Aller au contenu

La décriminalisation de la prostitution est-elle bénéfique pour la santé ?


Santé conjuguée n°105 - décembre 2023

La plupart des personnes qui ont une activité prostitutionnelle, en très grande majorité des femmes1, se soucient de leur santé. Elles sont pourtant souvent privées d’accès aux soins et à d’autres droits fondamentaux. La récente réforme du code pénal belge adoptée le 18 mars 2022, qui met un terme à la criminalisation de la prostitution et devrait permettre une reconnaissance de ces activités, va-t-elle améliorer la santé des femmes ?

Surprise, les prostitué(e)s ne sont pas en si mauvaise santé que cela », s’étonnait le journal Libération en 20161, se basant sur une vaste étude menée par la Haute Autorité de santé (HAS) sur « L’état de santé des personnes en situation de prostitution/travailleurs du sexe ». Pas de surconsommation d’alcool ou de drogues chez ces populations, surrisques très modérés d’infection au VIH chez les femmes, etc. : cette enquête « tord le cou à quelques clichés », avançait l’auteur de l’article.
À y regarder d’un peu plus près, les résultats sont plus nuancés. L’étude2 en question met en avant une forte variabilité de la situation sanitaire ainsi que le manque de données permettant « de déterminer si l’état de santé des personnes qui se prostituent est plus dégradé que celui de la population générale en France ». Mais elle met surtout en lumière les problématiques d’accès aux soins et les violences que peuvent subir les personnes en situation de prostitution.

Un grand taux de non-recours

« La majorité des personnes rencontrées se soucient énormément de leur santé. Leur corps, elles en prennent soin, c’est leur outil de travail », explique Isabelle Jaramillo, coordinatrice générale d’Espace P, asbl qui travaille avec des personnes en situation de prostitution, principalement migrantes, avec ou sans autorisation de séjour. L’association réalise tous les sept ans une enquête relative à la santé de son public. Il en ressort notamment que les personnes avec une activité prostitutionnelle ont une réelle connaissance des infections sexuellement transmissibles (IST), des pratiques sexuelles à risque et plus généralement des risques liés à leur activité. « Même les personnes migrantes ont des informations sur les usages qui leur permettent de travailler de manière safe. Mais elles ne sont jamais à l’abri de situations de violences ou de vulnérabilités qui font que, parfois, la survie est leur priorité, au détriment de leur santé. » Les personnes victimes de traite des êtres humains ou celles qui sont dépendantes de substances diverses sont probablement les moins enclines à prendre soin de leur santé, développant les unes comme les autres, des stratégies de survie très puissantes. Espace P confirme aussi un grand taux de non-recours aux droits chez ses bénéficiaires, principalement des femmes. Exemple ? 92 % d’entre elles n’ont pas de médecin traitant ou ce dernier n’est pas au courant de leur activité3. « Une partie de notre travail est alors de les accompagner pour plus d’autonomie dans leur situation de vie, notamment en ce qui concerne l’accès à l’aide médicale et à l’aide médicale urgente. » Et de préciser : « Nous ne rencontrons qu’une partie des travailleurs du sexe, une majorité d’entre eux n’ont pas besoin d’Espace P, car ils sont suffisamment autonomes. »
Sophie André, criminologue à l’ULg, corrobore. « Dans les formes professionnelles de travail du sexe – personnes qui travaillent régulièrement, avec un horaire, en salon de massage ou en vitrine –, il y a une vraie conscientisation, avec un accès aux parcours de soins offerts par les associations, dit-elle. Certaines personnes sont suivies bien plus que vous et moi au niveau gynécologique et de leur santé, avec une prévalence d’infection au HIV extrêmement faible. En revanche, au niveau des formes de prostitution plus clandestines – prostitution de rue, parcours de toxicomanie liés à la prostitution –, on constate une ultraprécarité et un décrochage des parcours de soin. » L’émergence de nouvelles formes d’activités, en privé et à domicile, rend aussi certaines personnes très difficiles à toucher.
Contrarié par la clandestinité dans laquelle les activités prostitutionnelles sont confinées dans la plupart des pays du monde, l’accès aux droits de ces personnes stigmatisées, invisibilisées et souvent criminalisées est un défi de taille. Les modes de régulation de ces activités, qu’ils soient abolitionnistes ou réglementaristes, favorisent-ils ou non la santé des femmes ? La question fait débat et déchire les féministes. Vue par les premières comme une mise à disposition du corps des femmes au profit du désir masculin dans le contexte d’une société patriarcale, et donc comme une forme d’exploitation, la prostitution doit être abolie. Pour les partisanes du réglementarisme, la prostitution est un travail à part entière. L’inscrire dans un cadre législatif clair permettrait aux femmes davantage de protection et de garantie d’accès à un certain nombre de droits. Certaines féministes dites « pro-droits/pro-sexe », plus individualistes et consuméristes, envisagent aussi la prostitution comme émancipatrice, à la condition qu’il s’agisse d’un choix et qu’il n’y ait pas de proxénète dans l’équation.
Espace P, comme d’autres associations de terrain qui accompagnent les personnes qui ont une pratique prostitutionnelle, a adopté une position qu’elle veut pragmatique. Pour l’asbl, la clandestinité dans laquelle la criminalisation a plongé ces activités rend le travail d’accompagnement de ces personnes très compliqué. « Les lobbies abolitionnistes féministes radicaux ne se rendent absolument pas compte des impacts en matière de santé publique, de santé mentale et d’accès aux droits. C’est une manière très patriarcale et très puritaine de penser à la place de ces personnes. Il faut des solutions pragmatiques, il faut des solutions de terrain. »

Les régulations et leurs impacts sur la santé

En avril 2016, le Parlement français votait la loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées. Inspiré du modèle suédois, le texte abroge le délit de racolage et pénalise les clients de personnes en situation de prostitution dans une perspective abolitionniste. Il prévoit aussi des mesures de protection et d’accompagnement des personnes, ainsi que des parcours de sortie de la prostitution.
Deux chercheuses de Sciences Po Paris, Néo Gaudy et Hélène Le Bail, se sont essayées à comparer les évaluations de la loi4, s’appuyant d’une part sur un rapport gouvernemental et d’autre part sur deux rapports associatifs qui reposent « sur la base du vécu des personnes concernées, de l’expertise des associations de terrain, ainsi que d’une lecture des travaux académiques ».
S’il se dégage du rapport gouvernemental que la pénalisation de la demande « doit encore faire ses preuves, et qu’avec quelques ajustements, plus de moyens et une plus grande volonté politique, cette loi pourra démontrer son efficacité », les associations de terrain la considèrent comme responsable de la dégradation des conditions de vie et de travail des personnes. La précarité, les violences, les difficultés d’accès aux soins et la stigmatisation des personnes se seraient aggravées par suite de la mise en œuvre de la loi. Augmentation du nombre de clients problématiques, du nombre de situations à risque et de rapports non protégés : les associations pointent une détérioration de la santé globale des personnes qui pratiquent la prostitution. La tendance à exercer leurs activités dans des lieux plus isolés ou à changer davantage de lieux d’exercice entraverait aussi l’accès aux actions de prévention et de réduction des risques, tout comme la bonne observance d’éventuels traitements.
Ce que la Suède et la France ont décidé d’interdire est organisé officiellement en Allemagne, pays réglementariste où la prostitution est commercialisée depuis 2002 dans des Éros centers encadrés par les pouvoirs publics. La profession de prostitué et de prostituée est reconnue par la loi, donnant accès à une protection sociale (assurance chômage, conditions de travail réglementées et couverture maladie). Si le modèle entend offrir aux personnes qui pratiquent la prostitution des droits non négligeables, comme celui de pouvoir porter plainte contre son employeur, un nombre extrêmement restreint de personnes détient, dans les faits, un contrat de travail. La législation a créé un système à deux vitesses, négligeant nombre de personnes toujours marginalisées. Elle aurait aussi mis de côté certains aspects sanitaires, omissions qu’une nouvelle loi « sur la protection des personnes prostituées » a tenté de corriger en 2017 en renforçant les mesures d’hygiène requises dans les établissements et en rendant le port du préservatif obligatoire.
D’un côté comme de l’autre, la santé des personnes semble s’être détériorée. « Les études ont montré que des systèmes très opposés idéologiquement avaient les mêmes répercussions sur les populations, commente la criminologue Sophie André. C’est le cas pour les personnes en situation irrégulière ou pour la prostitution de rue : elles ne sont pas intégrées aux systèmes de régulation, ce qui renforce parfois la répression à l’égard de ces formes de prostitution les plus vulnérables. »
Qu’en est-il de la Belgique, devenue après la Nouvelle-Zélande le second pays au monde à sortir toute activité prostitutionnelle de la clandestinité ?

« La criminalisation met en péril l’accès aux soins et favorise la propagation des IST »

C’est à l’occasion de la réforme du code pénal concernant le droit pénal sexuel, en 2022, que la décision a été prise. Jusqu’alors, si la Belgique n’interdisait pas la prostitution en tant que telle, toute forme de gestion, de soutien ou de recours à des services était passible d’être qualifiée de proxénétisme. Désormais, les personnes pratiquant la prostitution pourront bénéficier de droits sociaux. En outre, tous les tiers qui soutiennent leur activité (banquier, comptable, assureur, conseiller juridique…) ne pourront plus être poursuivis pour proxénétisme. Si la question du statut (salarié vs indépendant) n’est pas encore tranchée, et si le changement législatif n’a encore que peu d’impacts sur le terrain, du côté d’Espace P, on se réjouit : « Avant cette réforme, il y avait des réglementations communales d’interdiction du racolage et des sanctions administratives pour les clients. Des politiques qui mettent en péril la santé des travailleurs et travailleuses du sexe. Elles freinent l’accessibilité en matière de prévention, et augmentent les risques d’accepter des pratiques que les femmes n’accepteraient pas autrement ou de travailler dans des lieux qui ne sont pas safe. Quand la loi est passée au Moniteur belge, ces politiques locales ont cessé du jour au lendemain », relate Isabelle Jaramillo.
Sophie André, qui étudie aujourd’hui les impacts du changement législatif sur les personnes qui pratiquent la prostitution, en est, elle aussi, convaincue : c’est bien la voie de la décriminalisation qui semble la meilleure. « Il y a aujourd’hui des montagnes d’évidences et de preuves qui mettent en avant le fait que la criminalisation met en péril les droits fondamentaux, parmi lesquels l’accès aux soins, et favorise la propagation des IST. Le constat est partagé par tout un pan de la sphère scientifique qui a étudié ses répercussions sur la santé. » C’est notamment la conclusion d’articles publiés dans les revues médicales The Lancet et le British Medical Journal. Des organes internationaux tels que l’ONU-SIDA5 (ONU-Femmes a préféré rester neutre sur la question6) et Amnesty International ont aussi pris position en ce sens. Mais la chercheuse précise aussi : « C’est certain, l’accès à la profession va probablement améliorer la situation des personnes qui exercent déjà dans de meilleures conditions. Il ne faut pas imaginer qu’un cadre juridique va régler toutes les problématiques liées au travail du sexe. Il y a tellement de formes différentes de prostitutions. » Prendre en compte ces différentes formes de prostitution, c’est être à l’écoute de celles et ceux qui exercent ces activités, mais aussi questionner les liens entre leurs situations, variées, et les politiques publiques. C’est en tout cas ce que soutient le chercheur Renaud Maes (ULB, Université Saint-Louis) dans une interview à Alter Échos7 : « Finalement, croire que s’attaquer à la question prostitutionnelle est la solution, c’est soit naïf, soit volontairement stupide. C’est évident que c’est tout le champ des politiques publiques – économiques, migratoires, d’égalité hommes-femmes, d’accès aux études supérieures, à l’emploi… – qui est à interroger… »

  1. E. Favereau, « Prostitué(e)s, presqu’en bonne santé, mais souvent agressé(e)s », Libération, 12 avril 2016 : www.liberation.fr.
  2. État de santé des personnes en situation de prostitution et des travailleurs du sexe et identification des facteurs de vulnérabilité sanitaire, Haute Autorité de santé, janvier 2016, www.has-sante.fr.
  3. https://espacep.be.
  4. N. Gaudy, H. Le Bail. Synthèse comparative des rapports d’évaluation de la loi française sur la prostitution de 2016, 2020,
    https://sciencespo.hal.science
  5. Protecting the rights of sexworkers,
    UNAIDS,juin 2017, www.unaids.org.
  6. B. Crossette, « UN Women Declares Its Neutrality In The Sex Trade Debate », Passblue,
    11 novembre 2019, www.passblue.com.
  7. M. Mormont, « Les dessous du débat », Alter Échos n° 477, octobre 2019, www.alterechos.be.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°105 - décembre 2023

Étude : Genre et santé au travail

Introduction n°105   À travers le monde, malgré les conquêtes du mouvement féministe – accès au marché de l’emploi, diminution des écarts salariaux dans certaines contrées… – des femmes travaillent encore dans de moins bonnes conditions(…)

- Pauline Gillard

Inégalités de genre au travail

D’après un récent rapport du Conseil supérieur de l’emploi, le marché belge se caractérise encore par une ségrégation professionnelle très marquée. Si les femmes occupent une place de plus en plus importante (leur taux d’emploi est(…)

- Pauline Gillard

Santé des femmes au travail : où en sommes-nous ?

En 1978, la chimiste américaine Jeanne Mager Stellman a publié une dénonciation des risques encourus par les travailleuses et de leur exclusion des interventions en santé au travail. La même année, les sociologues canadiens Pat et(…)

- Karen Messing

Comment réduire les angles morts ?

Qu’il s’agisse de cancers, de maladies cardiovasculaires, de troubles musculosquelettiques, de burn-out, l’enjeu des conditions de travail est central. S’agissant d’expositions forcées (qui découlent de l’organisation du travail et non de la volonté individuelle des personnes(…)

- Laurent Vogel

Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?

L’héritage du marxisme, du matérialisme historique et de l’analyse en termes de classes sociales, et plus précisément de rapport de classe, va toutefois être revendiqué par une part importante de ces féministes qui se sont préoccupées(…)

- Maud Simonet

Sortir le care de la relégation sociale

Comment le care est-il devenu votre principal objet de recherche ? F. D. : Pour deux raisons. Par une expérience assez triste, mais en même temps très enrichissante de care à effectuer pour un membre de ma famille.(…)

- Pauline Gillard

Le care, révélateur des inégalités

Le Conseil des ministres de la Région de Bruxelles-Capitale a débattu en octobre dernier d’un projet d’ordonnance sur la migration économique proposé par le ministre de l’Emploi Bernard Clerfayt (Défi) concernant un dispositif visant à faciliter(…)

- Aurélie Leroy

Le nettoyage, un secteur pas si propre…

La première cause de maladie de longue durée, ce sont les maladies mentales : dépression, épuisement professionnel, troubles anxieux. On estime qu’un Belge sur trois souffre de stress au travail. Les troubles musculosquelettiques arrivent en deuxième place.(…)

- Elisa Munoz Gomez

Le tabou des menstruations

Tout au long de sa vie reproductive, une femme aura entre 250 et 450 cycles menstruels selon le nombre d’enfants qu’elle aura ou pas, le temps d’allaitement et la durée effective de sa vie reproductive. Sur base(…)

- Eloïse Malcourant

La décriminalisation de la prostitution est-elle bénéfique pour la santé ?

Surprise, les prostitué(e)s ne sont pas en si mauvaise santé que cela », s’étonnait le journal Libération en 2016, se basant sur une vaste étude menée par la Haute Autorité de santé (HAS) sur « L’état de santé(…)

- Marinette Mormont

Aides ménagères en lutte

Avec plus de 150 000 travailleurs et travailleuses, le secteur des titres-services est l’un des plus grands pourvoyeurs d’emplois en Belgique. Instauré par la loi du 20 juillet 2001 et lancé en 2004, le système permet à des ménages(…)

- Pauline Gillard

Les travailleuses domestiques s’organisent

Aujourd’hui, on estime qu’au moins 80 000 travailleuses sans papiers accomplissent un travail domestique ou de soin aux enfants, aux personnes âgées ou dépendantes, sans bénéficier de protection légale. « Nous en rencontrons beaucoup qui sont exploitées et travaillent(…)

- Pauline Gillard

La pénibilité des métiers féminins

Il est illusoire de penser que tous les travailleurs et travailleuses, en particulier les plus âgés et les plus âgées, peuvent continuer à travailler dans les conditions de travail actuelles, tout en préservant leur santé », affirmait(…)

- Pauline Gillard

Renverser les inégalités de genre au travail

La structure du marché de l’emploi belge se caractérise encore par une ségrégation professionnelle très marquée et par de profondes inégalités de genre : écarts de salaire et de pension, surreprésentation des femmes dans les secteurs les(…)

- Pauline Gillard

Actualités n° 105

Proxi Christmas & happy New Deal !

Que nous réserve l’année 2024 ? Soyons optimistes. En Région bruxelloise, le Plan social santé intégré (PSSI) est sur les rails. En Wallonie, Proxisanté ne devrait pas tarder à être validé. Ces deux grandes refontes de l’approche de(…)

- Rudy Pirard

Philippe Hensmans : « Le débat démocratique est en train de disparaitre »

Au fil des ans, l’engagement a-t-il changé ? Ph. H. : Les formes d’engagement ont changé et la durée dans une association certainement. On essaie d’amener les jeunes et on s’adapte en allant sur les applications qui sont(…)

- Pascale Meunier

#vivre mieux : une vision solidaire de la santé

La santé, ce n’est pas juste attraper un virus ou y échapper. Être en bonne santé dépend essentiellement de facteurs non médicaux : avoir un niveau d’éducation suffisant pour pouvoir prendre en main sa santé, vivre dans(…)

- Brieuc Dubois

L’avenir des soins de santé à Charleroi

villeÀ Charleroi, les habitants meurent un an plus tôt qu’ailleurs dans le Hainaut, deux ans plus tôt que la moyenne en Wallonie et quatre ans plus tôt que la moyenne belge. « C’est surtout la mortalité précoce,(…)

- Pascale Meunier

Dis-moi qui tu veux soigner, et je te dirai où t’installer !

La maison médicale Bautista Van Schowen est située dans le quartier du Pairay, à Seraing. Une première étude, en 1990, avait déjà comparé les données de la maison médicale à celles de l’Institut national de statistique. Seraing(…)

- Christine Mainguet, Dr André Crismer, Muriel Roelandt