Aller au contenu

Inégalités de genre au travail


Santé conjuguée n°105 - décembre 2023

Écarts de salaire et de pension, carrières morcelées, surcharge de travail rémunéré et non rémunéré, risques professionnels sous-estimés… Nombreuses sont les inégalités de genre au travail qui persistent en Belgique.

D’après un récent rapport du Conseil supérieur de l’emploi, le marché belge se caractérise encore par une ségrégation professionnelle très marquée1. Si les femmes occupent une place de plus en plus importante (leur taux d’emploi est passé de 50 % au milieu des années 1990 à 67 % en 2021), elles ne travaillent ni dans les mêmes secteurs, ni dans les mêmes métiers, ni aux mêmes niveaux hiérarchiques que les hommes.
Tandis qu’elles sont surreprésentées dans les services aux personnes, la santé et l’éducation, les hommes travaillent plus fréquemment dans des secteurs offrant des rémunérations attractives tels que l’industrie, la construction, l’information et la communication. Par ailleurs, les femmes n’occupent pas les mêmes métiers que les hommes. « C’est particulièrement vrai dans les secteurs à dominance masculine, pointe le Conseil supérieur de l’emploi. Dans la construction ou l’industrie, on trouve proportionnellement moins de femmes ouvrières que d’hommes. Dans ces secteurs, les femmes sont plutôt concentrées dans des fonctions administratives (secrétariat, comptabilité, ressources humaines…). »
Avec 14 % de femmes aux postes de direction et 6 % parmi les PDG, le Conseil supérieur de l’emploi relève également la sous-représentation des femmes dans les fonctions dirigeantes et les emplois hautement rémunérés. « Si les hommes et les femmes tendent à démarrer leur carrière dans des positions et à des conditions relativement proches2, l’écart tend à s’accroitre au fil de la carrière. »3 Il existe en outre une ségrégation verticale dans certains secteurs ou pour certaines professions : « Les femmes accèdent dans une moindre mesure aux échelons les plus élevés de la hiérarchie (plafond de verre) et obtiennent moins de promotions (plancher collant). »

Écart salarial et surqualification

Résultat, selon l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes portant sur des données de 2018, l’écart salarial femmes/hommes s’élevait à 23,1 % sur base annuelle, sans correction pour la durée de travail (effet du travail à temps partiel)4. S’il est plus faible dans le secteur public que dans le secteur privé, il culmine dans le secteur des activités financières et d’assurance. Ces inégalités de genre se cumulent au fil de la carrière et se traduisent par de moindres revenus lors du passage à la pension. En Belgique, l’écart de pension atteignait 26 % en 2021. Selon l’analyse du Conseil supérieur de l’emploi, « plusieurs éléments sont à la base de cet écart de pension au détriment des femmes : les salaires inférieurs durant la carrière, la durée plus réduite de la carrière, les interruptions de carrière plus nombreuses, un taux d’inactivité plus élevé, etc. Les différences d’octroi des avantages extra-légaux, comme la pension complémentaire, le renforcent encore ».
On observe aussi une tendance nette à la surqualification des femmes comparativement aux hommes, quelle que soit la branche d’activité observée. Aujourd’hui, les femmes hautement diplômées sont plus nombreuses : 47 % des femmes entre 25 et 64 ans ont un diplôme de l’enseignement supérieur contre 38 % des hommes, ce qui leur confère un avantage par rapport aux hommes au niveau de leur insertion initiale sur le marché du travail. En revanche, « celui-ci disparait par la suite, le plus souvent après la naissance d’un premier enfant, en raison vraisemblablement de normes sociales toujours prégnantes et des décisions prises au sein du ménage au moment de fonder une famille et de s’occuper des enfants, selon le Conseil supérieur de l’emploi. Le retard qui en résulte est persistant : il n’est jamais rattrapé dans la suite de la carrière. »
La littérature identifie souvent la parentalité comme un élément déterminant qui tend à accroitre les inégalités de genre. « À la naissance d’un enfant, ce sont les femmes, plus que les hommes, qui supportent les ajustements nécessaires pour assurer la combinaison entre responsabilités professionnelles et familiales, poursuit le Conseil supérieur de l’emploi. Elles vont par exemple plus souvent interrompre leur carrière, réduire leur temps de travail, s’orienter vers des fonctions proposant plus de flexibilité ou se tourner vers des emplois plus proches de leur domicile. D’une manière générale, ces décisions vont les conduire à des occupations moins rémunératrices et/ou offrant moins d’opportunités de carrière. »

De multiples sacrifices

Le travail à temps partiel est le principal facteur d’inégalité salariale entre les femmes et les hommes, selon l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes. Pour combiner leur emploi et les responsabilités familiales faisant l’objet d’un partage inégal au sein du couple5, les femmes occupent la majorité des emplois à temps partiel (quatre travailleurs à temps partiel sur cinq sont des femmes)6.
Le plus souvent, le temps partiel n’est pas un choix. « Le temps partiel involontaire est plus fréquent dans certains secteurs principalement féminins, comme le nettoyage ou le commerce de détail, où certains emplois ne sont proposés qu’à temps partiel », note le Conseil supérieur de l’emploi. Il permet aussi de composer avec des conditions de travail difficiles (pénibilité, déplacements) propres à certaines professions telles que les aides ménagères dans le secteur des titres-services. L’exposition aux horaires de travail atypiques (travail de nuit, horaires irréguliers, travail le dimanche, etc.) constitue également une forme de précarisation de l’emploi des femmes en particulier7.
Longtemps considérées à travers le prisme de l’amour, les activités domestiques peinent encore à être reconnues comme du travail. Or si l’on tient compte du temps consacré aux tâches domestiques non rémunérées, le volume total de travail des femmes est supérieur à celui des hommes, générant souvent une surcharge de travail gratuit et rémunéré.
Pour les travailleuses à la tête d’une famille monoparentale, dont le nombre ne cesse d’augmenter (un ménage sur dix en 2021), les difficultés liées au cumul d’un emploi et de l’éducation d’un ou plusieurs enfants s’accentuent et le risque de pauvreté augmente. « Dans 80 % des cas, le chef de ce type de ménage est une femme, constate le Conseil supérieur de l’emploi. Disposant d’un seul revenu inférieur à la moyenne (emploi flexible, à temps partiel…), le taux de risque de pauvreté de ces familles est trois fois plus élevé que celui des couples avec enfants. »
Les femmes assurent aussi très majoritairement le rôle d’aidantes proches à l’égard de personnes âgées ou en perte d’autonomie, une activité qui peut également constituer un frein à leur participation au marché de l’emploi8. Peu reconnues, ces personnes assurent pourtant une fonction essentielle au bon fonctionnement de notre société et de notre économie.

Le deuxième corps

Les risques professionnels encourus par les femmes et les hommes ne sont pas les mêmes. « Pour les hommes, les contraintes sont visibles : vibration, chaleur, froid, charge lourde, entre autres, constatent les chercheuses Sandrine Caroly, Melissa Bohórquez et Aurélie Fortune. Pour les femmes, elles sont davantage invisibles : la répétitivité, les faibles marges de manœuvre, les horaires de travail à temps partiel. »9 Elles occupent aussi plus souvent des emplois relationnels qui incluent une charge émotionnelle plus importante et sont plus régulièrement confrontées à la violence ou au harcèlement sexuel sur leur lieu de travail. Par conséquent, les effets du travail sur la santé sont différents selon le genre, les femmes étant davantage sujettes aux troubles musculosquelettiques, à certains cancers et au burn-out.
Par ailleurs, le corps des femmes est souvent considéré comme le « deuxième corps » sur le marché du travail : il serait différent, voire anormal, inférieur en taille et en force10. Les espaces, les outils, les équipements ont pour la plupart été conçus par et pour des hommes. « La réalité physique de la plupart des femmes (morphologie, forces et faiblesses, menstruations, grossesse, ménopause, double journée de travail, risques d’agression sexuelle) n’y a donc pas été considérée », estime Karen Messing, spécialiste mondialement reconnue de la santé des femmes au travail.

  1. Conseil supérieur de l’emploi, La participation des femmes au marché du travail, janvier 2023.
  2. Des études concluent au contraire que, à niveau d’éducation équivalent, les femmes entrent sur le marché du travail à des niveaux hiérarchiques
    souvent inférieurs à ceux des hommes.
  3. Conseil supérieur de l’emploi, op. cit.
  4. Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, L’écart salarial entre les femmes et les hommes en Belgique, 2021.
  5. Un jour de semaine moyen, les hommes ayant un emploi et de jeunes enfants consacrent 2 heures 30 aux tâches ménagères, aux soins des enfants et à
    l’éducation, tandis que les femmes y consacrent près de 4 heures 30. In Institut
    pour l’égalité des femmes et des hommes, Genre et emploi du temps, https://igvm-iefh.
    belgium.be, 2016.
  6. Chez les hommes, la proportion de régimes à temps partiel progresse mais reste nettement
    inférieure à celle des femmes (10 % vs 39 % en 2021). In Conseil supérieur de l’emploi, op. cit.
  7. E. Martinez-Garcia, Enquête sur le caractère (in)volontaire du temps partiel féminin, ULB, février 2020.
  8. Dans 85 % des cas, ce sont des femmes âgées de 35 à 64 ans qui assurent ces tâches. In : A. D’Ortenzio et al., Aidant·e·s
    proches : tour d’horizon dans une perspective de genre, Soralia, 2021.
  9. S. Caroly, et al., « Les effets de l’organisation du travail sur la division sexuelle du travail et les troubles musculosquelettiques dans le secteur agricole », Genre, conditions de travail et santé. Qu’est-ce qui a changé ?,   www.etui.org, 2020.
  10. K. Messing, Le deuxième corps : femmes au travail, de la honte à la solidarité, Ecosociété, 2021.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°105 - décembre 2023

Étude : Genre et santé au travail

Introduction n°105   À travers le monde, malgré les conquêtes du mouvement féministe – accès au marché de l’emploi, diminution des écarts salariaux dans certaines contrées… – des femmes travaillent encore dans de moins bonnes conditions(…)

- Pauline Gillard

Inégalités de genre au travail

D’après un récent rapport du Conseil supérieur de l’emploi, le marché belge se caractérise encore par une ségrégation professionnelle très marquée. Si les femmes occupent une place de plus en plus importante (leur taux d’emploi est(…)

- Pauline Gillard

Santé des femmes au travail : où en sommes-nous ?

En 1978, la chimiste américaine Jeanne Mager Stellman a publié une dénonciation des risques encourus par les travailleuses et de leur exclusion des interventions en santé au travail. La même année, les sociologues canadiens Pat et(…)

- Karen Messing

Comment réduire les angles morts ?

Qu’il s’agisse de cancers, de maladies cardiovasculaires, de troubles musculosquelettiques, de burn-out, l’enjeu des conditions de travail est central. S’agissant d’expositions forcées (qui découlent de l’organisation du travail et non de la volonté individuelle des personnes(…)

- Laurent Vogel

Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?

L’héritage du marxisme, du matérialisme historique et de l’analyse en termes de classes sociales, et plus précisément de rapport de classe, va toutefois être revendiqué par une part importante de ces féministes qui se sont préoccupées(…)

- Maud Simonet

Sortir le care de la relégation sociale

Comment le care est-il devenu votre principal objet de recherche ? F. D. : Pour deux raisons. Par une expérience assez triste, mais en même temps très enrichissante de care à effectuer pour un membre de ma famille.(…)

- Pauline Gillard

Le care, révélateur des inégalités

Le Conseil des ministres de la Région de Bruxelles-Capitale a débattu en octobre dernier d’un projet d’ordonnance sur la migration économique proposé par le ministre de l’Emploi Bernard Clerfayt (Défi) concernant un dispositif visant à faciliter(…)

- Aurélie Leroy

Le nettoyage, un secteur pas si propre…

La première cause de maladie de longue durée, ce sont les maladies mentales : dépression, épuisement professionnel, troubles anxieux. On estime qu’un Belge sur trois souffre de stress au travail. Les troubles musculosquelettiques arrivent en deuxième place.(…)

- Elisa Munoz Gomez

Le tabou des menstruations

Tout au long de sa vie reproductive, une femme aura entre 250 et 450 cycles menstruels selon le nombre d’enfants qu’elle aura ou pas, le temps d’allaitement et la durée effective de sa vie reproductive. Sur base(…)

- Eloïse Malcourant

La décriminalisation de la prostitution est-elle bénéfique pour la santé ?

Surprise, les prostitué(e)s ne sont pas en si mauvaise santé que cela », s’étonnait le journal Libération en 2016, se basant sur une vaste étude menée par la Haute Autorité de santé (HAS) sur « L’état de santé(…)

- Marinette Mormont

Aides ménagères en lutte

Avec plus de 150 000 travailleurs et travailleuses, le secteur des titres-services est l’un des plus grands pourvoyeurs d’emplois en Belgique. Instauré par la loi du 20 juillet 2001 et lancé en 2004, le système permet à des ménages(…)

- Pauline Gillard

Les travailleuses domestiques s’organisent

Aujourd’hui, on estime qu’au moins 80 000 travailleuses sans papiers accomplissent un travail domestique ou de soin aux enfants, aux personnes âgées ou dépendantes, sans bénéficier de protection légale. « Nous en rencontrons beaucoup qui sont exploitées et travaillent(…)

- Pauline Gillard

La pénibilité des métiers féminins

Il est illusoire de penser que tous les travailleurs et travailleuses, en particulier les plus âgés et les plus âgées, peuvent continuer à travailler dans les conditions de travail actuelles, tout en préservant leur santé », affirmait(…)

- Pauline Gillard

Renverser les inégalités de genre au travail

La structure du marché de l’emploi belge se caractérise encore par une ségrégation professionnelle très marquée et par de profondes inégalités de genre : écarts de salaire et de pension, surreprésentation des femmes dans les secteurs les(…)

- Pauline Gillard

Actualités n° 105

Proxi Christmas & happy New Deal !

Que nous réserve l’année 2024 ? Soyons optimistes. En Région bruxelloise, le Plan social santé intégré (PSSI) est sur les rails. En Wallonie, Proxisanté ne devrait pas tarder à être validé. Ces deux grandes refontes de l’approche de(…)

- Rudy Pirard

Philippe Hensmans : « Le débat démocratique est en train de disparaitre »

Au fil des ans, l’engagement a-t-il changé ? Ph. H. : Les formes d’engagement ont changé et la durée dans une association certainement. On essaie d’amener les jeunes et on s’adapte en allant sur les applications qui sont(…)

- Pascale Meunier

#vivre mieux : une vision solidaire de la santé

La santé, ce n’est pas juste attraper un virus ou y échapper. Être en bonne santé dépend essentiellement de facteurs non médicaux : avoir un niveau d’éducation suffisant pour pouvoir prendre en main sa santé, vivre dans(…)

- Brieuc Dubois

L’avenir des soins de santé à Charleroi

À Charleroi, les habitants meurent un an plus tôt qu’ailleurs dans le Hainaut, deux ans plus tôt que la moyenne en Wallonie et quatre ans plus tôt que la moyenne belge. « C’est surtout la mortalité précoce,(…)

- Pascale Meunier

Dis-moi qui tu veux soigner, et je te dirai où t’installer !

La maison médicale Bautista Van Schowen est située dans le quartier du Pairay, à Seraing. Une première étude, en 1990, avait déjà comparé les données de la maison médicale à celles de l’Institut national de statistique. Seraing(…)

- Christine Mainguet, Dr André Crismer, Muriel Roelandt