1974-2024. En un demi-siècle, l’art infirmier a connu une profonde mutation. Il est passée d’une profession paramédicale à une profession soignante à part entière, d’actes soumis à prescription médicale à des actes infirmiers autonomes, et à une multiplication de nouvelles fonctions avec qui partager ces soins…
La fonction d’infirmière, voire d’infirmier, existe depuis bien avant que la Belgique ne soit créée, mais il faudra attendre les années 1907 à 1910 – avec l’ouverture d’écoles privées sur le modèle Nightingale – pour amorcer sa reconnaissance comme une profession qui nécessite une formation et qui peut être exercée contre un réel revenu, autre que le gîte et le couvert, et sans obligation vocationnelle.
Il faudra encore attendre 1974 pour que les infirmières belges se voient reconnues par l’État comme exerçant une discipline qui leur est propre, basée sur des savoirs spécifiques et avec une certaine autonomie. Le 20 décembre est en effet promulguée une loi modifiant l’arrêté royal n° 78 de 19671 les sortant du chapitre « Professions paramédicales » pour les insérer, avec leurs assistantes hospitalières, dans un nouveau chapitre intitulé « L’art de soigner », indépendant mais collaborant avec l’autre grande catégorie appelée « L’art de guérir » (exercé par les médecins, dentistes et pharmaciens – tous pouvant être assistés de professions paramédicales). À l’époque, la description de la discipline dans la législation belge est avant-gardiste par rapport au reste de l’Europe et comprend les éléments autonomes suivants : observer et déterminer l’état de santé du patient d’un point de vue biopsychosocial, déterminer ses problèmes en matière de soins, collaborer avec le médecin, assurer une assistance continue auprès du patient et réaliser des activités afin d’améliorer ou maintenir son état de santé, ou accompagner le mourant.
Il faudra ensuite attendre l’arrêté royal du 18 juin 19902 pour avoir une liste précise de toutes les prestations techniques que les infirmières peuvent utiliser pour soigner leurs patients : les prestations autonomes (B1, comme les soins d’hygiène ou, plus récemment, les soins de plaies) ou les prestations soumises à prescription médicale (B2, comme l’administration de médicaments injectables). On en profite pour indiquer que les médecins peuvent aussi éventuellement leur confier quelques actes qui relèvent de l’art de guérir (C, comme la ponction de sang artériel).
Des moments clés
Le tournant important suivant se déroule en 2001, année où le chapitre « Art de Soigner » de l’arrêté royal n° 78 est rebaptisé « Art infirmier », où les infirmières accoucheuses quittent la profession infirmière pour (re)devenir des sages-femmes, et où – les assistants et assistantes en soins hospitaliers (ASH) n’étant plus formés depuis 1995 – on introduit à côté des infirmiers et des infirmières une nouvelle forme d’assistance : les aides-soignantes et aides-soignants.
Cette règlementation belge de la profession doit également, depuis la fin des années 1970, se conformer à une directive européenne qui facilite la mobilité des travailleurs tout en imposant des conditions minimales de formation pour sept professions, dont les infirmiers, médecins, dentistes et sages-femmes. En 2013, la Commission européenne adopte une nouvelle version de sa directive relative à la libre circulation des travailleurs 3 et notamment une description bien plus claire et ambitieuse des compétences minimales des infirmiers, des capacités à acquérir durant la formation, ainsi que du contenu minimal d’heures de formation, distinguant enseignement théorique et clinique.
Autant dire que l’Europe a voulu frapper fort, tant en quantité qu’en qualité, puisque certains États s’étaient laissés aller à organiser des formations de 3000 heures alors que l’ancienne directive en demandait 3500, que d’autres diplômaient des infirmiers ayant réalisé un nombre considérable d’heures de « stage » dans des laboratoires pratiques auprès de mannequins ou dans des activités professionnelles dans lesquelles il n’y a pas de réels patients, voire que certains considéraient que le plus important était surtout de former un technicien infirmier – très bon en pratique –, mais pas forcément capable d’expliquer les tenants et aboutissants des gestes qu’il pose ou d’avoir une réflexion clinique autonome et pertinente…
L’Europe a exigé 4 600 heures de formation, dont 2 300 heures de stage en contact direct avec la personne/communauté soignée, et des compétences cliniques et intellectuelles plus poussées. Les États membres disposaient de trois ans pour transposer cette directive dans leur règlementation, pour une entrée en vigueur en 2016. Pour répondre à ces nouvelles exigences, les trois Communautés du pays ont augmenté leurs formations d’infirmier bachelier de 180 à 240 crédits (quatre ans dans l’enseignement supérieur de plein exercice). La Communauté française et la Communauté germanophone ont augmenté de six mois leur formation de brevet (passage de trois ans à trois ans et demi), mais la Communauté flamande n’a rien changé, estimant qu’un pays (une région) pouvait former des infirmiers ne répondant pas à la directive, mais réservés à son marché de l’emploi national/régional.
Différences régionales
En 2019, la Flandre formait donc encore 50 % de ses infirmières dans une formation (HBO5) en trois ans et de niveau secondaire professionnel complémentaire (quatrième degré) en contradiction avec les exigences européennes. Se rendant enfin à l’évidence, elle a obtenu du fédéral que, durant la législature 2019-2024, une solution à ce problème soit trouvée. Solution – finalement trouvée par le fédéral – inspirée de ce que les associations professionnelles infirmières et la Communauté française lui avaient suggéré déjà en 2014, à savoir créer et reconnaitre un nouveau métier pouvant délivrer des soins infirmiers, plus compétent et autonome qu’un aide-soignant, plus utile et plus proche de la profession infirmière, un peu comme l’ont été les assistantes en soins hospitaliers par le passé.
En juin 2023, c’est ce nouveau praticien de l’art infirmier qui a été inséré dans le chapitre « Art infirmier » de la loi relative à l’exercice des professions des soins de santé (LEPS) 4, sous le titre professionnel d’assistant en soins infirmiers (AESI)5. L’infirmier, lui, y est dorénavant dénommé « infirmier responsable des soins généraux » (IRSG)– ce qui était aussi une demande européenne.
Évidemment, « seulement » solutionner la problématique des infirmières brevetées flamandes et rebaptiser les infirmiers du niveau européen n’aurait pas été digne d’une vraie vision politique du rôle que devrait jouer la profession infirmière dans le système de santé d’aujourd’hui et de demain. Tout en rattrapant le retard européen pris depuis 2016, il était aussi grand temps de redéfinir les compétences attendues des infirmiers les mieux formés et d’être conséquent en matière d’actes autonomes. On ne pouvait pas (tant pour des raisons symboliques que rationnelles) exiger depuis 2016 que nos infirmiers soient formés en quatre ans sans en même temps reconnaitre qu’ils ont dès lors plus de compétences et qu’ils sont capables d’exécuter encore plus d’actes autonomes.
Cette réflexion a abouti en 2024 à une redéfinition complète de la discipline « Art infirmier » dans la LEPS et à une description complétée de l’ensemble des fonctions nécessaires dans ce domaine des soins. Ces textes de 2024 ont créé pas mal de remous, mais quoi qu’on pense des imperfections et de certains détails peu satisfaisants qui sont certainement la conséquence de compromis entre les visions flamande et francophone des soins infirmiers et entre les tendances politiques progressistes et conservatrices qui composent le gouvernement fédéral, le ministre fédéral de la Santé a entendu et appliqué plusieurs avis émis par le monde infirmier pour enfin transformer la profession et mieux l’outiller pour répondre aux objectifs du système de santé moderne.
Des fonctions qui évoluent
Depuis 2024, la nouvelle description de la discipline infirmière prévoit comme actes autonomes : l’évaluation de l’état de santé du patient, la détermination de diagnostics infirmiers, la planification des soins requis, la coordination-
prescription-délégation-supervision d’actes infirmiers à d’autres professionnels, la collaboration interdisciplinaire et l’appréciation de l’évolution clinique du patient, l’éducation à la santé du patient, l’assistance continue par des interventions infirmières, les soins palliatifs, le soulagement de la douleur, la collaboration à la planification précoce des soins, et la réaction autonome et immédiate aux urgences vitales. De nouveaux actes deviennent autonomes, tels que des dépistages, les vaccinations, la prescription de certaines analyses en laboratoire, la mise en place de perfusions d’hydratation, etc. Une base légale a même été introduite permettant à un futur gouvernement d’autoriser les infirmiers à prescrire certains médicaments et produits de santé.
La différenciation de fonctions au sein de cette discipline est aussi plus claire et, sur cette base, le système de santé et l’enseignement peuvent s’adapter à son évolution. Dans l’exercice de l’art infirmier, on distinguera dorénavant les fonctions suivantes : aide-soignant, assistant en soins infirmiers (AESI), infirmier responsable des soins généraux/infirmier spécialisé (IRSG/IRSG-S), infirmier de pratique avancée (IPA), infirmier chercheur clinicien (ICC). Il manque bien sûr encore des arrêtés d’exécution, principalement du côté de l’Inami, pour combler certaines lacunes de cette nouvelle version du chapitre art infirmier de la LEPS, ainsi qu’une éventuelle révision de l’arrêté royal de 2006 relatif aux spécialisations infirmières (qui pose question depuis le passage à 240 crédits du bachelier IRSG). Il y a aussi une discussion à mener entre patrons et syndicats sur les barèmes à appliquer dans cette nouvelle configuration, car, sans adaptation de l’IF-IC 6 concomitamment aux clarifications légales développées ci-dessus, il ne se présentera pas assez de candidats praticiens de l’art infirmier pour utiliser ce nouveau modèle de différenciation de fonctions au mieux de son potentiel.
La Fédération Wallonie-Bruxelles devrait également se poser la question de l’intérêt, mais surtout de la cohérence à faire coexister une formation d’IRSG en brevet de trois ans et demi et une autre en bachelier de quatre ans.
Par ailleurs, dans la loi relative à l’exercice des professions des soins de santé, le législateur a décidé en 20247 de dépénaliser l’exécution d’actes « historiquement infirmiers » (administrer un médicament, par exemple) lorsqu’ils sont réalisés par un aidant proche ou par un aidant qualifié (par exemple dans le secteur du handicap). On vient en effet de déterminer d’une part que n’importe quel individu peut réaliser une série d’actes relevant a priori des « activités de la vie quotidienne » (prendre des médicaments, avoir une bonne hygiène, s’alimenter, etc.) pour aider un autre individu tant qu’un médecin ou un infirmier ne trouve pas cela dangereux. D’autre part, pour d’autres actes infirmiers, on estime qu’un infirmier doit pouvoir, s’il évalue cela sans danger pour son patient, les déléguer à d’autres professionnels (du monde de l’enseignement, de la petite enfance, du sport ou du handicap) afin d’améliorer la vie de ces patients dans des milieux qui jusqu’à présent sont souvent mis en difficulté par l’ancienne obligation d’y faire venir des infirmiers pour réaliser certains soins (sondages, injections, soins à une trachéotomie, etc.).
L’année 2024 aura donc été l’occasion d’opérer une fameuse mutation de la profession, un tournant historique majeur à l’occasion de son cinquantenaire. On peut espérer que celle-ci profite de ce changement plutôt que de le subir, à la condition que les infirmiers et les infirmières soient davantage soutenus dans ce nouvel exercice de leur discipline par des conditions de travail (charge et revenus) qui le permettent. En effet, si les infirmiers responsables des soins généraux sont trop peu nombreux auprès des patients, ils risquent de déléguer de plus en plus d’actes sans aucune évaluation, analyse de risque et supervision correcte de la qualité des soins et de l’évolution clinique du patient, ce qui est dangereux et continuera à augmenter le sentiment de perte de sens au sein de la profession expliquant en grande partie la pénurie actuelle. Et d’autre part, si ces IRSG ne sont pas rémunérés à la hauteur de leurs responsabilités actuelles et des nouvelles qui arrivent, ou pas suffisamment mieux que les professions qui pourront réaliser tous ces actes infirmiers, suivre de telles études perdra encore plus de son intérêt pour la jeunesse. Espérons que nos nouveaux gouvernements sont conscients de ces défis.
- Arrêté royal du 10 novembre 1967 relatif à l’exercice de l’art de guérir et des professions paramédicales.
- Arrêté royal du 18 juin 1990 relatif aux prestations techniques infirmières et aux actes médicaux qui peuvent être confiés aux infirmières.
- La version 2013/55 remplace la EU/2005/36.
- Le 10 mai 2015, l’arrêté royal n° 78 a été coordonné et republié sous un nouveau nom : la loi relative à l’exercice des professions des soins de santé (LEPS).
- En néerlandais, le titre professionnel est moins explicite et/ou s’appelle à dessein basisverpleegkundige (infirmier de base).
- Développement et implémentation de nouvelles classifications de fonctions sectorielles et analytiques, qui forment la base de nouveaux modèles de rémunération, dans les secteurs non marchands, spécifiquement dans les secteurs des soins de santé.
- Art. 124 de la LEPS tel que modifié par la loi du 11 juin 2023 et les arrêtés royaux du 29 février 2024 relatifs aux prestations techniques infirmières qui relèvent des activités de la vie quotidienne et peuvent être réalisées par un aidant proche et aux prestations techniques infirmières qui peuvent être déléguées à l’aidant qualifié.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°110 - MARS 2025
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