soins à domicile tandis qu’une enquête menée par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes auprès de 1 200 infirmiers, infirmières, aides-soignants et aides-soignantes révèle les liens entre l’intention de quitter l’emploi et/ou la profession au regard de plusieurs difficultés : violence, impossibilité de réaliser certains soins, conflit travail-famille dans des secteurs essentiellement féminins.
La pénurie s’inscrit dans la souffrance de nombreux métiers du care. Aux racines de cette crise, n’y a-t-il pas une crise plus profonde de notre incapacité à valoriser « le prendre soin d’autrui » dans un système profondément individualiste ? Comme si les mythes du succès et de l’autonomie occultaient un peu trop nos vulnérabilités humaines fondamentales. Les résultats de cette étude montrent que le cœur du métier infirmier est empêché (manque de temps, de présence, d’accompagnement humain) ce qui alimente la désertion d’un métier que l’on fait justement avec cœur.
Un manque généralisé
La pénurie s’est installée dans tous les secteurs : hôpitaux, maisons de repos et de soins, soins à domicile, santé communautaire, etc., et dans de nombreux pays 1. Il n’est pas rare d’entendre qu’une aide-soignante doive s’occuper de trente résidents en maison de repos, que les jeunes infirmières se réorientent très vite ou que des hôpitaux ferment des services faute de personnel.
La fonction infirmière occupe depuis longtemps les listes des métiers en pénurie. En Flandre, selon le VDAB, il y avait 10 000 places vacantes pour seulement 770 chercheurs et chercheuses d’emploi en 2023. Au vu de la diminution du nombre de nouveaux professionnels entrants dans les secteurs infirmiers et des maux dont fait état la profession, la situation ne devrait pas s’améliorer. La combinaison d’une demande de soins en augmentation et du nombre de professionnelles et professionnels disponibles pour les prendre en charge menace la qualité des soins. C’est un cercle vicieux, aggravant les conditions de travail des soignantes et soignants en poste. « Le contexte de pénurie accentue la charge organisationnelle et la charge émotionnelle des infirmiers qui vivent déjà au quotidien des situations humainement difficiles », soulignait un article de Médor 2, tout comme une carte blanche parue dans Le Soir : « Menés à bout, ces travailleurs risquent à leur tour de s’absenter alors que nous ne parvenons déjà pas à engager des remplaçants. »3
Quelques chiffres
La pénurie s’explique : d’un côté, le recours aux soins augmente, le vieillissement en étant particulièrement moteur, et de l’autre, les professionnels sont confrontés à de nombreuses difficultés. Même si le nombre total de soignantes et de soignants augmente, l’ampleur des besoins augmente davantage, s’intensifie et se complexifie. Selon les données de planification du SPF Santé publique4, les tendances projetées sur les vingt prochaines années montrent un fort déséquilibre : le personnel ne sera pas suffisant et c’est principalement dans les secteurs des maisons de repos et des soins à domicile que les pronostics sont les moins bons. Le croisement des besoins et du personnel dans toutes les régions belges fait état de 25 % d’infirmières en moins pour la prise en charge des patients dans les maisons de repos et de 20 % en moins dans les soins à domicile d’ici à 2046 5. En Flandre, la situation est également critique dans les hôpitaux. Seules les prévisions pour la santé communautaire en Wallonie sont positives.
Pour illustrer l’augmentation des besoins, on peut regarder les données de la Mutualité chrétienne pour ses membres dans le secteur des soins à domicile. Entre 2013 et 2022, la demande de contacts à domicile entre soignants et soignés augmente de 26 %. En 2022, 25 % des membres avaient besoin de plus de sept prestations de soins à domicile par semaine, contre quatre prestations en 2013 ; les 10 % de membres ayant le plus de besoins nécessitaient vingt prestations en 2022 contre seulement treize en 2014. Ces constats, qui s’expliquent notamment par le virage ambulatoire et le souhait de plus en plus fréquent de maintenir les plus âgés à domicile, sont préoccupants.
À ces observations s’ajoutent de nombreux problèmes en cours de carrière qui affectent les professionnelles : les risques de burn-out, l’absentéisme, les emplois vacants, les problèmes de rétention des jeunes, etc. En observant les pyramides des âges entre 2004 et 20186, on voit une diminution de la présence des jeunes infirmières et une surreprésentation des plus âgées. Dans toutes les régions, un tiers des infirmières actives ont plus de cinquante ans. C’est alarmant au vu du vieillissement de la population et du départ des infirmières plus âgées à la retraite.
Il semble complexe de former de jeunes professionnelles et de susciter des vocations dans le contexte actuel. Seuls 30 à 35 % des étudiants et étudiantes terminent leurs études7. Parallèlement, on note une diminution des nouvelles et nouveaux professionnels (8 579 disposaient du visa pour exercer en 2013 vs 5 521 en 2022). « La rétention des infirmières entre vingt-cinq et quarante ans est un vrai challenge », constate une étude sur l’épuisement et l’intention de quitter la profession 8. « La plupart finissent par se reconvertir dans d’autres secteurs », selon une analyse des fonctions critiques dans la Région de Bruxelles-Capitale 9. Cette difficulté à attirer des jeunes résonne avec le mal-être des infirmiers et infirmières en poste. En 2019, déjà un tiers des infirmières était à risque élevé d’épuisement professionnel, un tiers avait l’intention de quitter son emploi et le dernier tiers vivait de l’insatisfaction10. Dans les hôpitaux, 11,2 % du personnel est absent et le recours à du personnel intérimaire augmente 11. Tout cela signifie souvent des équipes de travail incomplètes, qui déstructurent le travail collectif. Or, dans ce métier à forte charge émotionnelle, le soutien des pairs est essentiel. Pourquoi de si sombres prévisions ? Que nous apprennent les réalités des soignantes ?
Les maux de la profession
L’étude montre que, pour 93 % des professionnelles interrogées, la mise en place des soins relationnels est très ou plutôt importante. Dans l’acte de soigner, on retrouve les aspects du care (aspects plus humains, relation à l’autre, écoute, présence), et ceux du cure (aspects plus techniques du soin). Avoir du temps pour le care a une influence directe sur le sens que les professionnelles rapportent avoir ou non dans leur travail et sur leur intention d’exit (absentéisme, intention de quitter l’emploi ou même la profession) ; 66 % des professionnelles avec des intentions d’exit soulignent l’incapacité de mettre en place des soins relationnels comme un motif de souffrance. De surcroit, les facultés du « prendre soin » sont très peu reconnues dans la société. Or, aujourd’hui, les difficultés de mise en place des actes relationnels forment l’une des causes profondes de la pénurie. Pour expliquer ces difficultés, on retrouve dans le top 3 : la surcharge de travail (76 %), l’épuisement émotionnel (45 %) et les difficultés avec les bénéficiaires rencontrés (30 %). Les autres raisons soulignées sont le manque de valorisation par les hiérarchies des techniques (29 %), les mobilités intraorganisationnelles (20 %), la diminution des durées de séjour (15 %) et le manque de travail d’équipe (22 %).
La surcharge, évoquée comme premier motif dans l’enquête, est imputable à l’inadéquation entre les ressources humaines et la charge de travail, à une surcharge de l’administratif (protocoles, encodage, etc.) et à la polyvalence des tâches (prise en charge de tâches non infirmières, etc.). Cette surcharge croit également avec la complexification et l’intensification des soins. Ces raisons expliquent que les actes relationnels sont souvent impossibles à réaliser, pesant sur la qualité des soins, le sens au travail, et le mal-être des soignantes et des soignants. Enfin, beaucoup vivent des situations de violences et les stagiaires sont également exposés à de mauvais traitements, expliquant en partie les chiffres concernant l’arrêt des études. Dans l’enquête, les liens entre fréquence des violences subies par les bénéficiaires et les intentions d’exit sont clairs.
En outre, comme la profession est majoritairement féminine (86 % d’infirmières et 92 % d’aides-soignantes), l’articulation entre le travail et la vie privée est d’autant plus problématique dans une société où les charges domestiques sont encore trop peu équilibrées. Les heures supplémentaires, les mobilités interservices, les remplacements au pied levé et les difficultés d’articulation entre vie privée et vie professionnelle forment d’autres nœuds dans la profession.
Éclairage par les théories du care
Ces maux alimentent les intentions d’exit et donc la pénurie. Cela crée une crise du prendre soin parce que des bras manquent et vont manquer dans le futur pour s’occuper des personnes âgées, des malades, et plus généralement de toute personne vulnérable. Or, paradoxalement, nous aurons tous et toutes un jour besoin de soins. C’est ici que nous rejoignons les pensées des théories du care. Selon cette littérature du soin, l’être humain est un être vulnérable et dépendant des autres en opposition avec le paradigme néolibéral qui place au centre l’autonomie et la force. Notre culture du « prendre soin » et de la relation à autrui se heurte ainsi aux diktats de l’autonomie et des injonctions individualistes. Le manque de reconnaissance du « prendre soin », l’invisibilité de ses enjeux humains continuent d’occulter l’essentialité du care au fonctionnement de la société. En reléguant dans les coulisses une armée invisible de femmes infirmières, aides-soignantes, enseignantes, puéricultrices, le monde de la performance continue de les ignorer12, rappelle la philosophe française Sandra Laugier. Or, si « personne ne s’en chargeait, des pans entiers de l’économie seraient paralysés »13.
Par le biais de ces enjeux de non-valorisation, les racines de la pénurie des infirmières rejoignent celles de la pénurie des autres métiers du care exprimant des manques de personnel sans précédent dans des lieux de sens comme les hôpitaux, les écoles, les crèches ou dans des lieux de l’action sociale. Par conséquent, quand il faut prendre le relais de ces tâches, le piège est de surcharger les sphères informelles et donc les femmes. Aujourd’hui encore, 82 % des aidants proches sont des femmes. Les inégalités risquent de se renforcer en défaveur des femmes, des personnes ayant des entourages restreints et de celles en situation de pauvreté.
Des recommandations
Comme des poupées russes, les différentes crises chez les infirmières, crise de la formation, des stages, crise du recrutement, crise de la fidélisation et crise des conditions de travail s’emboitent les unes aux autres. Les étudiants et étudiantes allant au bout de leur formation se font rares, le recrutement est difficile et le personnel infirmier en poste est à haut risque de burn-out. Parallèlement, la population vieillit et a besoin d’aide face aux difficultés physiques et mentales de la vie. Additionner ces besoins de soins, incompressibles, avec les conditions de travail actuelles des professionnels noircissent le futur.
Face à ces problèmes, l’étude avance plusieurs recommandations. Parmi celles-ci, commençons par rendre prioritaires les métiers du care dans les choix politiques et budgétaires, au risque de se trouver sans soignantes et d’affecter grandement la détection des besoins, l’accessibilité et la qualité des soins. Aussi, chercher à mieux quantifier la problématique est nécessaire pour continuer à lui donner de la visibilité. Parallèlement, l’amélioration des conditions de travail semble prioritaire à toute action visant à améliorer l’attractivité. Il n’est pas possible d’agir sur les stages infirmiers tant que les conditions de travail de celles qui doivent les encadrer et donner « envie » ne sont pas améliorées. Cela passe entre autres par une diminution de la violence, une meilleure articulation entre vie privée et professionnelle, des normes d’encadrement adaptées, des équipes de travail stables et complètes, de la reconnaissance de la pénibilité, du temps pour le « prendre soin » et bien d’autres. À côté de tout ce que nous pourrions rationnellement mettre en place, il est primordial de retrouver la place, le sens et la reconnaissance que nous portons aux métiers s’occupant d’autrui au risque que les pénuries continuent de nier des parties importantes de notre humanité, et celles qui en ont la responsabilité.
- C. Grard, C. Allen, Bonnes pratiques à l’étranger en matière de revalorisation des métiers du soin. Le cas de quatre pays européens, 2024, Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, igvm-iefh.belgium.be.
- Q. Noirfalisse, « L’hôpital du futur, vraiment ? – Blouses blanches, colère noire », Médor, novemAbre 2019.
- G. Cornu, « SOS, soins de santé en détresse ! »,Le Soir, 24 janvier 2024.
- SPF Santé publique, PlanCad Infirmiers 2004-2018.
- Le ratio entre le nombre d’infirmières et le nombre de soins à pourvoir diminue d’un quart ou d’un cinquième, ce qui veut dire que le déséquilibre entre ces deux variables augmente à hauteur de ces proportions.
- SPF Santé publique, op cit.
- C. Grard et al., Par-dessus les épaules des stagiaires : La profession infirmière. État des lieux et pistes pour assurer sa pérennisation, UCLouvain, 2023.
- A. Bruyneel et al., “Association of burnout and intention to leave the profession with work environment: A nationwide cross-sectional study among Belgian intensive care nurses after two years of pandemic”, Int J Nurs Stud, 2023 Jan: 137.
- View Brussels, Analyse des fonctions critiques 2020 en Région de Bruxelles-Capitale, 2021.
- K. Van den heede et al., Dotation infirmière pour des soins (plus) sûrs dans les hôpitaux aigus, KCE Reports 325As, 2019.
- Belfius, Analyse Maha 2023, www.belfius.be.
- S. Laugier, « L’éthique du care en trois subversions », Multitudes n° 42, 2010.
- Oxfam, Inégalités économiques hommes-femmes, 2024, oxfambelgique.be.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°110 - MARS 2025
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