Aller au contenu

Le tabou des menstruations


Santé conjuguée n°105 - décembre 2023

Dans la vie privée comme au travail, les règles restent un sujet chuchoté entre personnes menstruées. Pour demander un tampon ou une serviette sans que d’autres ne le sachent. Pour les planquer ensuite dans sa manche afin que personne ne les voie. Toutefois, les langues commencent à se délier et les initiatives pour lutter contre la précarité menstruelle sont de plus en plus nombreuses.

Tout au long de sa vie reproductive, une femme aura entre 250 et 450 cycles menstruels selon le nombre d’enfants qu’elle aura ou pas, le temps d’allaitement et la durée effective de sa vie reproductive. Sur base de 450 cycles d’environ cinq jours, nous arrivons à un peu plus de six ans passés en période de menstruations1.

Period shaming

Nous avons toutes et tous été éduqués à travers notre famille, l’école et la société à intérioriser les tabous entourant les règles. Dans l’appel à témoignages lancé en 2022 par Sofélia dans le cadre de sa campagne d’information et de communication « Sang rougir ! »2, 75 % des personnes interrogées ont mentionné que l’information sur ce qui se rapporte aux règles leur a été transmise par une figure maternelle et 51,2 % estiment ne pas avoir été suffisamment renseignées sur le sujet avant leurs premières règles ; 43,5 % disent les avoir mal vécues. Ces données montrent une prépondérance à maintenir les menstruations dans l’entre-soi des personnes menstruées. Elles montrent aussi que les menstruations sont majoritairement vues de manière négative. Selon une étude réalisée en 2022 par l’ONG Plan international et Opinion Way, 50 % des filles interrogées avaient honte d’avoir leurs règles et 35 % ont dit avoir subi des moqueries ou des humiliations à cause de leurs menstruations3. En anglais, ce phénomène porte un nom : period shaming.
Les menstruations sont encore principalement traitées au niveau de l’intime. C’est pourtant un enjeu sociétal et féministe important, car elles constituent un marqueur de la bonne santé physique et mentale4. La méconnaissance généralisée du corps des personnes menstruées et de ses particularités, la médicalisation des menstruations et le discours négatif et stigmatisant qui entoure le sujet s’inscrivent dans la continuité des inégalités entre les genres5.

Sensibiliser à la santé menstruelle

La santé menstruelle consiste en un état complet de bien-être physique, mental et social en relation avec le cycle menstruel. Cet état évolue en fonction de chaque personne tout au long de sa vie. Plusieurs facteurs peuvent l’influencer : âge, grossesse, génétique. Les tabous entourant les règles engendrent une méconnaissance de la santé menstruelle et de ses altérations tant auprès des professionnels que du grand public. Par exemple, les personnes atteintes d’endométriose traversent en moyenne sept années d’errance médicale avant de se voir poser le diagnostic6. Et cela sans compter le « biais de la douleur », quand un ou une professionnelle de la santé ne prend pas au sérieux la douleur signalée, ce qui constitue une forme d’injustice empêchant l’accès à des soins appropriés et touche surtout les personnes racisées (le syndrome méditerranéen)7.

Les inégalités liées aux règles

Les inégalités liées aux règles sont nombreuses8, la première étant la charge mentale qui s’y rapporte. Il s’agit du travail de préparation, de prévision et d’organisation que les femmes doivent réaliser juste parce qu’elles sont réglées : prévoir les produits menstruels en suffisance ainsi qu’un lieu propre, équipé et sécurisé pour en changer et les jeter. À cela s’ajoute une charge économique. On estime que chaque femme va dépenser entre 2 500 et 3 500 euros pour acheter les produits menstruels dont elle aura besoin au long de sa vie, soit 7,50 à 10 euros par cycle9. Il faut encore ajouter les consultations médicales et gynécologiques, les éventuels antidouleurs ainsi que le linge taché à remplacer. Ces charges entrainent de nombreuses personnes dans une forme de précarité menstruelle, cette difficulté d’avoir accès régulièrement ou ponctuellement à des sanitaires pour se changer, à des produits menstruels, à des soins dignes et abordables, à de l’information sur les cycles et les problématiques qui y sont liées.
Selon une étude de Synergie Wallonie, trois personnes sur dix ont plus ou moins régulièrement des difficultés financières pour acheter des produits menstruels en Fédération Wallonie-Bruxelles10. Des structures comme BruzElle11 ou des projets comme Sang Souci12 peuvent les aider, mais il importe également que le monde politique s’empare du sujet afin notamment d’adopter des lois permettant, par exemple, la gratuité des produits menstruels.

Period positive

Ce mouvement propose plusieurs solutions pour lutter contre la stigmatisation entourant les règles ainsi que des actions concrètes à mettre en place au niveau personnel, dans les institutions et au sein de la société1313. Par exemple, que vous soyez une personne menstruée ou pas, vous pouvez avoir des produits menstruels sur vous, à disposition au cas où une autre en aurait besoin. C’est une bonne manière de participer à l’allègement de la charge mentale. Vous pouvez essayer de parler le plus ouvertement possible des règles sans recourir à des mots codés comme « les ragnagnas ». Utiliser le bon vocabulaire pour parler des règles est en soi un acte de sensibilisation et de déconstruction des tabous. De leur côté, les institutions et les entreprises peuvent donner accès à des produits menstruels gratuits sur les lieux de travail, tant dans les toilettes pour femmes que pour hommes ou créer des toilettes non genrées. On ne va pas au boulot avec son papier hygiénique, pourquoi devoir y apporter ses serviettes ?

Changer les mentalités, changer les réglementations

Tenir compte de l’impact des souffrances spécifiques des femmes sur leur bien-être au travail est indispensable. Blanche Garcia, formatrice et responsable « Femmes » à la CSC Brabant wallon, avance des pistes pour adopter une approche genrée au sein des comités pour la prévention et la protection au travail (CPPT).
« Nous abordons aujourd’hui la précarité  menstruelle, la ménopause, l’endométriose dans nos formations, car elles ont clairement une influence sur le travail. J’interroge par exemple les militants sur l’opportunité d’ajouter la ménopause et ses conséquences dans la CCT 104, une convention collective de travail qui vise à favoriser le maintien au travail des travailleuses et travailleurs âgés. Il en va de même pour les règles, dont j’ai commencé à parler à la suite d’une action avec un collectif de jeunes femmes à Louvain-la-Neuve qui abordait la précarité menstruelle. Je l’aborde comme une vraie question syndicale parce qu’elle a un impact dans les entreprises, sans que cela soit un sujet malaisant y
compris pour des hommes qui s’estiment concernés par le coût des protections hygiéniques qui pèse
sur le budget familial. Par ailleurs, nombre de tenues de travail sont pensées de manière mixte, sans
prendre en compte les formes des femmes, les seins, les hanches. Il faut exiger des tenues adaptées au
corps des travailleuses pour qu’elles s’y sentent bien toute la journée. C’est en parlant des règles lors
d’une action du 8 mars – Journée internationale des droits des femmes – et du refus de footballeuses
anglaises de porter des shorts blancs inadaptés pendant leurs menstruations, que les déléguées se sont aperçues de ce qu’on leur imposait sur leur lieu de travail. Pour obtenir des avancées dans les entreprises, l’idéal c’est d’avoir une délégation syndicale mixte avec des délégués qui osent parler de sujets longtemps considérés comme tabous. Car si les mentalités évoluent dans le milieu syndical, il reste encore beaucoup à faire au niveau de la santé au travail des femmes, y compris en interne. Nous avons mené un travail pour ne plus tolérer les blagues sexistes et affirmer notre vision féministe et d’égalité des genres dans les formations. Je projette de donner une formation à l’empowerment pour soutenir les militantes dans la défense de points de vue genrés au sein de leur entreprise. »

  1. E. Thiébaut, Ceci est
    mon sang : petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font, La Découverte, 2017.
  2. 1 070 personnes ont répondu à cet appel.
  3. C. Lièvre, « 35 % des
    filles affirment avoir subi des moqueries ou humiliations à cause de leurs règles »,
    Elle.fr, 30 mai 2022.
  4. C. Quint, Be period positive : reframe your thinking and reshape the future of menstruation, DK, 2021.
  5. Ibid.
    35
  6. M. Hinry, « Endométriose : “un
    problème de femmes” encore méconnu », National Geographic, 22 janvier 2022.
  7. Stéréotype raciste intégré
    par certains membres du corps médical, selon lequel les personnes du pourtour méditerranéen (et en particulier les femmes) exagéreraient systématiquement
    leurs symptômes. K. Strano, « Le syndrome méditerranéen ou quand les préjugés tuent », Femmes prévoyantes socialistes, 2018.
  8. Planche BD « Les
    inégalités liées aux règles », www.sofelia.be.
  9. G. Dagorn, A.-A. Durant, « Combien les règles coûtent-elles dans la vie
    d’une femme ? », Le Monde, 2 juillet 2019.
  10. La précarité menstruelle en Fédération Wallonie-Bruxelles : Rapport d’enquête, Synergie Wallonie pour l’égalité entre les femmes et les hommes, mai 2022, synergie-wallonie.org.
  11. www.bruzelle.be.
  12. « Sang souci : Récolte de serviettes et de tampons hygiéniques pour femmes en situation de précarité », www.sofelia.be.
  13. Planche BD « Être
    period positive »,
    www.sofelia.be.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°105 - décembre 2023

Étude : Genre et santé au travail

Introduction n°105   À travers le monde, malgré les conquêtes du mouvement féministe – accès au marché de l’emploi, diminution des écarts salariaux dans certaines contrées… – des femmes travaillent encore dans de moins bonnes conditions(…)

- Pauline Gillard

Inégalités de genre au travail

D’après un récent rapport du Conseil supérieur de l’emploi, le marché belge se caractérise encore par une ségrégation professionnelle très marquée. Si les femmes occupent une place de plus en plus importante (leur taux d’emploi est(…)

- Pauline Gillard

Santé des femmes au travail : où en sommes-nous ?

En 1978, la chimiste américaine Jeanne Mager Stellman a publié une dénonciation des risques encourus par les travailleuses et de leur exclusion des interventions en santé au travail. La même année, les sociologues canadiens Pat et(…)

- Karen Messing

Comment réduire les angles morts ?

Qu’il s’agisse de cancers, de maladies cardiovasculaires, de troubles musculosquelettiques, de burn-out, l’enjeu des conditions de travail est central. S’agissant d’expositions forcées (qui découlent de l’organisation du travail et non de la volonté individuelle des personnes(…)

- Laurent Vogel

Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?

L’héritage du marxisme, du matérialisme historique et de l’analyse en termes de classes sociales, et plus précisément de rapport de classe, va toutefois être revendiqué par une part importante de ces féministes qui se sont préoccupées(…)

- Maud Simonet

Sortir le care de la relégation sociale

Comment le care est-il devenu votre principal objet de recherche ? F. D. : Pour deux raisons. Par une expérience assez triste, mais en même temps très enrichissante de care à effectuer pour un membre de ma famille.(…)

- Pauline Gillard

Le care, révélateur des inégalités

Le Conseil des ministres de la Région de Bruxelles-Capitale a débattu en octobre dernier d’un projet d’ordonnance sur la migration économique proposé par le ministre de l’Emploi Bernard Clerfayt (Défi) concernant un dispositif visant à faciliter(…)

- Aurélie Leroy

Le nettoyage, un secteur pas si propre…

La première cause de maladie de longue durée, ce sont les maladies mentales : dépression, épuisement professionnel, troubles anxieux. On estime qu’un Belge sur trois souffre de stress au travail. Les troubles musculosquelettiques arrivent en deuxième place.(…)

- Elisa Munoz Gomez

Le tabou des menstruations

Tout au long de sa vie reproductive, une femme aura entre 250 et 450 cycles menstruels selon le nombre d’enfants qu’elle aura ou pas, le temps d’allaitement et la durée effective de sa vie reproductive. Sur base(…)

- Eloïse Malcourant

La décriminalisation de la prostitution est-elle bénéfique pour la santé ?

Surprise, les prostitué(e)s ne sont pas en si mauvaise santé que cela », s’étonnait le journal Libération en 2016, se basant sur une vaste étude menée par la Haute Autorité de santé (HAS) sur « L’état de santé(…)

- Marinette Mormont

Aides ménagères en lutte

Avec plus de 150 000 travailleurs et travailleuses, le secteur des titres-services est l’un des plus grands pourvoyeurs d’emplois en Belgique. Instauré par la loi du 20 juillet 2001 et lancé en 2004, le système permet à des ménages(…)

- Pauline Gillard

Les travailleuses domestiques s’organisent

Aujourd’hui, on estime qu’au moins 80 000 travailleuses sans papiers accomplissent un travail domestique ou de soin aux enfants, aux personnes âgées ou dépendantes, sans bénéficier de protection légale. « Nous en rencontrons beaucoup qui sont exploitées et travaillent(…)

- Pauline Gillard

La pénibilité des métiers féminins

Il est illusoire de penser que tous les travailleurs et travailleuses, en particulier les plus âgés et les plus âgées, peuvent continuer à travailler dans les conditions de travail actuelles, tout en préservant leur santé », affirmait(…)

- Pauline Gillard

Renverser les inégalités de genre au travail

La structure du marché de l’emploi belge se caractérise encore par une ségrégation professionnelle très marquée et par de profondes inégalités de genre : écarts de salaire et de pension, surreprésentation des femmes dans les secteurs les(…)

- Pauline Gillard

Actualités n° 105

Proxi Christmas & happy New Deal !

Que nous réserve l’année 2024 ? Soyons optimistes. En Région bruxelloise, le Plan social santé intégré (PSSI) est sur les rails. En Wallonie, Proxisanté ne devrait pas tarder à être validé. Ces deux grandes refontes de l’approche de(…)

- Rudy Pirard

Philippe Hensmans : « Le débat démocratique est en train de disparaitre »

Au fil des ans, l’engagement a-t-il changé ? Ph. H. : Les formes d’engagement ont changé et la durée dans une association certainement. On essaie d’amener les jeunes et on s’adapte en allant sur les applications qui sont(…)

- Pascale Meunier

#vivre mieux : une vision solidaire de la santé

La santé, ce n’est pas juste attraper un virus ou y échapper. Être en bonne santé dépend essentiellement de facteurs non médicaux : avoir un niveau d’éducation suffisant pour pouvoir prendre en main sa santé, vivre dans(…)

- Brieuc Dubois

L’avenir des soins de santé à Charleroi

villeÀ Charleroi, les habitants meurent un an plus tôt qu’ailleurs dans le Hainaut, deux ans plus tôt que la moyenne en Wallonie et quatre ans plus tôt que la moyenne belge. « C’est surtout la mortalité précoce,(…)

- Pascale Meunier

Dis-moi qui tu veux soigner, et je te dirai où t’installer !

La maison médicale Bautista Van Schowen est située dans le quartier du Pairay, à Seraing. Une première étude, en 1990, avait déjà comparé les données de la maison médicale à celles de l’Institut national de statistique. Seraing(…)

- Christine Mainguet, Dr André Crismer, Muriel Roelandt