Nous nous sommes penchés récemment[1] sur un essai de Hartmut Rosa, philosophe et sociologue, consacré à l’expérience fondamentale de la modernité, une gigantesque accélération du monde et de la vie, qui débouche sur une difficulté de relation de l’être humain au temps, qui elle-même entraine une difficulté de relation avec soi-même, avec les autres et avec le monde]2]. Dans un essai ultérieur[3], cet auteur partage ses explorations de pistes pour ces temps de crise (ou crise du temps). L’issue de secours ne sera pas la décélération, mais la résonance. [1] A. Crismer, « Accélération », Santé conjuguée n° 98, mars 2023, www.maisonmédicale.org. [2] H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2011. [3 H. Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2018.
La résonance, c’est une relation harmonieuse au monde pour répondre à la crise actuelle qui est multiforme : écologique (relation au monde), démocratique (relation aux autres) et psychologique (relation à soi). La question fondamentale « Qu’est-ce qu’une vie bonne ? » pourrait être reformulée : « quelles relations au monde sont réussies ? » C’est une relation au monde associant affection et émotion où le sujet et le monde se touchent et se transforment mutuellement. La résonance, c’est un processus actif, bidirectionnel : je suis touché, ému (af←fection) et je touche (é→motion). L’être et le devoir-être tendent à s’accorder. Il y a réunion entre l’esprit et le corps, l’individuel et le collectif, l’esprit et la nature. Il y a empathie et efficacité personnelle. La résonance est plus une relation qu’un simple état émotionnel. La tristesse peut être source de résonance, alors que dans la dépression profonde, il n’y a pas de résonance, pas de larmes, pas de réciprocité : le monde y apparait froid, figé, hostile, non responsif.
La résonance est à la fois descriptive et normative, si on la considère comme critère de vie réussie. Hartmut Rosa distingue deux types d’évaluations : l’évaluation forte, qui se fait selon nos valeurs, et l’évaluation faible, qui se fait selon nos désirs. Il y a résonance si les deux types d’évaluations correspondent : il y a alors harmonisation entre le çà et le surmoi. L’amusement résulte de la satisfaction de l’évaluation faible, la joie résulte de la satisfaction de l’évaluation forte.
Résonance vs aliénation
Le contraire de la résonance, c’est l’aliénation, qui est une relation sans relation, un processus et non un état : une relation au monde où le sujet et le monde sont indifférents ou hostiles l’un à l’autre. L’aliénation, c’est une répulsion, une indifférence au monde, alors que la résonance, c’est une rencontre positive avec le monde.
L’aliénation n’est pas le contraire de l’autonomie. C’est parfois quand on perd le contrôle que nous sommes le plus nous-mêmes, quand on tombe amoureux, qu’on est bouleversé par une musique, une idée philosophique ou politique, par la nature, incapable de résister à un appel. L’amour de nos enfants, qui restreignent notre autonomie, c’est le contraire de l’aliénation. L’expérience de bonheur suprême, comme l’expérience de l’amour s’accompagne d’une perte partielle d’autonomie. La résonance, c’est aussi le contraire de l’accumulation, de la manipulation, de la recherche à tout prix de la performance ou de la domination, de la croissance perpétuelle.
Hartmut Rosa fait le tour de nos moyens de communiquer au monde : la peau (« Ceux qui s’occupent plus de leur peau sont moins bien dans leur peau »), la respiration, très importante dans certaines philosophies, le boire et le manger (la boulimie serait une pathologie de l’accélération, l’alimentation bio est plus un désir de relation différente au monde que de meilleure santé), la voix, le regard, le visage…
Il distingue plusieurs axes de résonances. Vertical : la nature, la religion et l’art. Horizontal : avec les autres, la famille (espace relativement préservé de l’esprit de compétition), l’état amoureux, l’amitié, la politique. Diagonal : avec les choses, le travail (la vente de force de travail transforme la relation de résonance en relation d’aliénation : cela peut être dramatique quand tous les autres axes – famille, amis, loisirs, bénévolat, politique – ont été sacrifiés au travail). L’auteur pense que le taux important de burn-out chez les soignants et les enseignants vient de fortes attentes de résonance qui ont été déçues. L’école peut être source d’aliénation ou de résonance : il voit là un élément majeur expliquant la reproduction et le creusement des inégalités socioculturelles…
La crise de la modernité est une crise de la résonance, de la relation au monde. La société capitaliste produit aliénation. La volonté de domination du monde et de rendement entraine une accélération du monde, une logique de croissance selon un processus sans fin, la compétition et la concurrence qui définissent les places dans la société. Le processus de rationalisation du monde entraine un désenchantement du monde, une perte de résonance. Le burn-out est une aliénation physique et psychique. Quand on demande aux gens s’ils sont satisfaits de leur vie, ils parlent plus de leurs ressources que de leur relation au monde, ils parlent de quantités plus que de qualité. Or une perte d’emploi, c’est une perte de ressources, mais aussi de résonance…
Résonner ou raisonner ?
Dans un recueil d’entretiens récent1, Hartmut Rosa précise le concept de performance, exploré par John L. Austin dans les années 1960 où il ne s’agissait pas seulement de posséder les savoirs, mais de les maîtriser, et celui de compétence, qui est maîtrise assurée d’une technique, étudié par Chomsky : la résonance, c’est beaucoup plus qualitatif, « de telle sorte que le moi se transforme à son contact, se métamorphose : il touche et est touché : c’est le contraire de la manipulation ». Un modèle de résonance dans l’éducation est selon lui Mr Keating, joué par Robin Williams, dans Le Cercle des poètes disparus. Le professeur touche des adolescents à un âge de la vie qui apparait souvent comme une sorte d’aliénation. L’éducation en quête de résonance n’est pas un dressage. La résonance favorise la reconnaissance (qui est une forme de résonance aux autres) et l’efficacité personnelle (la confiance en soi) et, par-là, renforce la motivation.
Dans un essai collectif2, plusieurs auteurs soulignent la force politique des idées de Hartmut Rosa. Nathanaël Wallenhorst se demande : « Comment pouvons-nous vivre ensemble, égaux et différents, sans que des logiques de maximisation des intérêts de quelques-uns président entièrement à l’organisation sociopolitique ? » Renaud Hétier note que les enfants sont de plus en plus et de plus en plus tôt intégrés dans la société globale, avec ses technologies, le consumérisme, l’individualisme, la coupure de la nature. Jean-Yves Robin se demande : « Devons-nous apprendre à raisonner ou à résonner […] Résonner, c’est préserver le lien avec l’autre […] » Il prend l’image du bocal comme contre-exemple de la résonance. Le poisson rouge, dans l’océan, vit de vingt à trente ans pour atteindre vingt centimètres alors que le bocal a réduit dramatiquement sa taille et son espérance de vie. Fred Poché reprend une phrase de Heidegger : « L’homme à l’avenir pourra-t-il encore se développer, son œuvre pourra-t-elle encore mûrir, à partir d’une terre natale déjà constituée, pourra-t-il s’élever dans l’éther, c’est-à-dire dans toute l’étendue du ciel et de l’esprit ? Ou bien toutes choses vont-elles être prises dans les pinces de la planification et du calcul, de l’organisation et de l’automation ? »3 Jean-Marc Lamarre rappelle que l’expérience poétique est première, la science vient ensuite.
Ces auteurs se lèvent contre « la culture du regard baissé, de la nuque courbée suite à l’addiction numérique qui altère les qualités empathiques du sujet ». Rappelons-nous que beaucoup de cerveaux de la Silicon Valley limitent l’accès de leurs enfants aux écrans et que l’université Stanford, où est né le numérique, interdit les portables durant les cours. À noter que plusieurs de ces auteurs, comme Hartmut Rosa, sont signataires du Manifeste convivialiste et du Second Manifeste convivialiste
4.
Résonance est le fruit de longues réflexions et de débats, les thèses défendues résultent d’hypothèses façonnées et affinées au cours d’un long processus. Certains passages sont denses. D’autres souffrent de répétitions qui sont probablement le résultat d’une pensée qui avance en spirale plutôt que de façon linéaire. Une fois de plus en philosophie politique, c’était déjà le cas avec Marx, si l’analyse de la situation est limpide, les pistes pour avancer sont plus floues.
- H. Rosa, Pédagogie de la résonance. Entretiens avec Wolfgang Endres, Le Pommier/Humensis, 2022.
- Les convivialistes, Résistance Résonance. Apprendre à changer le monde avec Hartmut Rosa, Le Pommier, 2020.
- M. Heidegger, « Sérénité », Questions III, Gallimard, 1966-76.
- Manifeste convivialiste, Déclaration d’interdépendance, Le bord de l’eau, 2013. Second Manifeste convivialiste, Pour un monde post-néolibéral, Actes Sud, 2020.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°106 - mars 2024
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