Bruxelles est une région cosmopolite qui accueille entre 50 000 et 100 000 personnes sans titre de séjour[1]. C’est dans ce groupe de la population que nous retrouvons les personnes les plus vulnérables, les plus exposées aux risques sociaux et sanitaires. C’est également dans ce groupe que les personnes psychiquement ou socialement en détresse ont le moins recours aux services. ----- 1. Baromètre social 2021, www.ccc-ggc.brussels/fr/observatbru
L’équipe Artha voit le jour en automne 2019 : une équipe mobile du projet Lama qui vise à accompagner des usagers de drogues en situation d’exil et de vulnérabilités. Dans un premier temps, le projet se construit avec Médecins du Monde, qui rencontre dans son centre d’accueil, de soins et d’orientation (CASO) ou ses consultations mobiles (Médibus) des demandes croissantes de personnes migrantes avec des problèmes de santé mentale souvent couplés à des addictions. À cette époque, le Projet Lama, la maison d’accueil sociosanitaire (Mass), Transit et les autres acteurs à bas seuil d’accès travaillent déjà depuis plusieurs années avec les publics russophones. La crise de 2015 a jeté de nombreux exilés sur les routes, et ils identifient de nouveaux usagers. Syriens, Irakiens, Palestiniens, Marocains, Érythréens, Soudanais… Ils sont, même pour ceux qui relèvent de la protection internationale, dans des conditions de non-accueil1 et de dénuement total. Ces conditions délétères sont constitutives ou renforcent le mal-être et contribuent à développer des troubles psychiques, des phénomènes d’autoagressivité ou d’automédication.
La médiation culturelle au service de l’accès au soin
Nous sommes convaincus qu’il est indispensable de créer un dispositif spécifique, capable d’accompagner ce public et de lui faire traverser les frontières et les seuils pour mieux recourir aux services. Les usagers connaissent mal et mobilisent mal le système de soin. Ils cumulent un ensemble impressionnant de vulnérabilités et de barrières bien identifiées dans la littérature2. Les mesures prévues dans le plan global de sécurité et de prévention3 permettent à Safe Brussels (chargé de coordonner la prévention et la sécurité sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale et assister tous les acteurs concernés pour garantir au mieux la sécurité des Bruxellois et de toutes celles et tous ceux qui visitent la Région) de créer un cadre pour financer le projet.
L’équipe Artha est composée d’accompagnateurs psychosociaux. Certains ont une formation issue des métiers du social, d’autres ont un parcours d’exil et des compétences issues du champ expérientiel. Tous ont en commun une langue maternelle allophone : russe, polonais, amharique, four, arabe… Ce sont les « fixeurs » 5. Elle affine sa posture de travail et son approche clinique, et son expérience est reconnue par de nombreuses associations.
Domaines d’interventions
L’équipe et ses médiateurs interculturels se structurent autour de l’accompagnement psychosocial mobile et de l’appui de deuxième ligne aux professionnels. Sur le plan de l’accompagnement mobile, l’équipe intervient à la demande de ses partenaires dont le Hub humanitaire, la plateforme citoyenne BelRefugees, le New Samusocial, la Croix-Rouge, qui reçoivent des usagers en détresse, en demande de prise en charge médicale et psychosociale. Les demandes adressées à Artha sont liées à des problèmes d’addictions. Lyrica®, Tramadol® et Rivotril® sont aujourd’hui les médicaments de rue des publics précaires. Souvent connus dans le pays d’origine où ils sont aussi un problème de santé publique, ces médicaments détournés de leur usage sont parfois administrés dans les camps de réfugiés pour amortir les chocs liés à la violence du trajet migratoire. Cocaïne, cannabis et alcool font également partie du tableau. Malheureusement, la première ligne bruxelloise – déjà bien saturée – n’est pas forcément hospitalière pour ce public qui cumule les stéréotypes.
Consciente de ce peu de réceptivité, l’équipe s’attèle à sa deuxième mission : offrir un appui aux acteurs. Elle accompagne le changement dans les institutions par des formations, intervisions et accompagnements méthodologiques pour augmenter l’inclusivité du réseau bruxellois. S’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir, nous sentons une volonté forte de prendre ce public en charge dans certaines maisons médicales et chez certains partenaires.
Réussites et défis
Le métier de médiateur interculturel permet d’établir un lien de confiance avec le public et d’entrer en contact avec lui sur ses différents lieux de vie. Artha réussit ainsi à intervenir sur différents terrains urbains. Elle a pu rencontrer des grévistes de la faim à la VUB en 2021 et a été l’une des rares équipes à entrer dans le squat de la rue des Palais, à Schaerbeek, avant son évacuation et à aider les personnes à être orientées vers les hôtels et les lieux d’hébergement lors de l’opération coordonnée par Safe Brussels et Bruss’Help (acteur de référence dans la coordination des dispositifs d’aide d’urgence et d’insertion aux personnes sans abri). L’équipe contribue au projet SubLINK6, qui propose un accompagnement psychomédicosocial aux personnes ayant investi les stations du métro. Elle a aidé la Mass à ouvrir ses lignes thérapeutiques en vue de prendre en charge ce public.
Artha continue de chercher des partenaires spécialisés ou non spécialisés pour permettre l’orientation et l’accueil des usagers dans des lieux de soins. L’équipe s’empare aussi de la question de la réduction des risques pour ce public, où tout reste à faire : traduire les supports de prévention dans plusieurs langues, adapter leur contenu en lien avec les produits et les usages, tenter de construire une littératie en santé accessible à ces personnes migrantes…
Effet sur la communauté
L’équipe Artha a contribué à rendre plus visible la réalité de ces personnes et leurs besoins. Leur inclusion dans le système de soin est un enjeu de ces prochaines années, un défi pour le plan social santé intégré (PSSI)7 qui devrait davantage travailler à prendre en compte le droit à la santé des personnes en précarité de séjour à Bruxelles. Soulignons aussi l’importance et l’implication des CPAS dans le continuum de prise en charge du public ainsi que ce qui pourrait être engrangé du côté de la simplification et de l’harmonisation de l’aide médicale urgente. En 2023, Artha a également travaillé avec les mineurs étrangers non accompagnés (MENA) du quartier Midi, autre phénomène urbain qui croise errance, drogue et vulnérabilité8.
L’équipe s’inscrit dans une stratégie d’outreach, visant à abaisser les seuils9. Son approche s’appuie sur la médiation interculturelle, la réduction des risques et la clinique du lien. Elle fait le pari d’un système de santé inclusif et perméable en proposant de construire un appui aux acteurs qui souhaitent accueillir ces usagers et contribuer à « faire lieu » dans la trajectoire de ces hommes et de ces femmes.
À l’heure de la crise du crack à Bruxelles, nous savons combien la précarité, l’errance et le dénuement facilitent le glissement vers une addiction sévère. La question des addictions en contexte de précarité appelle à de nouvelles stratégies : coordination, renfort des services ambulatoires à bas seuil, hébergement en hôtel, unités thérapeutiques, logement, salles de consommation, équipes mobiles, médiation interculturelle… Sur le plan politique, la question de la régularisation des personnes sans titre de séjour est fondamentale aussi pour les enjeux de santé. Les liens entre régularisation et amélioration de la santé mentale sont aujourd’hui établis 10.
- « Pas d’accueil pour les hommes isolés », www.fedasil.be, 30 août 2023.
- M. Dauvrin, « Santé des migrants et bonnes pratiques », Santé conjuguée n° 51, janvier 2010.
- Plan global de sécurité et de prévention de la Région de Bruxelles-Capitale, https://safe.brussels.
- Ce terme emprunté au journalisme désigne celui ou celle qui offre un support au reporter en terrain hostile. En anglais, to fix signifie arranger, résoudre, remédier.. Ils mettent leurs compétences relationnelles et leur connaissance du terrain au service des usagers de drogues les plus éloignés des soins. Ce sont des tisseurs de liens ; leur métier de médiateur interculturel les positionne à l’intersection de deux mondes : celui des travailleurs du social-santé et celui des bénéficiaires. Ce sont des « passeurs » de lien, des spécialistes de l’accès au soin et du réseau. Ils doivent chercher, inventer et construire avec les usagers des solutions pour accéder aux besoins de base, mais aussi faciliter l’accès à un lieu, à un espace de sécurité et de parole que les usagers peuvent investir. Avec le temps, l’équipe élabore sa pratique sur le comment « faire lien » ou le comment « faire lieu » 4É. Pestre, La vie psychique des réfugiés, Payot, 2019.
- www.diogenes.brussels.
- www.brusselstakescare.be.
- C. Graas, M. Lelubre, Envisager de nouveaux scénarios d’hébergement pour les MENAS dits « en errance » sur le territoire bruxellois, 2024 ; C. Graas, M. Lelubre, Repenser le parcours d’aide et de soins à l’échelle bruxelloise : favoriser la mise en réseau et s’appuyer sur l’hébergement comme accroche à la prise en charge ? Rapport intermédiaire de la recherche-action collaborative « MENAS en errance autour de la gare du Midi », 2023.
- Ch. De Kock et al., « Repenser la première ligne de soins », BSI Position Papers, no4, 3 avril 2023.
- J. Refle et al., “Impact of legal status regularization on undocumented migrants’ self-reported and mental health in Switzerland”, SSM-Population Health, 22, 2023.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°106 - mars 2024
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