Dave Sinardet : « Nos réformes de l’État, c’est un mouvement perpétuel »
Marie Rygaert, Pascale Meunier
Santé conjuguée n°106 - mars 2024
À l’approche des élections législatives, régionales et européennes de juin prochain, le politologue anversois, spécialiste de l’analyse institutionnelle de notre État fédéral, évalue la faisabilité d’une nouvelle réforme et prône la nécessité de combler le déficit participatif des Belges.
La santé est-elle une priorité politique à l’agenda des prochaines élections ?
D. S. : La thématique du bien-être et des soins touche le cœur de la vie des gens. Beaucoup ont des problèmes de santé physique ou mentale eux-mêmes ou dans leur entourage et, en comparaison, l’attention dans le débat politique n’est pas toujours très grande. Des partis disent qu’ils n’entreront pas dans un gouvernement si on ne scinde pas telle ou telle circonscription électorale ou si on ne diminue pas les impôts, mais je n’ai encore jamais entendu de parti le dire si on ne diminue pas les listes d’attentes pour les soins, ce qui est pourtant un gros problème, en tout cas du côté flamand. Les débats politiques se focalisent surtout sur ce qu’on appelle les thématiques plus dures, régaliennes comme la justice et la sécurité, et aussi davantage sur la protection sociale que sur le bien-être. Autrement dit, sur l’argent des gens. Ils promettent de payer 50 euros de moins d’impôts ou de relever les allocations de chômage et les pensions, ce qui est aussi très important bien entendu, mais si votre enfant doit attendre un an pour être soigné, ces dizaines d’euros ne seront pas votre souci principal.
L’effet Covid s’est estompé ?
Ce qui m’a frappé durant la pandémie, c’est que la plupart des mesures prises étaient, et de façon très surprenante, très nationales, très uniformes. Au tout début par exemple, en mars 2020, les partis francophones voulaient fermer les écoles – notamment parce qu’on venait de les fermer en France et qu’ils ont toujours tendance à regarder ce qui s’y passe – tandis qu’en Flandre la plupart des politiques disaient plutôt qu’il fallait les garder ouvertes. Normalement, quand il y a des différences communautaires, on scinde la compétence et chacun fait son truc de son côté. Or l’enseignement est probablement déjà la compétence la plus homogènement organisée au niveau sous-national et, malgré cela, le consensus a été assez grand pour ne pas édicter de règles différentes, même avec la N-VA qui dirige le gouvernement flamand et qui détient le portefeuille de l’Enseignement flamand. Et toutes les écoles du pays ont été fermées. L’une des raisons est aussi Bruxelles, qui aurait eu à la fois des écoles fermées et des écoles ouvertes sur son territoire, ce qui aurait été difficile à expliquer aux familles. Plus fondamentalement, je crois à une sorte de prise de conscience. Le fédéralisme, c’est bien beau en temps normal, mais quand les gens sont en train de mourir, quand ils craignent pour leur vie et leur santé, on sent bien qu’ils ne vont pas accepter de compromis complexes. Il fallait des décisions claires pour tout le pays et cela a entrainé une dynamique uniformatrice (à quelques exceptions près comme l’heure du couvre-feu) bien plus forte que dans d’autres pays fédéraux considérés pourtant comme plus unis que la Belgique. Notre pays est souvent vu comme le pays fédéral le plus instable… À l’époque on a vu un appel à la refédéralisation, notamment de la santé. Mais aussi plus généralement à une unité de commande, tant parmi la population que parmi de nombreux experts, virologues et directeurs d’hôpitaux. Depuis, c’est le retour au business as usual et on commence à reparler de défédéralisation.
Quel serait l’objectif d’une nouvelle réforme de l’État ? Octroyer plus de pouvoir ou travailler ensemble à ce que cela fonctionne mieux ?
Beaucoup de raisons entrent en jeu. Mais il est clair que, pour des partis nationalistes, le but premier est de renforcer l’autonomie. À leurs yeux, ça va aussi mieux fonctionner. Même si on prouvait noir sur blanc que refédéraliser certaines compétences était plus efficace, la N-VA ou le Vlaams Belang diraient toujours non parce que c’est contraire au fondement de leur idéologie. Pour d’autres, il peut parfois y avoir des intérêts de parti. Prenons un autre dossier de la réforme de l’État : la circonscription fédérale. C’est quelque chose que je défends déjà depuis une vingtaine d’années… Aujourd’hui, on a un déficit démocratique en Belgique. Comme électeur, on ne peut voter que pour la moitié des partis qui nous gouvernent, tandis que les partis politiques peuvent gouverner un pays entier en ne rendant de comptes qu’à une moitié de l’électorat. À chaque réforme de l’État, un parti va se demander si c’est bien pour le pays ; c’est important, mais, et plus important encore, il va se demander si cela va lui rapporter des sièges ou lui en coûter. Les socialistes flamands – Vooruit ! – devraient logiquement et idéologiquement être en faveur d’une circonscription fédérale, et d’ailleurs beaucoup de leurs membres, de leur électorat et de leurs cadres le sont, mais le top a toujours refusé cette idée parce que le PS n’est pas très populaire en Flandre et que ce sera difficile pour eux si les écologistes et les libéraux du nord et du sud forment chacun des listes communes.
Comment imaginer associer davantage les citoyens à une éventuelle nouvelle réforme de l’État ?
Il y a aussi un déficit démocratique dans le processus de réforme de l’État. Dans d’autres pays qui connaissent de grandes réformes constitutionnelles, on organise en général des référendums. C’est le cas par exemple au Royaume-Uni concernant la création d’un parlement écossais décentralisé, ou concernant le traité de Maastricht, instaurant notamment la monnaie unique en 1992, et le traité de Lisbonne sur l’établissement d’une Constitution pour l’Europe en 2005. En Belgique, on a fait six réformes de l’État assez fondamentales et il n’y a jamais eu aucune implication des citoyens. La seule implication citoyenne, c’est le vote aux élections, mais rares sont celles qui portaient vraiment sur le communautaire ou sur le contenu de la réforme de l’État… Des études ont par ailleurs montré que beaucoup d’électeurs et d’électrices ne votaient pas pour des partis sur ce motif-là. Il faut organiser plus de participation, notamment sur ces questions qui sont parfois guidées par des intérêts politiques partisans.
Même chose pour le financement des partis ?
En effet, ce n’est peut-être pas une bonne idée que ce soit les partis qui en décident. Mais il faut organiser cette concertation correctement. Je crois en la plus-value de la démocratie délibérative. On tire au sort des citoyens en veillant à une représentativité sur certains critères sociodémographiques importants tels que le genre, l’âge, en veillant aussi à ce qu’il y ait assez de gens issus de l’immigration, etc. Il faut bien informer ce groupe sur la question qui est sur la table, lui donner accès à des experts, accès aux différentes parties prenantes qui ont des visions divergentes et ensuite organiser une bonne délibération avec des modérateurs qui veillent à ce que tout le monde puisse s’exprimer de façon égale. Je préfère ça à des référendums, qui sont binaires – c’est oui ou c’est non – alors qu’une réforme de l’État est quelque chose de complexe. Pour les traités européens, beaucoup de gens n’ont pas voté sur le texte, mais parfois sur un élément ou, pire, pour ou contre le président ou le gouvernement en place. Le référendum sur le traité de Maastricht était un peu un référendum pour ou contre Mitterrand. Mais bon, travailler sur le fond de façon qualitative, ça demande beaucoup d’engagement…
Une septième réforme de l’État, puis sans doute une huitième ?
Je pense qu’il y a un assez grand consensus pour dire que la distribution actuelle des compétences depuis la sixième réforme de l’État de 2011-2014 ne satisfait presque personne, que c’est trop éparpillé, trop fragmenté. Avec bien sûr des propositions de solutions très divergentes. Albert Einstein disait que la folie c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent. Nos réformes de l’État, c’est un mouvement perpétuel : on constate que notre pays est trop complexe, pas efficace, que ça coûte trop et qu’il n’y a presque plus de personnes sachant exactement comment ça marche. Comme on ne peut pas continuer comme cela, il faut donc une grande nouvelle réforme… On se concentre là-dessus pendant des années – enfin, les politiques, et souvent dans des châteaux – et on met tout le reste de côté. Cela produit des crises, des gouvernements ne se font pas, des gouvernements tombent… et après beaucoup de sueur, de sang et de larmes, on aboutit à une nouvelle réforme de l’État géniale et tout le monde est content. Ensuite… Ensuite, on s’aperçoit que c’est devenu encore plus complexe et encore moins efficace et encore plus coûteux, et qu’encore moins de monde sait exactement qui est compétent pour quoi. Comme on ne peut pas continuer comme ça, il nous faut donc une nouvelle réforme de l’État… Moi, je suis sceptique. Tous les politiques réclament des compétences plus homogènes et pourtant les soins de santé, par exemple, étaient beaucoup plus homogènes avant la sixième réforme de l’État.
Quand tout se tient, qu’est-ce qu’une compétence homogène ?
Il y a un problème avec ce concept. Certains disent, par exemple, qu’il faut homogénéiser la politique de l’emploi et donc défédéraliser les allocations de chômage parce qu’elles en font partie. Les autres compétences en cette matière étant déjà largement au niveau régional, on obtiendrait en les transférant une belle compétence homogène régionale sur l’emploi. Certes, mais alors on va éparpiller la compétence aujourd’hui encore homogène de la Sécurité sociale vu que les allocations de chômage relèvent d’elle aussi en partie… Il ne sera jamais possible d’arriver à une véritable homogénéité. Sans compter le débat idéologique. Dire que les allocations de chômage relèvent de la politique de l’emploi, pour des questions d’activation par exemple, c’est plutôt une politique de droite. Tandis que les rattacher à la sécu, pour une question d’acquis sociaux par exemple, c’est plutôt une politique de gauche. Non seulement on ne peut pas vraiment homogénéiser, mais dans quelle direction homogénéiser ?
Réformer coûte aussi de l’argent…
Dans le passé, on arrivait à des compromis où, pour faire simple, on donnait des compétences aux partis flamands et de l’argent aux partis francophones. C’est un peu le troc qui a été fait dans la cinquième réforme en 2001. Le petit problème avec cette piste, c’est que le fédéral n’a plus d’argent à distribuer, bien au contraire. Il y a un problème budgétaire énorme qui conduit certains partis comme celui du Premier ministre, l’Open Vld, à dire qu’il faut diminuer la norme de croissance des soins de santé, entre autres pour investir plus dans la défense. Je ne vois donc pas très bien comment huiler financièrement un nouvel accord de réforme de l’État dans ces circonstances. À moins que le niveau flamand paye le sud du pays directement…
Changer les clés de répartition des dotations des communautés serait envisageable ?
Oui, mais il faudrait trouver une majorité dans chaque groupe linguistique. Et ici aussi je pense que les partis francophones sont demandeurs de plus d’argent, notamment pour Bruxelles, pour la Wallonie et la Communauté française, mais d’où doit venir cet argent ? La seule solution, c’est que plus d’argent flamand aille vers le sud, ce qui est contraire au discours des partis nationalistes qui critiquent précisément les transferts. Mais ils savent aussi que s’ils veulent vraiment obtenir plus d’autonomie, ce sera en ouvrant le portefeuille.
Cet article est paru dans la revue:
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