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Renverser les inégalités de genre au travail


Santé conjuguée n°105 - décembre 2023

À la suite d’un processus d’éducation permanente entamé en 2022 sur la problématique des souffrances au travail, la Fédération des maisons médicales a invité cette année les soignants et les soignantes, et plus largement toute personne concernée ou intéressée, à chausser les lunettes du genre pour aborder les enjeux de santé au travail. Quels enseignements en tirer et quelle conclusion pour ce dossier ?

La structure du marché de l’emploi belge se caractérise encore par une ségrégation professionnelle très marquée et par de profondes inégalités de genre : écarts de salaire et de pension, surreprésentation des femmes dans les secteurs les moins valorisés et les moins rémunérés, sous-représentation des femmes dans les fonctions dirigeantes et les postes de négociation, cumul d’une activité professionnelle et de tâches domestiques inégalement partagées, etc. La division sexuelle du travail va de pair avec la minimisation des risques professionnels des activités exercées majoritairement par des femmes, en raison du stéréotype selon lequel leur travail serait plus léger et moins dangereux que celui des hommes. La pénibilité physique et psychique des métiers et des tâches qu’elles exercent est encore largement sous-estimée et invisibilisée. En outre, les femmes sont encore trop souvent considérées comme « le deuxième corps » dans des espaces de travail pensés par et pour les hommes, comme en attestent les outils, les tenues vestimentaires ou les équipements de protection inadaptés à la morphologie de la plupart d’entre elles.

Protéger

Les inégalités croisées de genre, de race et de classe touchent particulièrement les femmes migrantes qui ont quitté leur pays et leur famille et n’ont d’autre choix que d’accepter un travail précaire et instable, sans protection sociale, pour survivre souvent sous la menace de l’expulsion. Cette racialisation du travail de reproduction sociale constitue l’une des facettes du travail invisible accompli par les femmes et témoigne du manque de courage politique de nos représentants et représentantes face aux demandes répétées d’accès à un travail légal et digne, de protection face aux abus des employeurs et d’accès à des formations dans les métiers en pénurie et les fonctions essentielles.

Prévenir

À travers l’organisation d’un cycle sur le burn-out dans le secteur non marchand1, l’arpentage d’un ouvrage de Karen Messing2 et la mise en ligne de ressources documentaires3, nous avons pointé la nécessité d’intégrer la dimension du genre dans la conception des méthodes d’organisation du travail et des politiques de prévention afin de prendre en compte les risques professionnels invisibles que les femmes courent spécifiquement en raison du secteur dans lequel elles travaillent, du métier qu’elles occupent ou du type de tâches qu’elles doivent accomplir. Nous avons également mis en lumière le faible taux de reconnaissance de leurs maladies professionnelles (troubles musculosquelettiques, cancers, burn-out…) et le moindre dédommagement qui en découle, alors que l’aboutissement de ces procédures est essentiel tant sur le plan individuel que collectif.
Afin de prévenir les maux liés à des conditions de travail pénibles (tâches répétitives, port de charges lourdes, horaires atypiques, moindres marges de manœuvre…), il est indispensable de repenser l’organisation du travail pour plus d’égalité entre les genres, de remanier l’environnement de travail en fonction de la diversité des morphologies et de multiplier les initiatives de prévention (formations, visites médicales, analyses de risques…) comme le prévoit la loi de 1996 sur le bien-être au travail. Même si elles n’exercent pas leur métier dans un lieu de travail « classique », les aides ménagères, les travailleuses domestiques et les travailleuses du sexe ont aussi droit à un milieu de travail sûr et sain ainsi qu’à du matériel de qualité répondant aux standards de protection des travailleurs et travailleuses.

Sensibiliser

L’éradication des produits nocifs avec lesquels les travailleuses et les travailleurs sont en contact est un autre combat à mener, compte tenu de leurs effets néfastes sur la santé à moyen et long terme, parfois sur plusieurs générations (effets sur les gènes). Cela passe par une meilleure sensibilisation des travailleurs et des employeurs sur les dangers des perturbateurs endocriniens suspectés d’être à l’origine de nombreux problèmes de santé (cancers, troubles de la fertilité, obésité, diabète, malformations génitales, troubles de l’attention, etc.) par le biais de collectifs de travail ou des comités de prévention et de protection au travail dans les entreprises de plus de cinquante travailleurs. Favoriser la mixité des délégations syndicales et des commissions où sont représentés les travailleuses et les travailleurs contribuerait aussi à déployer une approche genrée de la santé au travail et à aborder des sujets restés longtemps tabous malgré leur impact sur le bien-être au travail de nombreuses femmes (menstruations, [péri]ménopause, endométriose…).

Déconstruire

Une autre piste consisterait à dégenrer les secteurs (du care notamment) où les femmes sont fortement surreprésentées afin de déconstruire les stéréotypes sur ce que serait un travail « naturellement » féminin ou masculin. Plus généralement, prévoir des aménagements du travail en fin de carrière, revoir à la baisse l’âge légal de la pension et défendre des critères de pénibilité liés à des types de tâches (positions inconfortables, port de charges lourdes, charge psychosociale…) et à des modes d’organisation du travail (travail à pause, travail de nuit) permettrait d’améliorer le bien-être au travail de tous les travailleurs et travailleuses tout au long de leur carrière.

Mobiliser

La santé au travail – et celle des femmes en particulier – constitue donc encore un des angles morts de la santé publique en Belgique. Délaissé par les acteurs de la prévention et de la recherche, ce champ d’action mériterait d’être davantage investi par les représentants et les représentantes politiques, les organisations syndicales et les mouvements sociaux. Des initiatives existent cependant, à l’instar de la mobilisation des aides ménagères dans le secteur des titres-services et des travailleuses domestiques sur lesquelles repose une grande part du travail de care informel. Avec le soutien de leurs organisations syndicales, des solidarités se tissent entre ces deux types de travail invisibilisé, pourtant indispensable au fonctionnement de notre système économique et social. D’autres alliances intersectorielles pourraient se renforcer, notamment avec les travailleuses et les travailleurs du secteur de la santé en grande souffrance actuellement. Cette étude a aussi permis la rencontre de femmes qui, à leur échelle, mènent un travail de lobbying au sein de leur institution pour mettre fin au sexisme et faire bouger les lignes. Gageons que d’autres personnes s’inspireront de leur combat en faveur d’une société plus juste et de l’égalité de genre, de race et de classe.

  1. Théâtre-, ciné- et conférence-débat en partenariat avec l’Association bruxelloise pour le bien-être au travail.
  2. K. Messing, Le deuxième corps : femmes au travail, de la honte à la solidarité, Ecosociété, 2021. L’arpentage est une méthode de lecture collective issue des cercles ouvriers et des mouvements de résistance.
  3. Fédération des maisons médicales, Genre et santé au travail : ressources 2023, www.maisonmedicale.org.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°105 - décembre 2023

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