Comment améliorer l’accompagnement des personnes ayant un trouble lié à l’usage de substances illicites en médecine générale ? Cette question vient de faire l’objet d’une thèse dressant un état des lieux et élaborant des pistes pour enrichir les pratiques et la formation[1]. ---- 1. https://dmgulb.be/bibliotheque/#publications.
Depuis la préhistoire, l’être humain cherche à altérer sa conscience. D’un usage initialement spirituel et réservé à une élite, la consommation de substances a évolué, s’est diversifiée et amplifiée avec le temps pour atteindre toutes les classes sociales. À l’heure actuelle, il s’agit d’un enjeu de santé publique majeur aux nombreuses conséquences sociosanitaires. Selon le dernier rapport mondial sur les drogues, 296 millions de personnes consommeraient des substances parmi lesquelles 39,5 millions auraient un trouble lié à l’usage de substances (TUS). Notons qu’une augmentation de 45 % en une décennie a été observée à ce niveau1.
Les personnes qui présentent un trouble lié à l’usage de substances sont souvent stigmatisées2 dans notre société. Cela implique qu’elles vivent différentes formes de discrimination dans le système de santé, d’autant plus si elles consomment des substances illicites3. De fait, à l’aube de notre réflexion de thèse, fin 2017, nous pouvions constater que l’accessibilité était limitée malgré la possibilité d’accompagner ces personnes par les médecins généralistes en Belgique, et ce notamment grâce à l’autorisation d’initier un traitement par agonistes opioïdes 4 (arrêté royal du 19 mars 2004 réglementant le traitement de substitution). Les centres dédiés aux assuétudes étaient par ailleurs saturés, avec une difficulté à pouvoir répondre correctement aux demandes toujours plus nombreuses et complexes5. C’est pourquoi nous avons voulu réfléchir à la manière d’améliorer l’accompagnement des personnes ayant un trouble lié à l’usage de substances illicites (PTUSI) en médecine générale.
État des lieux
Nous avons choisi la Région de Bruxelles-Capitale comme terrain d’étude, vu l’hétérogénéité de publics au niveau social et culturel, les consommations particulièrement répandues ainsi qu’une densité et une complexité de l’offre de services. Différentes perspectives (personnes ayant un trouble lié à l’usage de substances illicites, médecins généralistes et autres professionnels de santé) ont été croisées. Malgré de nombreux besoins biopsychosociaux de ce public soulevés par l’étude, les accompagnements n’étaient pas toujours appropriés ni leur place toujours acquise en médecine générale. Que ce soit dès le début de la prise en charge ou dans la possibilité de faire relais vers les médecins généralistes après stabilisation de la situation de santé de la personne dans un centre dédié aux assuétudes.
Cette situation était sous-tendue par une stigmatisation encore bien présente chez une partie des médecins généralistes interrogés, dont certains tenaient des discours très dépréciatifs. Une majorité stipulait également un manque de formations et de connaissances vis-à-vis de ce public et de cette clinique. Une partie des personnes ayant un trouble lié à l’usage de substances illicites interrogées témoignait de phénomène d’autostigmatisation voire de déshumanisation et des stigmas sociaux perçus, encore bien présents même après des années de soins. Par exemple le fait d’être perçus comme « des orangs-outangs sortis d’un zoo » ou de se comparer à « une plante ou à un parasite ». Ce constat est toutefois à nuancer avec l’image positive que certaines s’étaient forgée et des médecins généralistes très engagés sur cette question. Toutes les parties mettaient aussi en avant l’importance et l’apport d’une approche multidisciplinaire et de bonnes collaborations interprofessionnelles pour des accompagnements adéquats tout en identifiant des freins à ce niveau (notamment le pouvoir de prescription du médecin, perçu à double tranchant).
Cette étude a soulevé différents besoins de considération. Tout d’abord le besoin d’empathie6 et de réhumanisation exprimé par les personnes interrogées ayant un trouble lié à l’usage de substances illicites. En effet, elles étaient avant tout en grand besoin d’humanité de la part du médecin plus qu’en besoin d’un médecin expert. Elles réclamaient également plus de considération pour leur santé globale dans toutes ses dimensions biopsychosociales. Elles désiraient ne pas être réduites à ce seul trouble.
En élaborant la deuxième partie de notre thèse sur le volet formation, nous nous sommes intéressées à la situation en Wallonie, qui s’est révélée encore plus complexe. Les personnes ayant un trouble lié à l’usage de substances illicites semblaient avoir peu de lieux d’accueil et nous avons observé des services manquant souvent fortement de ressources matérielles et humaines. Le tout exacerbé par la crise du Sars-Cov-2.
Nous nous sommes aussi intéressées aux attitudes des étudiants et étudiantes en dernière année de médecine pour mieux les comprendre et identifier les freins à l’engagement dans cette clinique par la suite. Sur les 657 répondants à l’ULB, nous avons pu constater que plus d’un quart (27,6 %) présentaient des attitudes très stéréotypées et moralistes, et que ces attitudes semblaient être influencées par leur vécu personnel et professionnel par rapport aux substances et certaines caractéristiques sociodémographiques. En effet, ce groupe des « moralistes » était constitué d’individus de genre masculin, plus âgés, d’origine non européenne, dont la mère avait un niveau d’éducation plus bas, ayant peu d’expériences avec l’usage de substances et les personnes ayant un trouble lié à l’usage de substances illicites ou ayant une expérience surtout dans le milieu hospitalier. Par ailleurs, la moitié des étudiants et étudiantes – de futurs médecins généralistes pour la plupart – étaient toutefois peu enclins ou neutres par rapport aux stéréotypes et au moralisme.
Impact des dispositifs testés
Les deux dispositifs pédagogiques (voir l’encadré ci-contre) que nous avons testés ont eu un réel impact sur les participants et les participantes. La partie « Formation Assuétudes », même si elle a touché un nombre limité d’assistants et d’assistantes pour différentes raisons (stigmas, charge de travail, manque d’informations…), a eu un effet positif au niveau du développement de leurs compétences (savoir, savoir-être et savoir-faire par rapport à la clinique des assuétudes). Des acquis d’apprentissage qu’ils pouvaient transposer à une série de situations impliquant des changements de comportement de santé et qui semblaient influencer aussi leur philosophie de soins et leur identité professionnelle en construction 7. Le dispositif pédagogique autour du projet patient chronique a également eu un impact positif sur celles et ceux qui y ont pris part et a contribué à leur processus de socialisation en médecine. Les échanges ont permis des moments de métacognition rapportés comme manquant dans le cursus et une sensibilisation à la thématique et à sa complexité.
Une méthodologie mixte
Nous nous sommes appuyées sur plusieurs études qualitatives par entretiens semi-dirigés et focus groups, une recherche-action, une étude interventionnelle et des études quantitatives (étude transversale par questionnaire, analyse factorielle exploratoire, analyse de clusters). À travers cette variété de méthodes, nous avons pu interroger des personnes ayant un trouble lié à l’usage de substances illicites, des étudiants et étudiantes en médecine, des assistants et assistantes en médecine générale, des médecins généralistes et d’autres professionnels de santé. Le besoin de formation ayant émergé dès le début de ce travail, un axe important de recherche a été l’éducation médicale. Nous avons développé puis mesuré l’impact d’un projet de formation théorique et pratique aux assuétudes, nommé « Formation Assuétudes ». Il a été élaboré dans le cadre de cette thèse pour les assistants et assistantes de médecine générale des trois universités francophones (ULB, UCLouvain, ULiège). Nous avons également évalué l’influence sur les étudiants et étudiantes en master de médecine d’un contact rapproché avec des personnes avec dépendance. Pour ce faire, nous avons tiré profit d’un projet pédagogique innovant en faculté de médecine intitulé : « Suivi longitudinal d’un patient chronique ». Ce dernier organise le suivi d’un patient présentant au moins une pathologie chronique au cours des trois dernières années de leur cursus de base. Nous leur avons proposé de choisir un patient ayant une dépendance avec ou sans substances et analysé ce qui a déterminé ce choix et l’impact que ce suivi a eu sur eux.
Discussion
Ce travail a tout d’abord confirmé la place des personnes ayant un trouble lié à l’usage de substances illicites en médecine générale et de manière plus large en soins de santé primaires. Au vu des nombreux besoins biopsychosociaux de ces personnes, le médecin généraliste – de par son approche globale et son rôle de coordinateur de soins – semble être une personne clé pour les accompagner dès la prévention et le repérage précoce, tout en pouvant reconnaitre ses limites. Cette thèse a contribué à une meilleure inclusivité chez les médecins généralistes en Belgique francophone.
Ce travail a souligné l’importance de travailler sur les stigmas et sur le langage inhérent 8. En effet, la littérature et nos études mettent en avant la nécessité d’utiliser un vocabulaire non stigmatisant, neutre et précis dans les soins de santé pour être respectueux de la personne et de sa dignité, en considérant celle-ci comme porteuse de maladie et non définie par la maladie. Le vocabulaire utilisé peut véhiculer consciemment ou inconsciemment des stigmas et donc des jugements de valeur qui ne devraient pas avoir leur place dans les soins de santé. Cette thèse a mis en avant la nécessité de réhumaniser les représentations des personnes avec un trouble lié à l’usage de substances dans la société et d’améliorer leur accès à des soins de santé de qualité. Ceci doit pouvoir s’accompagner d’un travail sur les stigmas structurels dans les soins de santé9,10.
Nos études ont mis en avant l’importance de repenser la formation dès le début du cursus médical. Le curriculum est encore fortement orienté vers la santé somatique, plus que psychique des patients, et la question de l’usage des substances surtout illicites y reste insuffisamment enseignée et abordée dans la pratique. Les différentes études ont pu également souligner l’impact des cursus informels et cachés11 à ce niveau. Sur base de notre travail et de la littérature existante12, il apparait nécessaire de multiplier les sensibilisations et formations sous différentes formes au plus tôt dans le parcours. En ce compris la mise en contact encadrée avec des personnes présentant des assuétudes ou en rétablissement. Investir dans la formation pourrait influencer un changement de culture institutionnelle, une meilleure qualité de soins au sens large qui favoriserait de facto l’engagement de plus de médecins généralistes dans l’accueil de ces publics.
Pour finir, différents besoins de reconnaissance ont aussi émergé de ce travail. Humanisation et dignité de la part des personnes ayant un trouble lié à l’usage de substances illicites, mais également un besoin de revalorisation de cette clinique, victime elle aussi de discriminations. Cela pourrait se manifester par un meilleur soutien financier des consultations et du secteur.
Notre travail de thèse a permis d’explorer les freins et les leviers à un accompagnement adéquat des personnes avec un trouble lié à l’usage de substances illicites en médecine générale dès le début du cursus de médecine. Des phénomènes de stigmatisation semblent encore à l’heure actuelle avoir un impact important sur le soin à ces personnes même si nous avons pu toutefois identifier une génération de jeunes (futurs) médecins généralistes désirant plus d’inclusivité en médecine. Les principaux leviers identifiés pour améliorer l’accompagnement en médecine générale sont : un travail sur les stigmas structurels et le langage de l’addiction, des sensibilisations et formations adaptées aux caractéristiques des étudiants et étudiantes et une meilleure reconnaissance et valorisation de cette pratique.
- United Nations: Office on Drugs and Crime, World Drug Report 2023, www.unodc.org.
- La stigmatisation est un processus complexe intégrant des dimensions cognitives (stéréotypes), affectives (préjugés) et comportementales (discrimination). Elle peut se diviser en trois catégories interconnectées : les stigmas sociaux (véhiculés par la société et les communautés), structurels (via les institutions, dont le système de santé) et l’autostigmatisation (vécue par les personnes cibles).
- LH Yang et al., “Stigma and substance use disorders: an international phenomenon”, Curr Opin Psychiatry, 2017 Sep ;30(5).
- Un traitement par agonistes opioïdes est la nouvelle appellation pour faire référence au traitement par méthadone ou buprénorphine (anciennement « traitement de substitution orale »).
- Médecins du Monde, Livre vert sur l’accès aux soins en Belgique, 2014.
- Les différents besoins exprimés pouvaient être assimilés à la définition de l’empathie de Derksen et al. 2016. “Empathy as the competence of a physician to understand the patient’s situation, perspective, and feelings; to communicate that understanding and check its accuracy; and to act on that understanding in a helpful therapeutic way”.
- L’identité professionnelle en médecine peut être vue comme une construction de soi qui se réalise par étapes au fil du temps, au cours duquel les caractéristiques, les valeurs et les normes de la profession médicale sont intériorisées. Ce qui va permettre à l’individu de penser, d’agir et de se sentir médecin.
- L. Richelle et al., « Troubles liés à l’usage de substances : langage de l’addiction, pourvoyeur (in)conscient de stigmas », Rev Med Brux, 2023;44, www.amub-ulb.be.
- LH Yang et al., op cit.
- L. Richelle et al., op cit.
- Le cursus caché est un ensemble de valeurs, de normes comportementales, d’attitudes, de compétences, de connaissances que les étudiants en médecine apprennent implicitement.
- JD Livingston et al., “The effectiveness of interventions for reducing stigma related to substance use disorders: a systematic review », Addiction, 2012 Jan ;107(1)12.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°106 - mars 2024
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