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Genre et drogues


Santé conjuguée n°106 - mars 2024

Le système de santé généraliste et les services spécialisés en assuétudes sont, en principe, accessibles à toutes et à tous sans discrimination. Et pourtant, les femmes* consommatrices de substances psychoactives[1] sont encore peu nombreuses à y recourir pour des problématiques associées à leur consommation. Par ailleurs, elles abordent rarement le sujet des drogues avec un professionnel ou une professionnelle de la santé. ------ 1. https://dmgulb.be/bibliotheque/#publications.[/efn_note]L’astérisque marque l’inclusivité de toutes les personnes qui s’identifient en tant que femme. Pour faciliter la lecture, la terminologie privilégiée « faisant usage ou ayant fait usage de substances psychoactives » est remplacée par « femmes* usagères de drogues ».

Ces constats, largement partagés à Bruxelles parmi les acteurs et les actrices de terrain, s’observent également dans nos pays voisins. Selon les chiffres de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies1 en 2023, seulement un cinquième de l’ensemble des patientes et des patients admis en traitement pour consommation de drogues en Europe sont des femmes*.
Si elles sont relativement absentes du système de soins par rapport à la population cisgenre masculine, les femmes* représenteraient pourtant un quart de l’ensemble des personnes qui souffrent de troubles sévères liés à l’usage de substances. Elles rencontrent des problématiques spécifiques face auxquelles les professionnels et les professionnelles sur le terrain ne se sentent pas outillées. En plus des problématiques d’addiction, elles peuvent cumuler des situations de grande précarité, parfois de migration, de monoparentalité. Elles sont nombreuses à subir ou avoir subi de multiples formes de violences (sexuelles, conjugales…), ou encore à pratiquer le travail du sexe/la prostitution dans des environnements à risque.
Face à la complexité de ces situations, une dizaine de travailleurs et de travailleuses de terrain ont mis sur pied le groupe de travail « Femmes*, genre et assuétudes » en 2020, dont l’objectif est de mieux comprendre les réalités des femmes* usagères de drogues et d’adapter l’offre de services actuellement pensée pour les hommes cisgenres2. Nos membres ont récolté les constats de terrain, réalisé une revue de la littérature scientifique et formulé des recommandations à destination des institutions et des pouvoirs publics. Depuis fin 2020, nous nous réunissons chaque mois pour mettre en commun nos observations, difficultés et ressources, et pour dialoguer autour de travaux et d’enquêtes pertinentes avec l’appui scientifique de chercheuses de l’ULB et de l’UCLouvain. Pour renforcer la participation des publics concernés dans le processus, nous avons organisé des focus groups permettant de récolter les témoignages d’une diversité de profils de femmes* usagères de drogues en passant par des services à bas seuil en assuétudes ainsi que le milieu carcéral. Dans la suite de ce travail, nous souhaitons pouvoir développer des outils permettant de faciliter la participation d’une plus grande diversité de personnes issues des minorités de genre et sexuelles.

Violences et codépendances

Malgré la pluralité des parcours et des histoires de vie, plusieurs situations reviennent de manière récurrente dans les observations et dans la littérature scientifique. Parmi nos constats, les violences basées sur le genre.3 sont omniprésentes dans les parcours de ces publics. Elles peuvent prendre des formes multiples, telles que la stigmatisation, les violences sexuelles et conjugales, les violences psychologiques ou encore les dynamiques relationnelles problématiques. Quelle que soit leur forme, ces violences sont à l’origine d’inégalités sociales et de santé et contribuent à éloigner leurs cibles du système de soins.
Des enquêtes récentes nous montrent que les femmes* usagères de drogues sont touchées de manière disproportionnée par les violences sexuelles et physiques4 : 30 à 75 % d’entre elles auraient subi des abus sexuels au cours de la vie 4. Face aux expériences traumatiques vécues, l’usage de drogues est régulièrement utilisé comme stratégie d’autogestion. Les travailleurs et les travailleuses de terrain relèvent également des situations de codépendance où de nombreuses femmes* cumulent une dépendance à la fois au produit et au conjoint, notamment lorsque celui-ci est le fournisseur de drogues. Certaines femmes* expliquent aussi préférer accepter les violences de la part d’un partenaire pour éviter de s’exposer aux violences multiples qui sont présentes dans les milieux liés aux drogues, à la précarité et plus largement dans la société.
Selon les constats de terrain et la littérature, les violences sont peu détectées ou abordées par les professionnels et les professionnelles, notamment dans le secteur de la santé, qui ont tendance à se limiter à une prise en charge médicamenteuse des symptômes conséquents5. De manière générale, les contextes sociaux et relationnels sont souvent invisibilisés et les femmes* usagères de drogues – en rupture avec les représentations sociales associées à la féminité – font face à des phénomènes de stigmatisation exacerbée et particulièrement pour les mères. L’étude récente menée par Lou Richelle, membre du groupe de travail6 indique qu’un ou une étudiante en médecine sur cinq serait en faveur de mesures punitives envers ces femmes*. Ces chiffres font état d’une approche hautement culpabilisante envers l’usage de drogues lorsqu’il s’agit des femmes*. D’après la littérature, une telle approche contribue à rompre le lien avec les services de santé, à un moindre recours aux traitements de substitution et à plus de syndromes de sevrage néonataux aux opiacés 7,8.

 

Soutenir et financer

En plus des violences basées sur le genre et des dynamiques conjugales, la recherche participative menée par le groupe de travail a mis en avant plusieurs problématiques spécifiques, notamment au niveau de la santé sexuelle, de la grossesse et de la parentalité, ou encore du travail du sexe/de la prostitution. Cette recherche relève également de nombreux mécanismes (stigmatisation, peur du jugement, phénomènes d’emprise…) qui poussent les femmes* usagères de drogues à dissimuler leur consommation et à les maintenir à l’écart des services de santé.
Pour lutter contre les inégalités de genre dans le domaine des drogues et des assuétudes, plusieurs initiatives ont vu le jour en Belgique comme à l’étranger. Parmi celles-ci, plusieurs espaces femmes* se sont développés dans des services à bas seuil en assuétudes. Ils permettent d’offrir des lieux d’échanges informels réservés aux femmes* dans un cadre bienveillant, ce qui contribue, entre autres nombreux bénéfices, à améliorer le recours aux soins. Une autre initiative récente portée par les membres du groupe de travail concerne la création d’un protocole pour accompagner au mieux les victimes de violences sexuelles consommatrices de produits. Ces initiatives, encore minoritaires sur le terrain, ne sont pas toujours soutenues au niveau institutionnel et ne bénéficient pas nécessairement d’un budget spécifique. C’est pourquoi le groupe de travail a formulé huit recommandations principales pour obtenir du soutien et lutter contre les inégalités de genre qui ressortent de ses constats :

  • Stimuler la capacité d’agir des femmes* (ex-)usagères de drogues et créer des conditions permettant d’obtenir le soutien de l’entourage.
  • Les sortir de l’invisibilité et intégrer une perspective de genre dans la production de la connaissance sur le thème des assuétudes.
  • Développer et/ou adapter les campagnes de prévention en matière de drogues en intégrant les problématiques spécifiques rencontrées par les femmes* (ex-)usagères de drogues.
  • Améliorer l’accès aux services (non)spécialisés en assuétudes en tenant compte des freins organisationnels et des obstacles majeurs liés aux multiples formes de stigmatisation.
  • Intégrer la dimension de genre dans l’ensemble des dispositifs, dans notre approche et en favorisant l’implication de nos bénéficiaires.
  • Soutenir le développement d’une approche sensible au genre auprès des professionnels et des professionnelles de terrain.
  • Développer le travail en réseau afin d’améliorer l’accompagnement et l’orientation des femmes* (ex-)usagères de drogues ainsi que la continuité des suivis.
  • Travailler sur une réflexion institutionnelle autour du genre en ouvrant le débat avec les pouvoirs publics.

Plus d’informations https://fedabxl.be.

 

Salma : un service de soutien et d’accompagnement pour mamans consommatrices

« Notre public, ce sont les mamans consommatrices de substances psychoactives – alcool, drogues, médicaments ou traitements de substitution – ou qui ont une histoire de consommation, car nous travaillons aussi avec des mères abstinentes, résume Virginie Heuwelyckx, sage-femme et référente médicale. La porte est ouverte à toute femme enceinte, désirant l’être ou ayant des enfants jusqu’à six ans. » C’est la spécificité de Salma, un dispositif de l’asbl Namur Entraide Sida9L’asbl NES, experte en réduction des risques, dispose aussi d’un comptoir d’échange de matériel et d’un service d’accompagnement pour personnes porteuses d’hépatite (https://namurentraidesida).[/efn_note] : alors qu’en général les services de parentalité sont orientés vers l’enfant, l’équipe se place ici aux côtés de la maman. « On s’adapte à sa demande et à son rythme », ajoute Bastien Grégoire, assistant social.
Une jeune fumeuse de cannabis est venue s’informer des risques durant sa grossesse et ne se présentera sans doute plus par après. Une autre est suivie depuis longtemps : elle n’a pas pu voir ses enfants durant son incarcération et l’équipe travaille aujourd’hui à cette reprise de contact en collaboration avec le service d’aide à la jeunesse (SAJ). Avec Housing first aussi pour la question du logement, car l’approche est systémique. « On identifie avec la maman les différents axes de sa vie sur lesquels faire levier : logement, parentalité, santé, remise en ordre administrative… tout cela a un effet. » Face à des situations multiproblématiques, la vision est à la fois globale et individualisée. « L’une viendra au local, une autre préfèrera qu’on aille chez elle, qu’on l’accompagne dans une autre structure ou à une consultation. La maman est l’experte de sa vie et de sa consommation. Nous devons accepter que ce qu’elle nous donne est suffisant et qu’il n’y a pas besoin d’aller plus loin. » Le produit n’est pas au centre de la démarche, mais la demande de la maman peut être celle d’un trajet de soins, que l’équipe construit alors avec elle en lui expliquant le panel de services existants, en évaluant s’il convient mieux de passer par un sevrage, un service de jour ou un service résidentiel, en l’accompagnant aux premiers rendez-vous. Avec dans ce cas cette question : y a-t-il quelqu’un ou un service pour accueillir son enfant ou est-ce que l’on va travailler avec le SAJ pour trouver une solution le temps qu’elle se soigne ? Une fois le trajet mis en place, l’équipe maintient le contact, prépare les visites parentales avec la maman, voit comment elle gère sa consommation avant ces moments de retrouvailles.
Il est plus facile de parler de parentalité dans un service dédié aux assuétudes que l’inverse… L’équipe tente de trouver un équilibre entre les deux. « Nous recevons des consommatrices actives pour qui les enfants restent la priorité, même si elles sont en hébergement et les petits en institution. Nous travaillons aussi cette parentalité à temps partiel. » Et quand elles vivent avec leurs enfants se pose très concrètement la question de leur sécurité : « Nous les y sensibilisons. Au lieu de dire qu’à tout prix elles ne peuvent pas consommer, nous voyons avec elles comment elles peuvent faire et avant cela nous les questionnons sur le contexte de leur consommation : quel temps ça prend ? Quelle quantité ? Quelle fréquence ? Quel modus operandi ? Peut-être y a-t-il moyen de décaler les choses, de trouver un relais temporaire, une place en crèche ? À nous aussi d’être créatifs, d’aller vers du réseau extrafamilial ou de l’inventer. »
La tâche première de l’équipe Salma est d’instaurer, de restaurer un lien qui a été souvent abîmé par le passé de ces femmes. « Ce n’est pas simple, reconnait Virginie Heuwelyckx, cela prend beaucoup de temps et d’énergie. » Récemment un espace d’accueil s’est ouvert le jeudi matin. Les mères peuvent y prendre un café, effectuer une petite démarche, partager un moment avec d’autres. « Sans rendez-vous, précise Bastien Grégoire, car c’est parfois une barrière de plus. » C’est aussi un lieu d’accroche au départ duquel des activités communautaires sont organisées : un atelier de bien-être, une sortie au cinéma, une journée avec les enfants à Chevetogne… Une dynamique supplémentaire et des échanges d’expériences appréciés par des mères souvent très isolées.

 

  1. OEDT, European Drug Report 2023: Trends and Developments, www.emcdda.europa.eu.
  2. F. Schmitt, L’accès des femmes aux CAARUD : une discrimination négative indirecte, Le Bord de l’eau, 2022.
  3. S. Perrin, « Couples et drogues. L’influence des drogues sur le choix du partenaire, les dynamiques conjugales et les séparations », in Espaces genrés des drogues. Parcours dans l’intimité, la fête et la réduction des risques, 2022.
  4. A. Price, C. Simmel, Partners’ influence on women’s addiction and recovery: The connection between substance abuse, trauma, and intimate relationships, University of California at Berkeley, 2002.
  5. LE. Stene et al., “Intimate partner violence and prescription of potentially addictive drugs: prospective cohort study of women in the Oslo Health Study”, BMJ open, 2(2), 2012.
  6. L. Richelle et al., “Factors influencing medical students’ attitudes towards substance use during pregnancy”, BMC Medical Education, 22(1), 2022.
  7. C. Angelotta et al., “A Moral or Medical Problem? The Relationship between Legal Penalties and Treatment Practices for Opioid Use Disorders in Pregnant Women”, Women’s Health Issues, Official Publication of the Jacobs Institute of Women’s Health, 26(6), 2016.
  8. D. Goodman et al., “It’s Time to Support, Rather Than Punish, Pregnant Women With Substance Use Disorder”, JAMA Network Open, 2(11), 2019.
  9. https://dmgulb.be/bibliotheque/#publications.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°106 - mars 2024

Introduction n°106

Les personnes ayant un trouble de l’addiction peinent à accéder aux soins et c’est d’autant plus vrai pour celles qui consomment des produits illicites, trop souvent victimes de stéréotypes et d’(auto)stigmatisation. Parmi elles, les femmes sont(…)

- Marinette Mormont

Pathologie multiple, soin global

Comment s’est dessiné, en Belgique francophone, le paysage de l’accompagnement de l’usage problématique de substances psychoactives ? D. L. : J’ai commencé mon activité de médecin en 1984. Très vite, j’ai été confronté à des jeunes dépendants(…)

- Marinette Mormont

Rites, cultures et traditions

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Un modèle pour soigner plutôt que punir

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Renforcer les pratiques de prévention

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Le marché de l’addiction

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Actualités n° 106

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- Claire Poinas