Le travail domestique et de soin ne peut être réduit à une affaire personnelle ou privée. Il doit s’inscrire dans une perspective politique qui vise « à prendre soin » et à transformer notre façon de faire société.
Le Conseil des ministres de la Région de Bruxelles-Capitale a débattu en octobre dernier d’un projet d’ordonnance sur la migration économique proposé par le ministre de l’Emploi Bernard Clerfayt (Défi) concernant un dispositif visant à faciliter l’emploi des ressortissants et ressortissantes de pays tiers, afin de « permettre l’arrivée de compétences professionnelles qui n’existent pas sur le territoire, et d’aider les entreprises à assumer leur mission »1.
Cette proposition a de quoi irriter les milliers de travailleuses sans papiers actuellement actives sur le territoire de la Région, en particulier dans les métiers du soin (care), pour lesquelles aucune bataille n’est menée par nos représentants politiques et qui se voient systématiquement refuser l’octroi d’un permis de travail alors même que les manques sont criants dans des secteurs essentiels comme la santé, la petite enfance ou le travail domestique. Un potentiel humain existe et pourrait être mobilisé pour pallier les pénuries et permettre du même coup à ces femmes et ces hommes d’accéder à un travail légal et à une palette de droits qui leur sont actuellement refusés. Les motifs invoqués au refus de leur régularisation sont que la Région n’est pas compétente en matière de séjour (mais bien d’emploi) et que la demande d’un « permis unique » (travail et séjour) devrait être introduite depuis l’étranger et non à partir du territoire.
Le manque de volonté politique est évident au niveau fédéral, mais la Région se révèle elle aussi timorée à l’idée d’investir les marges de manœuvre dont elle dispose pour octroyer des permis de travail aux personnes sans autorisation de séjour. Syndicats, associations et collectifs parmi les principaux concernés refusent de se satisfaire de ce statu quo et tentent « de faire pression sur le fédéral via les Régions »2. Un objectif certes ambitieux, mais à la hauteur des défis que représente la vie de ces femmes et de ces hommes.
Bruxelles, ville « globale »
Capitale européenne, siège de multinationales, d’institutions financières et d’instances diplomatiques, Bruxelles attire des « expats » hautement qualifiés et rémunérés tandis qu’à l’autre bout de l’échelle sociale des migrants convergent pour venir combler les « nouveaux besoins » que réclament la « structure physique des centres financiers et de décision (nettoyage industriel, construction, manutention, etc.) mais aussi les besoins en services domestiques »3.
En Région bruxelloise, l’essentiel des demandes (hors Union européenne) qui ont abouti à une autorisation de travail en 2022 concerne du personnel hautement qualifié4. À l’inverse, le travail domestique et du care, peu valorisé, n’ouvre qu’exceptionnellement l’accès à un permis de séjour et de travail. Même si ces fonctions ont une forte utilité sociale et sont recherchées par des gens qui tentent vaille que vaille d’articuler vie professionnelle et vie privée, la Belgique n’offre aucune possibilité d’obtenir un permis de travail B5, considérant que ces professions ne sont pas en pénurie.
Crise de la reproduction sociale
La Belgique fait face à une crise de la reproduction sociale6, autrement dit de « l’ensemble des activités, des rapports sociaux et des institutions qui sont nécessaires à la reproduction de la vie, aujourd’hui et pour les générations futures ». Cette crise résulte de la conjonction de plusieurs facteurs, notamment l’augmentation des besoins de soin liés au vieillissement de la population, à l’insertion croissante des femmes de la classe moyenne sur le marché du travail et au fléchissement des politiques sociales. Comme l’accès aux services publics est rendu de plus en plus difficile (manque de places dans les crèches et dans les homes, réduction de la durée de séjour dans les hôpitaux, etc.), un phénomène de marchandisation du travail reproductif a émergé, à tout le moins pour les individus qui ont des moyens suffisants pour recourir à une main-d’œuvre d’appoint afin de répondre à une série de besoins en matière de garde d’enfants, de travail domestique ou de services à la personne.
La crise de la reproduction sociale affecte de nombreux pays sur tous les continents. Toutefois, celle-ci ne se traduit pas de la même manière lorsqu’on vit dans un pays à bas revenus, en particulier dans le Sud global. Là, les effets du processus de restructuration néolibérale ont touché de plein fouet certaines catégories sociales, dont les femmes qui, étant en charge le plus souvent du travail de reproduction sociale, ont dû intensifier leurs efforts pour s’occuper des enfants, des personnes malades ou en état de dépendance. Face à l’absence de services publics et pour maintenir la tête hors de l’eau, beaucoup sont entrées dans des « circuits de survie »7 – en acceptant des emplois très éloignés du travail décent – ou dans des « circuits migratoires » afin de chercher des revenus ailleurs, là où ils sont disponibles.
Le malheur des uns faisant l’affaire des autres, une partie du travail de soin a été externalisée sur le marché global et de nombreuses femmes de pays à faibles revenus sont venues combler un déficit de main-d’œuvre domestique dans des pays riches, notamment d’Europe du Nord, contribuant au développement du phénomène appelé « division internationale du travail reproductif »8 ou « chaine globale du care »9. Quatre décennies d’austérité néolibérale ont entrainé une crise durable de la reproduction sociale qui conduit soit à son informalisation (retrait de l’État, désinvestissement des services publics) soit à sa marchandisation. La demande dans les secteurs du care et du travail domestique a grimpé en flèche, au point qu’elle constitue depuis des années l’un des principaux moteurs de la migration féminine. Le travail domestique et le travail du care ne sont pas des réalités purement locales, elles doivent être mises en relation et connectées à des phénomènes plus globaux tels que les restructurations économiques, les politiques migratoires opportunistes des États ou encore les rapports de pouvoir – de genre, de « race » et de classe – qui traversent les réalités du travail reproductif.
Division genrée et hiérarchisée du travail reproductif
L’Organisation internationale du travail en 2016 estime qu’un travailleur ou une travailleuse domestique sur six à travers le monde est une personne migrante internationale et qu’environ trois quarts des travailleurs migrants domestiques sont des femmes. Les chaines globales de soin s’appuient sur un principe d’organisation du travail qui assigne prioritairement les femmes à la sphère domestique et ce principe est au fondement des inégalités de genre dans la sphère professionnelle.
La division sexuelle du travail, dans un contexte économique fondé sur la recherche de profit, a ainsi historiquement occulté les femmes et renforcé la domination masculine. Une différenciation et une hiérarchisation se sont opérées entre le travail productif et reproductif, entre le travail salarié et domestique, entre le travail du père pourvoyeur de revenus et celui de la mère ménagère qui fournit un travail non rémunéré. La dimension gratuite du travail reproductif a conduit à une situation de dépendance, à une perte de crédibilité et de statut des femmes vis-à-vis des hommes sur le plan économique, juridique et social. C’est là l’une des contradictions majeures du capitalisme, qui dénigre celles et ceux qui « produisent la vie », mais qui lui sont pourtant « essentiels » pour faire tourner le monde et l’économie (par la reproduction de la force de travail).
Racialisation du travail de la reproduction sociale
Le travail de reproduction sociale est traversé par des rapports de genre, mais aussi de classe et de « race ». En Belgique, l’insertion des femmes de la classe moyenne dans le marché de l’emploi au cours des dernières décennies n’a pas fondamentalement permis de négocier une redistribution des rôles entre les femmes et les hommes ; le gap entre les sexes n’a pas été comblé. Le travail domestique a plus opportunément été externalisé et délégué à d’« autres » femmes, créant une division et une hiérarchisation entre les femmes.
L’organisation actuelle de la reproduction sociale s’appuie sur des rapports sociaux inégaux. En Belgique, le travail domestique est de longue date un secteur de femmes et de migrantes (a job migrant) dont les origines ont varié avec le temps. Le désinvestissement de l’État dans son rôle de fournisseur de services de bien-être à la population s’est traduit notamment par la création d’un quasi-marché du travail domestique, à travers le système des titres-services10. L’État s’est mis en retrait et a délégué la prestation de services au privé en octroyant toutefois des subsides ou en accordant des déductions fiscales. Chaque service est depuis lors échangé comme une « marchandise », mais seulement pour les ménages qui détiennent les capacités matérielles et le pouvoir socioéconomique d’externaliser les tâches ménagères ou de « commander » du care à autrui. En agissant de la sorte, l’État a soutenu une certaine classe et un modèle de famille et de société.
Dans un contexte où les marges de profit sont faibles, les entreprises de ce secteur se sont appuyées sur une main-d’œuvre peu rémunérée, précaire et flexible et ont privilégié le recrutement de travailleuses étrangères et migrantes en ordre de séjour, considérées comme plus « motivées » que les travailleuses nationales. Mais, comme le souligne Beatriz Camargo, « leur motivation et leur autonomie viennent précisément du fait qu’elles sont arrivées en Belgique récemment ou ont récemment été régularisées, et gardent en mémoire les conditions de travail et salaire au noir et/ou celles de leur pays d’origine. En outre, les travailleuses sont parfois poussées par la nécessité de gagner de quoi subvenir aux besoins de leur famille, en Belgique ou à l’étranger. Bref, c’est précisément le fait d’être étrangère qui rend les travailleuses migrantes aussi appropriées aux postes dans le travail domestique, informel comme formel »11. Résultat des courses, en Région bruxelloise, 98 % des personnes actives dans le dispositif bruxellois des titres-services sont d’origine étrangère12. Le travail de nettoyage, associé à un « sale boulot » en raison de sa dureté et de sa faible valorisation sociale, a été délaissé par les travailleuses nationales préférant exercer une autre profession ou rester au chômage que d’intégrer le secteur.
L’affaire de tous
Que ce soit sur le marché du travail domestique formel ou informel, les travailleuses migrantes sont prédominantes. On observe une continuité de profil entre ces deux économies, mais le passage de l’une à l’autre ne s’opère qu’à la condition
d’obtenir « des papiers ». La régularité de séjour est indispensable à l’accès à un travail formel, mais elle l’est surtout pour acquérir une estime de soi, pour exercer sa citoyenneté et réaliser ses droits. C’est ce que martèle la Ligue des travailleuses domestiques sans papiers (attachée à la CSC, la Confédération des syndicats chrétiens) qui lutte depuis plusieurs années pour obtenir une régularisation par le travail (« Vos toilettes
propres, nos propres papiers ! ») en tentant de faire reconnaitre le travail domestique et du care comme des métiers en pénurie. Femmes migrantes sans papiers et syndicats cherchent ainsi
à accéder au « permis unique » et font pression pour obtenir un permis de travail suivant les conditions de la migration économique, dans la perspective d’une régularisation du séjour.
Les conditions de travail et d’existence des travailleuses
migrantes domestiques sont en outre rendues complexes, car frappées par l’imbrication de quatre types de politiques : la politique du genre avec la division genrée et hiérarchisée
du travail de reproduction sociale ; la politique du care qui fait interagir l’État, le marché et les familles ; la politique migratoire qui favorise la sous-traitance du travail domestique et de soin
à des femmes migrantes ; la politique de l’emploi13.
Le care ne peut être réduit à une affaire personnelle ou privée et doit constituer une préoccupation publique et politique. Pour dépasser les crises de la reproduction sociale, il est temps de prêter attention aux détails de la vie que nous négligeons souvent (« Qui nettoie l’endroit où je suis ? »), de leur redonner
- Parlement bruxellois, Compte rendu intégral des interpellations et des questions, 14 décembre 2022, http://weblex.irisnet.be.
- C. Vallet, « Le “permis unique”, un (très) faible espoir pour les sanspapiers», Alter Échos,
16 décembre 2021. - B. Camargo, Transformer le travail domestique ?
Femmes migrantes et politique de formalisation à Bruxelles, Thèse, ULB, Faculté de
Philosophie et de Sciences sociales, 2016. - Sur les trois premiers trimestres 2022, 4 838 demandes sur 5 872
ont abouti à un octroi d’autorisation de travail. Dans 77 % des cas, il s’agit de personnel hautement qualifié, pour la moitié des informaticiens indiens. - Document administratif qui concerne l’emploi de travailleurs étrangers.
Limité à l’occupation chez un seul employeur, il est valable douze mois au maximum, renouvelable. - C. Verschuur, I. Guérin, I Hillenkamp, Effervescences féministes. Réorganiser la reproduction sociale,
démocratiser l’économie solidaire, repenser la valeur, L’Harmattan, 2021. - S. Sassen, The Global
City: New York, London, Tokyo, Princeton University Press, 2001. - R.S. Parreñas, Servants
of globalization: Women, migration, and domestic work, Stanford University
Press, 2001. - A.R. Hochschild, “Global Care Chains and emotional surplus value”, in Hutton W., Giddens A. (dir.),
On the edge : Living with Global Capitalism, Jonathan Cape, 2000. - En 2001, l’État belge
crée la politique des titres services. L’objectif est de régulariser le secteur du
travail domestique en luttant contre le travail au noir et en créant de nouveaux emplois. - B. Camargo, op cit.
- IDEA Consult, Évaluation du système des titres-services pour les emplois et services de proximité en Région de Bruxelles-Capitale en 2018, 2019.
- H. Schwenken, « Mobilisation des travailleuses domestiques migrantes : de la cuisine à l’Organisation internationale du travail » in C. Verschuur et C. Catarino, Genre, migrations et globalisation de la reproduction sociale, Cahiers Genre et Développement n° 9, EFI/AFED, L’Harmattan, 2013.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°105 - décembre 2023
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