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La pénibilité des métiers féminins


Santé conjuguée n°105 - décembre 2023

Les emplois exercés majoritairement par des femmes sont souvent associés à des exigences physiques moins spectaculaires que les emplois masculins. Pourtant,ces métiers présentent des risques spécifiques pour la santé (burn-out, troubles musculosquelettiques, moindre espérance de vie en bonne santé…) et une pénibilité sous-estimée.

Il est illusoire de penser que tous les travailleurs et travailleuses, en particulier les plus âgés et les plus âgées, peuvent continuer à travailler dans les conditions de travail actuelles, tout en préservant leur santé », affirmait récemment une étude de la Mutualité chrétienne qui a sondé quelque 4 600 membres âgés de 55 à 64 ans1. Parmi les facteurs affectant spécifiquement la santé des travailleurs et travailleuses plus âgés, l’étude pointe l’augmentation de la souffrance au travail liée aux nouvelles formes d’organisation du travail et à la dégradation des conditions de travail, l’âgisme2 et la plus grande probabilité de prendre soin d’un parent âgé en perte d’autonomie et/ou des petits-enfants, un rôle assumé très majoritairement par les femmes3.

Aménager les fins de carrière

Pourtant, au cours de la dernière décennie, de nombreux pays européens ont pris des mesures pour allonger la durée des carrières. En Belgique, le gouvernement Michel a décidé de relever progressivement l’âge de la pension à 66 ans à partir de 2025, puis à 67 ans à partir de 2030. Quelles conséquences auront ces politiques sur la santé des travailleurs et plus encore sur celle des travailleuses âgées qui peinent déjà à « tenir » jusqu’à 65 ans (l’âge légal actuel de la pension) ? En témoigne la part croissante de salariés âgés de 50 à 64 ans reconnus en incapacité de travail ou en invalidité(après un an d’incapacité de travail) qui est passée de 11 % à 15 % entre 2005 et 2019, avec une augmentation très marquée chez les femmes dont la proportion est passée de 11 % à 17 % sur la même période4.
Face à ces constats, la Mutualité chrétienne préconise de développer une politique de bien-être au travail qui tient compte des problèmes de santé spécifiques aux femmes, notamment en fin de carrière. En effet, d’après les résultats de son analyse, « un accès élevé à des conditions de travail de qualité au niveau relationnel, motivationnel et de sécurité, ainsi qu’à des aménagements de l’espace, du temps et des équipements de travail, protège davantage les femmes du burn-out, et préserve davantage leur satisfaction au travail ». La mutualité estime que ces aménagements sont d’autant plus nécessaires « dans la mesure où les femmes occupent plus souvent des métiers relationnels à lourde charge émotionnelle qui augmentent davantage leur risque de burn-out, et qu’elles s’occupent toujours davantage des tâches domestiques et de soins aux enfants ». Elle recommande encore d’intégrer la dimension de genre dans les stratégies de prévention des entreprises « afin d’analyser si les femmes sont plus spécifiquement exposées à certains risques que les hommes (ou inversement), et afin que des mesures de préventions spécifiques soient prises, le cas échéant ».

Un travail plus léger ?

Un autre enjeu consiste à faire reconnaitre la pénibilité largement sous-estimée des métiers féminins, comme s’y attèle le groupe Femmes de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) Brabant wallon depuis une dizaine d’années. « Contrairement à ce qu’on pourrait croire, explique Blanche Garcia, formatrice et permanente Femmes à la CSC Brabant wallon, beaucoup de femmes lèvent de lourdes charges. Une caissière qui porte de petits poids toute la journée porte en réalité la même quantité de poids qu’un maçon. Sans parler des aides à domicile qui doivent soulever ou déplacer des corps pesants. Alors que les maçons ont pu négocier que les sacs de ciment passent de 50 à 25 kg, les aides familiales et les infirmières n’ont pas pu négocier que les patients passent de 80 à 40 kg ! Toute cette charge de poids n’est donc absolument pas reconnue. »
Composé de déléguées syndicales issues des secteurs des aides à domicile, des titres-services, des soins de santé, de la chimie et du commerce, ce collectif a pris acte de la récurrence des plaintes des travailleuses (fatigue, douleurs, troubles musculosquelettiques…) et a lancé en 2012 une enquête sur la pénibilité non reconnue des métiers féminins. « Cette enquête s’adressait aux femmes, explique Blanche Garcia. Nous leur demandions si elles estimaient être confrontées à des critères de pénibilité dans l’exercice de leur métier, tels que le port de charges lourdes ou les positions inconfortables. Ensuite, nous leur demandions, parmi une liste de métiers, quels étaient les plus pénibles. À notre grande surprise, les métiers masculins apparaissaient systématiquement dans le haut du classement. Ainsi, les techniciennes de surface estimaient que le métier de maçon était plus pénible que le leur. »

Revendiquer des critères de pénibilité

Le premier défi a donc été de faire prendre conscience aux femmes qu’elles exercent des métiers pénibles. « Nous avons commencé par sensibiliser notre réseau de femmes. Puis est arrivé le sujet des pensions parce qu’une réforme se profilait, sous l’égide de Daniel Bacquelaine (MR) alors ministre des Pensions. Nous avons interpellé la personne chargée de négocier les pensions au niveau national de la CSC ainsi que les responsables femmes des autres régions qui ont également fait du lobbying en interne. Résultat, quand la CSC a négocié les pensions avec les autres interlocuteurs sociaux, sa position a consisté à revendiquer des critères de pénibilité liés à des types de tâches (port de charges lourdes, positions inconfortables) et à des modes d’organisation du travail (travail à pause, travail de nuit) plutôt que la reconnaissance de métiers pénibles relevant jusqu’alors uniquement de secteurs masculins. » Du côté de la FGTB, on estime aussi que « la pénibilité du travail a un impact sur l’espérance de vie en bonne santé. Charge de travail physique, travail de nuit, travail en équipe, risques pour la sécurité, charge psychosociale… font partie des critères qui doivent absolument être pris en compte dans le calcul de la pension légale et permettre de partir plus tôt à la pension, sans perte de droits. »5

Le combat n’est pas terminé

Actuellement, excepté le régime de chômage avec complément d’entreprise (RCC) – accessible sous certaines conditions dans le secteur de la construction ou en cas d’exercice d’un métier lourd (travail de nuit, travail en équipes successives et services interrompus) pendant une durée déterminée6 – et les aménagements de fin de carrière prévus pour quelques professions dans la fonction publique (enseignants, facteurs, personnel roulant de la SNCB), la pénibilité au travail n’est toujours pas prise en compte dans le régime général des pensions. « Cela pénalise particulièrement les travailleuses, s’insurge Blanche Garcia. Il n’y a aucune reconnaissance de la pénibilité du nettoyage par exemple. Les techniciennes de surface n’ont aucun avantage : ni pour leur pension ni au niveau des possibilités de crédit-temps. Or tout le monde sait qu’il est impossible d’exercer ce métier pendant quarante-cinq ans à temps plein. »
Pire, faute d’un revenu suffisant pour vivre dignement – les femmes réduisant davantage leur temps de travail au cours de leur carrière pour prendre soin de leurs enfants ou de leurs parents âgés, une partie d’entre elles sont contraintes de travailler au-delà de l’âge de la retraite, un phénomène accentué depuis l’assouplissement des règles de cumul d’une pension et de revenus professionnels par le gouvernement Michel7.
Cependant, selon Blanche Garcia, la défense de critères de pénibilité est « un acquis qui permettra peut-être à d’autres métiers féminins tels que les puéricultrices et les institutrices de faire reconnaitre la pénibilité de leur travail, alors qu’elles portent des enfants à bout de bras et se penchent à longueur de journée. C’est un combat que nous devons poursuivre, mais il a déjà bien avancé. »

  1. H. Henry, « Comment améliorer le bien-être en fin de carrière ? », Santé & Société n° 6, www.mc.be, juillet 2023.
  2. L’âgisme « désigne les stéréotypes, les préjugés et les comportements de discrimination envers les personnes sur base de leur âge », H. Henry, op. cit.
  3. À l’échelle européenne, dans 85 % des cas, ce sont des femmes, âgées de 35 à 64 ans, qui assurent ces tâches, principalement en tant que mères, filles/belles-filles ou partenaires. Source : A. D’Ortenzio et al., Aidant·e·s proches : tour d’horizon dans une perspective de genre, Soralia, www.soralia.be, 2021.
  4. Institut pour un développement durable, « La proportion de salarié.e.s du secteur privé en incapacité primaire ou en invalidité », Brève de l’IDD n° 60, www.iddweb.eu, avril 2022.
  5. FGTB, « La pension, en quelques questions », Syndicats Magazine, https://syndicatsmagazine.be, octobre 2023.
  6. Il existe aussi un régime de chômage avec complément d’entreprise pour les travailleurs moins valides ou ayant des problèmes physiques graves. In SPF Emploi, Travail et Concertation sociale, « Chômage avec complément d’entreprise », https://emploi.belgique.be.
  7. C. Crucifix,« L’endurance des retraitées. Petites pensions, les retraitées au boulot. », Médor n° 28, septembre 2022.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°105 - décembre 2023

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