Florence Degavre est socioéconomiste et enseigne les sciences sociales à l’UCLouvain. Depuis une vingtaine d’années, ses recherches portent sur le care, une notion qu’elle éclaire dans une perspective féministe, à la lumière de ses expériences personnelles et professionnelles.
Comment le care est-il devenu votre principal objet de recherche ?
F. D. : Pour deux raisons. Par une expérience assez triste, mais en même temps très enrichissante de care à effectuer pour un membre de ma famille. Cette expérience a mis en évidence ce que vivait la personne bénéficiaire, mais aussi tout ce que vivaient les personnes autour d’elle. C’était en 2000, le care était alors très peu connu et les travaux sur le care n’avaient pas encore été traduits. Je l’ai approché par la conceptualisation du travail domestique des féministes françaises et québécoises – Christine Delphy, Sandra Laugier… – qui en faisaient un véritable objet de recherche, ce qui n’avait pas du tout été le cas dans mes études. En sciences économiques, on ne s’intéresse pas au travail non rémunéré. La deuxième raison, c’est le choc de la découverte de ces écrits qui résonnaient avec ce que je vivais. M’emparer de la question du travail domestique, puis du care, me permettait de mettre des mots sur la situation dans laquelle ma famille était, de partager une réflexion sur ce qu’était le care par rapport au travail rémunéré et sur ce qu’il représentait dans l’ensemble du système économique.
Comment définissez-vous le concept de care ?
Pendant très longtemps, j’ai traduit le care par « aide et soin », parce que ça n’ancrait pas les gestes ou l’attitude dans un milieu professionnel ou non professionnel, cela permettait de naviguer un peu partout. Je me reconnais dans la définition de Joan Tronto qui explique que le care est « une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre “monde” de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible »1. Je me suis longtemps satisfaite de cette définition-là qui lie aussi le care à l’environnement naturel. Cependant, comme l’anthropologue allemande Heike Drotbohm qui parle de care beyond repair, je pense qu’il ne faut pas réserver le care à ce qui existe et à ce qui se reproduit. Il peut y avoir du care dans du neuf, dans l’innovation.
Comment cela se traduit-il empiriquement ?
Les terrains d’application du care sont infinis. D’après moi, ils ne se limitent ni aux métiers ni même aux gestes. J’aime dire que c’est une préoccupation individuelle et collective pour avoir en tête de ne pas briser les liens au vivant, avec l’environnement. C’est une notion qui peut s’appliquer dans n’importe quelle institution, n’importe quel contexte de travail, dans des espaces de discussion aussi. Il y a les métiers, les gestes, les attitudes, mais aussi les politiques publiques et l’organisation de la société. Comment est-ce que le care est organisé ? Par exemple, en ne finançant pas les organisations à la hauteur nécessaire, on fait peser le care sur d’autres agents plus informels. Tout cela est lié : le care est un système.
Et c’est là que vous faites intervenir la notion de régime de care ?
Exactement. Un régime renvoie à la fois à ce qui organise concrètement, qui est visible, mais aussi à tout ce qui n’est pas organisé et qui repose sur les femmes, les migrantes, ou alors qui est organisé, mais en divisant le travail (travail rémunéré/non rémunéré, travail visible/invisible). Tout cela fait partie du régime. Il n’y a pas que les actions, les gestes, les métiers, il y a aussi les représentations. Le régime de care, c’est aussi se demander « qu’est-ce qu’un bon soin ? ». Un bon soin n’est pas considéré de la même façon dans les années 1960 et maintenant. Il y a une vision très validiste aussi du bon soin. Quand on donne du soin, on n’a probablement pas la même vision du bon soin que la personne qui est amenée à le recevoir.
Pourquoi les métiers et les gestes du care sont-ils dévalorisés dans notre société ?
Je n’ai pas trouvé d’explication définitive dans la littérature ni auprès des personnes qui travaillent sur le care ni dans ma propre expérience. Chez les premiers économistes, le travail domestique n’est pas nécessairement dévalorisé : il n’est pas payé, mais il n’est pas méprisé. Quelque chose vient plus tard, me semble-t-il, au moment où une division du travail est actée et où l’on distingue ce qui ramène de l’argent et ce qui n’en ramène pas. Cette question-là vient avec l’industrialisation où on commence à voir des différences de salaire et un accès beaucoup plus sélectif au travail rémunéré. Et on se rend surtout compte que, pour calmer la question sociale, il faut parler à l’ouvrier comme s’il était le patron de sa propre famille. Une division genrée s’installe et rend le travail rémunéré des femmes beaucoup moins évident. C’est une forme d’interprétation, il y en a beaucoup d’autres, mais la question du travail des femmes devient soudain un enjeu d’apaisement social. Elles vont être renvoyées chez elles – ce qui est hypocrite parce que la plupart vont continuer à travailler y compris pour être rémunérées avec le travail à la pièce, mais c’est moins visible. C’était une vision bourgeoise de la place de la femme, probablement pas une vision ouvrière. C’est une période où on a dévalorisé l’apport des femmes au travail, où on a rendu évident qu’elles feraient ce travail domestique, qu’elles travaillent ou qu’elles ne travaillent pas de façon rémunérée.
Aujourd’hui, qu’observez-vous ?
Le travail dans les secteurs du care souffre d’un manque de reconnaissance parce que les compétences ne sont ni explicitées ni valorisées. On ne se rend pas compte de la centralité de ces métiers. Il y a aussi une invisibilisation financière. Outre les compétences qui ne sont pas valorisées à leur juste pénibilité, des compétences ne sont pas du tout conceptualisées, parce qu’associées à quelque chose que les femmes feraient naturellement. Tout ce travail d’adaptation d’une expérience en compétence est un enjeu qui n’existe pas que dans les secteurs du care, mais qui y est démultiplié, je pense. Par ailleurs, dans les négociations collectives, celles qui travaillent dans le care ne sont pas les mieux placées pour faire valoir leurs droits. Dans les carrières d’infirmière, le travail est tellement épuisant que celles qui le peuvent – parce qu’elles sont mariées ou qu’elles ont les capacités de faire autre chose – s’en vont au bout d’un moment. Celles qui restent sont celles qui ne peuvent pas partir et qui sont souvent en situation de racisation négative, en famille monoparentale et qui ont moins de temps pour se mobiliser. La capacité à se défendre est probablement moindre parmi celles qui occupent ces métiers-là. Nancy Folbre, une économiste féministe, parle de care penalty, dont, selon elle, tout métier qui a quelque chose à voir avec le care est d’emblée frappé : il est moins bien considéré, moins bien rémunéré, moins visible. S’il y a invisibilisation, il y a un salaire moindre ou une discrimination y compris raciste. Ce sont des enjeux qui mêlent histoire, rapports de pouvoir et structures des organisations elles-mêmes.
Dans l’étude d’une organisation de garde à domicile, nous avons observé que les personnes qui occupent des postes à responsabilités ou de négociation sont des hommes, alors qu’ils sont minoritaires. Il y a une double invisibilisation : de manière générale, l’invisibilisation des métiers et des gestes et, en leur sein, l’invisibilisation des femmes dans la mesure où les personnes qui s’en sortent le mieux ne sont pas celles qui sont majoritaires. Enfin, faire grève dans le secteur du care, ce n’est pas la même chose que faire grève sur une chaine de montage : beaucoup de ces métiers s’exercent au domicile, ce qui ne favorise pas la socialisation des travailleuses, et faire grève, c’est détisser et menacer de rompre le lien avec les bénéficiaires. Ce sont des métiers où il est donc compliqué de revendiquer.
Comment sortir le care de la relégation sociale pour lui assigner sa juste place dans notre société ?
Un travail politique de soutien à toutes les luttes liées au care, qu’il s’agisse des luttes des femmes sans papiers, des travailleuses domestiques ou dans les titres-services, doit être mené. C’est aussi se battre pour les femmes en général parce qu’elles sont indispensables à la reproduction sociale. Se battre, c’est aussi rendre ces métiers plus professionnels, en tout cas leur rendre une part professionnelle plus importante en leur donnant accès à des formations sur les gestes pour ne pas s’épuiser, sur les produits à utiliser ou à ne pas utiliser, sur la relation de service, sur les troubles auxquels elles sont exposées. Des secteurs le font, mais ce n’est pas systématique. Je pense qu’il faut une lutte généralisée qui relie toutes les personnes qui font du care et qu’il faut soutenir les syndicats et tous ceux et celles qui se préoccupent d’améliorer les conditions de travail et de salaire. Je pense aussi qu’il est important de montrer que ces métiers peuvent être accessibles aux hommes. Dégenrer, pour moi, fait partie de la stratégie. Ce sont des métiers qui peuvent être faits indépendamment du sexe. Cela sort la représentation du métier de son association systématique à la domesticité. Il est important aussi de montrer, dans les œuvres littéraires et cinématographiques, des images de femmes qui font du care associées à de la force, à des figures centrales, et pas systématiquement à des seconds rôles : montrer le rôle central qu’occupe le care dans la vie des gens à travers des trajectoires de vie de personnages qui font du care. C’est ce que fait par exemple la chercheuse Chiara Giordano dans le documentaire Auprès d’elle, qui s’immisce dans le quotidien de trois femmes migrantes prenant soin de personnes âgées qui ne peuvent plus rester seules chez elles2.
Professionnaliser les métiers du care, c’est aussi montrer qu’il y a une possibilité de transition professionnelle moyennant une formation complémentaire ou une valorisation des acquis de l’expérience. Or aujourd’hui, ce n’est pas le cas. La transition demande encore trop d’efforts. Des mères de famille monoparentale qui sont dans la possibilité physique d’entamer une transition professionnelle en sont empêchées par la présence des enfants et le manque d’argent. Suivre une formation représente un risque à ce moment-là et, après, c’est trop tard. Ces carrières deviennent alors des pièges.
Ces luttes sont-elles plus visibles aujourd’hui ?
Il faudrait un prix Nobel du care. Qui s’occupe le mieux de notre société ? Qui lui permet de se réparer, mais aussi de se régénérer pour innover ? On peut rendre visible par l’attribution de prix, par la présence dans l’espace public. Il faut aussi que ces métiers permettent aux personnes qui les exercent de vivre décemment. Et il y en a énormément : les travailleuses sans papiers, celles qui ont des contrats précaires ou qui n’ont pas de contrat, etc. On peut aussi faire un travail sur le vocabulaire. Dire qu’une institution doit être caring, cela attire l’attention sur nos besoins. Cela peut être radical et disruptif d’employer le mot care dans des endroits incongrus. L’économiste Gibson Graham parle de diverse economies. Elle dit qu’il ne faut pas regarder l’économie à partir de la dichotomie profit/not for profit, mais à partir de ce qui, à un moment donné sur un territoire, contribue à son développement et à son maintien. Une cartographie de ce qui maintient en vie localement rend visibles des choses qui à travers des filtres plus classiques n’apparaissent pas ; on se rend compte que pour beaucoup la « communauté » est quelque chose dont on ne peut pas se passer. Et que dans cette communauté il y a énormément de travail de care. C’est aussi rendre à celles et ceux qui s’en occupent ce qu’ils et elles méritent.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°105 - décembre 2023
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