Dis-moi qui tu veux soigner, et je te dirai où t’installer !
Christine Mainguet, Dr André Crismer, Muriel Roelandt
Santé conjuguée n°105 - décembre 2023
Il est important pour l’équipe d’un centre de santé intégré de bien connaître la population des quartiers dans lesquels il est implanté (sa zone de « recrutement » si elle est délimitée géographiquement) et la population qui fréquente effectivement le centre. Le financement au forfait, qui permet de bien identifier les patients inscrits, est un bel outil pour atteindre cet objectif.
La maison médicale Bautista Van Schowen est située dans le quartier du Pairay, à Seraing. Une première étude, en 1990, avait déjà comparé les données de la maison médicale à celles de l’Institut national de statistique. Seraing est divisé en quartiers. Chaque quartier est divisé en secteurs. Pour chaque quartier, nous disposions de certains indicateurs : proportions de professions libérales, proportions de chômeurs, proportions de maisons avec salle de bains, téléphone, voiture. Sur base de cela, nous avions établi une typologie pour classer les quartiers par niveaux de richesse, inspirée d’un travail de Christiane Gosset qui avait réalisé une étude sur le territoire de la ville de Liège. Nous avions étudié l’origine de notre population sur base de cette typologie.
En 2023, nous disposons de différentes données par quartiers fournies par le portail d’informations statistiques locales sur la Wallonie1 : le revenu médian par déclaration, le pourcentage de personnes avec statut BIM (bénéficiaires de l’intervention majorée, de remboursements plus importants pour les soins de santé compte tenu de la faiblesse de leurs revenus)… Notre objectif était d’étudier notre population et de la comparer avec les caractéristiques sociodémographiques de la population de la commune.
Les populations selon les quartiers
Des 4 120 patients inscrits à la maison médicale le 5 avril 2023, 3 820 avaient une adresse connue sur le territoire de Seraing, Ougrée ou Boncelles (soit 93 %). Nous avons regroupé les quartiers en quatre groupes selon leur niveau de revenus médians.
- Dans le groupe de quartiers les plus pauvres, 13 % des habitants sont inscrits à la maison médicale.
- Dans le groupe de quartiers les plus riches, 2 % des habitants sont inscrits à la maison médicale.
- 53 % des patients de la maison médicale viennent du groupe de quartiers les plus pauvres.5 % des patients de la maison médicale viennent du groupe de quartiers les plus riches.
- Dans le quartier du Pairay où se situe la maison médicale, 25 % des 2 318 habitants sont inscrits à la maison médicale.
Dans le quartier le plus riche, 0 % des patients sont inscrits à la maison médicale.
Une autre façon de regarder les choses est de classer les quartiers en fonction du nombre de patients inscrits à la maison médicale. C’est ce que nous avons fait. Nous avons retenu les dix quartiers qui hébergent 75 % de la population de la maison médicale. Quand nous classons les quartiers de Seraing par revenus médians décroissants, nous voyons très bien que la maison médicale ne recrute pas dans les quartiers riches, recrute un peu dans les quartiers intermédiaires et recrute beaucoup dans les quartiers pauvres. Notons que la maison médicale se trouve quasiment au point frontière entre les quartiers du Pairay, de Seraing gare et de Vieille Espérance.
Quand nous classons les quartiers en fonction de leur distance à vol d’oiseau de la maison médicale, nous constatons que nous recrutons nos patients selon la proximité du domicile avec notre centre. Nous recrutons nos patients dans les quartiers pauvres, mais nous recrutons surtout dans les quartiers proches de la maison médicale, ce qui est le résultat d’une politique d’inscription de l’équipe de la maison médicale.
Étude des statuts BIM
Dans le quartier du Pairay, où nous comptons le plus de patients et où la proportion de patients inscrits à la maison médicale est la plus haute (25 %), il y avait, selon l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS)2, 48 % de BIM en 2020 (sur 2 318 habitants). À titre comparatif, 21,35 % de la population wallonne avait le statut BIM en 2021. Dans ce quartier, nous comptons 571 patients. Nous avons pu identifier le statut BIM de 568 patients, parmi lesquels il y en a 325 avec un statut BIM (soit 57 %).
29 % des habitants du Pairay avec un statut BIM sont inscrits à la maison médicale, alors que 20 % des patients non BIM sont inscrits à la maison médicale. Parmi les 325 patients avec statut BIM, 34 % dépendent du CPAS, 36 % sont des assurés ordinaires, 22 % sont invalides et 6 % sont des personnes pensionnées.
Le quartier du Pré Soray est, parmi les dix quartiers où la maison médicale recrute le plus de patients, celui qui compte le plus haut pourcentage de BIM (63,78 %). Parmi les patients de la maison médicale originaires de ce quartier, 70 % des patients ont un statut BIM.
Discussion
Cette étude préliminaire confirme ce que l’étude de 1990 avait déjà montré : nous recrutons les patients plus dans les quartiers pauvres que dans les quartiers riches, mais surtout nous recrutons plus dans les quartiers proches que dans les quartiers éloignés. Dis-moi qui tu veux soigner et je te dirai où t’installer !
Nous n’avons plus les données de l’étude de 1990, mais il nous paraît que cette tendance à recruter plus dans les quartiers pauvres s’est fortement renforcée. Nous avons beaucoup moins de patients qui viennent des quartiers plus aisés de Seraing. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer ce phénomène :
- depuis plus de vingt ans, la maison médicale a réduit sa zone d’inscription aux quartiers proches, qui regroupent des quartiers parmi les plus pauvres ;
- en 1990, la population de la maison médicale comptait encore de nombreux patients arrivés avant le financement au forfait. On sait que ce système attire plus les plus pauvres et les plus malades que les plus riches et les bien portants ;
- les difficultés économiques croissantes ont pu avoir motivé plus les plus pauvres à s’inscrire dans notre système au forfait ;
- des maisons médicales se sont installées dans les quartiers plus aisés de Seraing.
Le BIM est un marqueur d’une démarche pour réduire les difficultés de certains désavantagés, plus qu’un marqueur d’inégalités. L’étude des BIM dans le quartier du Pairay et du Pré Soray montre que, non seulement nous recrutons plus dans les quartiers pauvres, mais nous recrutons plus les plus pauvres des quartiers pauvres.
Une étude de la Mutualité chrétienne3 sur l’ensemble de la Belgique a analysé différents indicateurs de santé selon les classes de revenus. Une estimation a été faite en attribuant aux personnes le revenu médian par déclaration 2019 de leur quartier de résidence. Une échelle de dix classes de revenus fiscaux médians a été construite pour observer les écarts de santé. La classe 1 représente les revenus les plus faibles ; la classe 10 les revenus les plus élevés. Chaque classe regroupe approximativement 10 % des 4 581 990 membres de la mutualité. Selon cette méthode : 10 % des patients des Mutualités chrétiennes sont repris dans la catégorie 1 (revenu de 0 à 21 236 euros). 68,5 % des patients de la maison médiale sont repris dans cette catégorie ! Les chercheurs avancent un constat sans équivoque : « On observe un état de santé considérablement dégradé et un risque de surmortalité important chez les personnes qui résident dans les zones géographiques les plus défavorisées. En comparaison avec ceux et celles qui résident dans les quartiers les plus riches, les membres habitant les quartiers les plus pauvres ont un risque accru de 51 % de souffrir du diabète et de 84 % de décéder dans l’année. Outre les indicateurs d’état de santé, nous mesurons également les inégalités face à la prévention médicale et le recours aux soins de santé (soins ambulatoires de première ligne, soins hospitaliers, soins de santé mentale). Dans tous ces domaines, nous mesurons l’existence d’un gradient économique, défavorable envers les populations vivant dans les quartiers pauvres, qui est d’autant plus marqué que les soins sont lourds ».
Notre étude va dans le même sens que celle de Solidaris qui, en 2017, montrait que dans les quartiers de Liège la proportion de BIM était plus élevée en moyenne dans la population au forfait (50,3 %) qu’à l’acte (36 %)4. Notre étude montre aussi que la maison médicale, qui rencontre 25 % des habitants du quartier du Pairay, est un acteur local, un acteur régulièrement en contact avec un public plus vulnérable et reconnu par des politiques comme leur étant difficilement accessible. « Les maisons médicales constituent un maillon essentiel dans l’accessibilité aux soins de santé pour la population, notent les chercheurs de Solidaris : elles drainent en particulier des groupes de population fragilisés sur le plan socioéconomique, qui présentent plus de risque de pauvreté et qui sont plus susceptibles de reporter, voire de renoncer à des soins médicaux pour des raisons financières. Elles le sont d’autant plus que le système forfaitaire est financièrement plus accessible. De facto, les patients ne paient pas de ticket modérateur pour les prestations couvertes au sein de la maison médicale au niveau de la médecine générale, de la kinésithérapie et des soins infirmiers. Cela permet ainsi de lever la barrière financière à l’accès à la première ligne de soins pour des populations qui, sans cela, pourraient être contraintes de ne pas se faire soigner faute d’argent et voir leur état de santé s’aggraver avec des implications d’autant plus lourdes en termes de dépenses pour l’assurance maladie. »
Pistes d’actions
Une part importante de notre population est pauvre et cette part va probablement en croissant. Cela a toujours été une volonté de la maison médicale de rester accessible aux plus fragiles, mais la volonté de la maison médicale est aussi de garder une population mixte, pour éviter l’effet ghetto et soutenir en pratique les valeurs du vivre-ensemble et de solidarité (dans le système de financement au forfait, les cotisations des non-malades servent à soigner les plus malades), pour ne pas avoir trop de situations lourdes à gérer, pour briser l’image encore présente chez certains que les maisons médicales sont réservées aux pauvres. Ces objectifs peuvent être en tension.
Est-ce que cela doit remettre en question les contours de notre zone d’inscription actuelle ou notre organisation interne, de façon à promouvoir une mixité sociale ? Ou faut-il accepter l’évolution sociologique de notre quartier et d’agir en fonction de ce qu’il est devenu ? Quelles implications en termes d’aménagement de l’accueil, de la salle d’attente ? D’horaires d’ouverture ?
Nous devons tenir compte des caractéristiques médicales de notre population. Nous savons que les plus pauvres sont beaucoup plus soumis à des déterminants de la santé défavorables, qu’ils souffrent plus de pathologies chroniques et particulièrement de maladies mentales, qu’ils ont une espérance de vie et une espérance de vie en bonne santé plus courtes, qu’ils bénéficient moins de services préventifs et qu’ils utilisent les services de santé de façon moins adéquate5 6 7. Des données de l’étude des Mutualités chrétiennes et de l’Enquête Santé de 2018 sont particulièrement éloquentes.
Ceci devrait influencer nos priorités d’actions. Nous devons définir les besoins spécifiques des quartiers, pour travailler avec nos patients (santé communautaire, éducation permanente, mobilisation) et les associations du quartier, notamment dans la perspective des prochaines élections communales. Pourrons-nous démontrer que nos politiques de santé sont adaptées à notre population (curatif, préventif…) et que nous avons de bons résultats en termes de santé ? Il faut privilégier des politiques qui profitent à tous, mais qui profitent surtout aux pauvres (des transports publics accessibles, le financement des soins de santé à la capitation…). Ce serait intéressant d’étendre cette étude à l’ensemble des maisons médicales de Seraing ; elle peut être utile aussi à la réflexion quant au lieu d’implantation d’une prochaine maison médicale.
- https://walstat.iweps.be.
- www.iweps.be
- H. Avalosse et al.,
« Inégaux face à la santé. Étude quantitative des inégalités économiques relatives à la santé et à l’utilisation des soins de
santé par les membres de la MC », Santé & Société n° 4, 2022, www.mc.be. - M. Boutsen et al., Les maisons médicales « à la
loupe », Solidaris, 2017, www.institut-solidaris.be. - J.-M. Laasman et al., Les inégalités sociales
nuisent gravement à la santé. Synthèse, Solidaris, 2018, www.institut-solidaris.be. - L’Agence Intermutualiste,
Données de santé, aim-ima.be - Le tiers payant social : Pour quel accès aux soins, Solidaris, www.brudoc.be.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°105 - décembre 2023
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