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Pathologie multiple, soin global


Santé conjuguée n°106 - mars 2024

Transmettre une meilleure compréhension des addictions et lutter contre la stigmatisation des usagères et usagers dans le monde soignant : ce sont les objectifs poursuivis par Dominique Lamy, médecin généraliste à Mons, enseignant à l’UCLouvain, membre de l’Académie royale de médecine ainsi que du réseau Alto, créé en 1992 en Région wallonne pour soutenir les soignants autour de cette problématique.

Comment s’est dessiné, en Belgique francophone, le paysage de l’accompagnement de l’usage problématique de substances psychoactives ?
D. L. : J’ai commencé mon activité de médecin en 1984. Très vite, j’ai été confronté à des jeunes dépendants à l’héroïne qui venaient me voir pour des prescriptions de benzodiazépines. Le drame, c’est que pour ces personnes, nous n’avions que peu de solutions. Les seules réponses étaient essentiellement institutionnelles, dans les communautés thérapeutiques – il y en avait une bonne dizaine en Belgique – ou dans les hôpitaux psychiatriques, mais qui étaient relativement démunis. Le principe de l’accompagnement, c’était la file d’attente, considérée comme une « file des motivations » : celui qui arrivait à entrer, c’est qu’il était motivé pour se soigner ; les autres pouvaient abandonner. Il faut aussi recontextualiser. à l’époque, en tant que médecin, on recevait pour unique message : « Ne vous occupez pas de ces gens-là, mettez-les à la porte. » À la suite de la diffusion des travaux de Jean-Jacques Déglon, addictologue de la Fondation Phénix de Genève, un mouvement s’est mis en place dès le début des années 1990. Quelques médecins avaient déjà prescrit de la méthadone dans les années 1980, mais s’étaient retrouvés en prison sous le coup de la loi de 19211. Le produit a alors été reconnu comme une solution. Il y a donc eu une période de tolérance par rapport à la loi, puis les traitements de substitution ont été inscrits dans un arrêté royal en 20062. C’était vraiment une innovation : les files actives des centres se sont complètement vidées.

Aujourd’hui, ce paysage a changé et il n’existe pas de traitements de substitution pour la plupart des produits utilisés…
Le combat de l’héroïne de ces années-là n’est plus celui d’aujourd’hui. Nos usagers sont multiconsommateurs. Ils consomment un peu de tout en fonction du moment et de ce qu’ils trouvent. De la cocaïne surtout, mais aussi de l’héroïne, de la kétamine et une série de nouveaux produits de synthèse, dont la Belgique est l’un des plus gros producteurs. Tous ces usagers, on peut travailler avec eux à partir de ce qu’on a pu créer comme connaissances depuis les années 1990. La clinique des assuétudes, avec la méthadone, a été une excellente école. La méthadone était en effet une très bonne réponse médicamenteuse, mais ce sur quoi on a vite déchanté, c’est qu’elle ne résolvait pas le fond du problème. Dès le début des années 1990, on a donc commencé à construire des réponses en matière d’accompagnement. C’est à ce moment-là qu’est né le mouvement Alto. Une des formations que l’on avait organisées à Mons avait d’ailleurs pour titre : « La méthadone est une réponse. Mais quelle était la question ? »

De quoi l’abus de substances est-il le symptôme ?
La dépendance repose sur un triptyque biopsychosocial. Ce triangle a été modélisé par le Dr Olivenstein dans les années 1980. L’idée, c’est qu’on ne devient dépendant que si les trois éléments sont déficitaires : un individu, qui est en problème, dans un environnement non soutenant, rencontre un produit. Ce sont ces trois ingrédients qui construisent la dépendance. Dans notre pratique, on observe que tous ces jeunes ou moins jeunes sont en détresse d’une façon ou d’une autre et utilisent les produits qui circulent comme automédication. Un jeune qui prend de la kétamine sait que ce n’est pas la bonne réponse, mais il n’en a pas d’autres. Cette détresse a souvent pour origine des schémas parentaux absents ou au contraire trop restrictifs et contrôlants, avec des parents qui ne laissent pas l’adolescent faire ses transgressions. On rencontre aussi beaucoup de troubles de l’identité (troubles de la personnalité, troubles bipolaires, etc.) et une série de pathologies sous-jacentes qui sont assez dramatiques. Ces jeunes s’affirment alors avec des comportements signifiants pour eux ou pour la communauté dans laquelle ils sont, les cités par exemple, où les produits circulent. La consommation permet de se donner une identité et d’exister. On retrouve cette quête de repousser les limites, de vivre des émotions et des sensations de plus en plus fortes. Évidemment, il faut reproduire cela sans cesse, ce qui engendre un recours fréquent au produit.

Quel a été l’apport des neurosciences dans la compréhension de la dépendance ?
En 1970, on a découvert les récepteurs cérébraux mu, delta et kappa, les trois récepteurs des opiacés, qui modulent plusieurs fonctions dont la réponse à la douleur, au stress et le contrôle des émotions. Un peu plus tard, on a modélisé le système dopaminergique ou de récompense. La compréhension de tout ce système a été révolutionnaire, car cela nous a permis de mieux comprendre ce que l’on observait dans notre travail clinique, notamment le craving, cette envie irrépressible de consommer. À côté de cela, il y a aussi la question de la mémoire contextuelle. Je fais référence à Marcel Proust et à sa madeleine : si vous remettez quelqu’un qui est abstinent, parfois depuis plusieurs années, dans un contexte identique à celui dans lequel il consommait, vous le placez dans une situation à risque. Aujourd’hui, les activités de recherche se poursuivent pour trouver des traitements de substitution pour tous les produits, ainsi que sur la génétique de la dépendance. Mais je ne pense pas que la fragilité soit majoritairement à trouver dans la génétique. Elle se situe plutôt dans l’histoire et le contexte familial. Si on pouvait faire une action préventive majeure, ce serait d’imposer le souper familial sans écrans et au cours duquel chacun raconte sa journée aux autres…

La compréhension de ce système a contribué à dépasser le clivage entre produits légaux et illégaux…
Oui, ce système fonctionne pour tous les produits : l’alcool, la nicotine, etc. Et, il faut le rappeler, la plupart des drogues qui circulent aujourd’hui sur le marché sont d’abord des médicaments. L’opium était utilisé comme antidouleur et a été transformé chimiquement en morphine. Dans les années 1870, l’héroïne est ensuite arrivée, et cela a été accompagné d’articles scientifiques dithyrambiques la présentant comme un antidouleur sans aucun risque de dépendance. Même chose ces dernières années avec les opiacés de prescription, qui ont provoqué les épidémies d’overdose d’oxycontin que l’on connait aux États-Unis. La plupart des produits (cocaïne, kétamine, cannabis, etc.) ont un usage médical et des usages détournés.

Face au caractère multiple de l’addiction, quelles sont les spécificités de la prise en charge ?
Quand on accueille ces patients, qu’est-ce qui compte d’abord ? C’est l’accueil, le lien et le projet de vie de la personne. En tant que médecins, nos axes de travail sont d’agir sur la santé globale, physique et mentale, ainsi que de comprendre la place et la fonction du produit dans la vie de la personne. Ce n’est qu’après que l’on peut construire un projet de soins. On utilise souvent la métaphore du radeau : le produit, c’est un radeau qui permet à la personne de flotter. Si vous mettez une personne brutalement en sevrage, vous lui enlevez son radeau. Notre but est donc d’aider le patient à trouver un chemin dans son paysage. Parfois, on doit accepter une consommation et faire en sorte qu’elle soit la plus contrôlée possible afin d’éviter des dommages supplémentaires. On doit accepter aussi les tentatives de retester un produit chez une personne qui n’est plus en situation de dépendance. C’est la philosophie de la réduction des risques. On essaye de travailler sur base des objectifs de vie de la personne, mais on fait avec les moyens du bord. Car on se heurte souvent à un réseau social très appauvri.

D’où l’importance du travail en réseau ?
Montrer à l’usager qu’on est en réseau, c’est lui donner une image de ce qu’il pourra faire lui-même demain. Je travaille main dans la main avec une psychologue, parfois en co-consultation. Un peu à l’image des microstructures, en France, qui consistent en la mise à disposition de psychologues et d’assistants sociaux salariés dans les cabinets de médecins généralistes qui accompagnent les usagers de substances. En Belgique comme ailleurs, on s’est tous rendu compte que seul on ne s’en sort pas. Beaucoup de médecins généralistes sont aujourd’hui en incapacité de travail ou en burn-out face à cette incapacité à gérer toutes les demandes sociétales. Ils doivent pouvoir s’allier avec des psychologues, des infirmières et des pharmaciens qui sont les premiers délivreurs de produits.

Quel est le frein majeur dans l’accès aux soins ?
Le problème fondamental reste lié à la compréhension, aux représentations, à la stigmatisation. Cette image du « tox » est toujours présente, particulièrement dans le corps médical. Quand on veut envoyer un de nos usagers chez un spécialiste pour une pathologie tout à fait somatique et qui n’a rien à voir avec sa dépendance, c’est toujours compliqué. Il faut faire accepter que ce sont des patients qui ne vont pas forcément être très ponctuels, qui vont parfois être un peu plus rentre-dedans, mais qui sont des êtres humains et des patients avant tout. Ces comportements stigmatisants sont régis par la peur. Je n’ai pourtant jamais subi de violences ou de vols. Un lien s’établit avec les personnes dès lors que je leur fais confiance et que je les considère comme des patients parmi les autres. Il faut choisir les bons mots. Il y a des produits, des usages ou des comportements problématiques, mais il n’y a pas de « drogués » ou de « toxicos ».

Comment avancer sur cette question ?
C’est malheureusement un combat qu’on mène depuis longtemps. Tout cela démarre à l’université. À l’UCLouvain, il existe dans le programme de cours généraux une séance de deux heures d’introduction à ces questions. Même chose à l’ULB et à l’ULg. Pendant les trois ans de spécialisation pour les jeunes généralistes, je donne ensuite des modules, en option, sur les différentes addictions (alcool, tabac, drogues illicites). Mais grosso modo, il n’y a qu’une vingtaine d’étudiants dans chaque groupe. Certains maîtres de stage sont ouverts à ces questions, d’autres ne veulent pas en entendre parler. Le concept de réduction des risques, par exemple, n’est pas du tout assimilé. Pourtant, un usager qui continue de consommer, s’il apprend à consommer correctement, c’est qu’on a déjà fait notre boulot. C’est une notion à défendre. C’est pour faire évoluer tout cela que le réseau Alto propose des formations à toutes les professions soignantes intéressées. On forme 145 à 150 personnes par année. Évidemment, ce sont les gens motivés qui viennent. Mais on ne lâche pas !

Vous sentez-vous soutenu par les pouvoirs publics dans votre pratique ?
Il y a énormément de demandes : ce n’est donc pas un problème mineur, il faut s’y arrêter. Le Conseil supérieur de la santé (CSS) publie un second avis sur l’alcool3. Il faudrait qu’on puisse faire le même travail sur d’autres problématiques de dépendance. Nous avons aussi besoin de plus de reconnaissance pour le travail de tous ces spécialistes en addictologie. Cela passe par des consultations mieux honorées financièrement. Une première consultation prend en général 45 à 60 minutes et elle est aujourd’hui rémunérée de la même manière qu’une consultation classique. Il est nécessaire de prendre en compte l’existence de cette problématique autrement que par le répressif afin de répondre à la détresse et aux besoins des usagères et usagers.

  1. Loi du 24 février 1921 concernant le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, psychotropes, désinfectantes ou antiseptiques et de substances pouvant servir à la fabrication illicite de substances stupéfiantes et psychotrope.
  2. Arrêté royal réglementant le traitement de substitution (2004), modifié par l’arrêté royal du 6 octobre 2006.
  3. Un avis sur les « risques liés à la consommation d’alcool » a été publié en mai 2018 (CSS9438). Un autre est sur le point de paraitre : « Mesures de réduction des méfaits liés à l’alcool, avertissements sanitaires dans le marketing, recul de l’âge de la première consommation d’alcool et prix minimum de l’alcool » (CSS9781).

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°106 - mars 2024

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