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À l’échelle microlocale ou transnationale, les militants de l’alimentation tentent de promouvoir d’autres manières de produire et de consommer. Ces mobilisations se multiplient, sont de plus en plus visibles et connectées, avec pour ambition de peser dans la balance en vue de transformer un système alimentaire dominé par l’industrialisation et la consommation de masse.

Tout au long du XXe siècle, l’activité agricole a subi des transformations sans précédent. Avec la mécanisation, l’utilisation de produits chimiques et l’intensification des cultures s’est opérée une distanciation croissante entre les mangeurs et les systèmes alimentaires constitués d’êtres vivants mangés, d’acteurs et de techniques, ainsi que d’un environnement qui permet leur production. Face à un secteur agroalimentaire désormais aux mains de quelques géants de plus en plus influents sur les politiques agricoles et commerciales, des voix ont commencé à s’élever. Des protestations ponctuelles à l’expérimentation de nouveaux modes de production et de distribution, en passant par des changements de consommation, le champ de l’alimentation s’est politisé. Conditions de travail décentes pour les agriculteurs et accès aux terres agricoles, alimentation de qualité et accessible à tous, agriculture soutenable pour la planète ou respectant le bien-être animal : les enjeux du food activism sont nombreux et diversifiés, tout comme le sont les acteurs qui les portent.
Le sentiment de défiance par rapport à l’alimentation remonte aux années 1960, dans le contexte d’une contre-culture critique vis-à-vis de la consommation de masse. La méfiance à l’égard d’une malbouffe industrialisée, ultra-transformée, hypercarnée et polluante s’est accrue avec les crises alimentaires des années 1990, notamment celle de la « vache folle »1. C’est dans ce contexte qu’a émergé, dans le nord de l’Italie au milieu des années 1980, le mouvement slow food, comme « association de défense du plaisir de la table et de la convivialité, contre la standardisation de la nourriture », explique Valeria Siniscalchi, anthropologue à l’École des Hautes Études en sciences sociales à Marseille2. Sur le terrain local, les consommateurs ont commencé à se regrouper et créer des coopératives ou associations les reliant aux producteurs : AMAP en France (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) et GASAP en Belgique (groupements solidaires de l’agriculture paysanne).
À peu près au même moment s’est structuré le mouvement international pour le maintien de l’agriculture paysanne, avec la création en 1993 de Via Campesina qui rassemble aujourd’hui plus de 180 mouvements et collectifs paysans dans plus de 80 pays. Au cœur de sa lutte, la notion de « souveraineté alimentaire », soit « le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite avec des méthodes durables, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires. » Ce concept, tout comme l’accès à la terre pour les agriculteurs, est porté dans notre pays par le Réseau de soutien à l’agriculture paysanne (Résap), créé en 2010 par les organisations paysannes et des associations actives dans l’alimentation durable, la solidarité internationale, la lutte contre la pauvreté et la santé.
Tous ces enjeux se sont croisés et connectés jusqu’à avoir, aujourd’hui, de fortes complémentarités. « Nous observons en effet divers signes qui indiquent la circulation d’idées et le déplacement des notions. Les activismes entrent en réseaux et créent des alliances, parfois liées à des conjonctures spécifiques, dans d’autres cas plus durables »3//3.

Vers de nouvelles convergences

De façon relativement indépendante, s’est aussi développé le mouvement « animaliste ». Si ses origines remontent au XIXe siècle avec la création des sociétés de protection animale et des refuges, très vite en son sein a vu le jour un courant de « libération animale » qui entend lutter contre toutes les formes d’exploitation (élevage, domesticité, expérimentations, etc.). Parmi les causes qu’il défend : la promotion du véganisme, une alimentation exempte de produits d’origine animale. La « question animale » est aussi reliée à d’autres enjeux comme la santé (consommer trop de viande nuit à la santé), l’environnement (les filières de l’élevage émettent 14,5 % des gaz à effets de serre émis par les activités humaines) et le social (l’alimentation animale capte une grosse part des terres qui pourraient être dédiées à l’alimentation humaine). C’est notamment sous l’effet de la lutte contre le changement climatique que de nouvelles convergences se créent. « Dans le cadre du festival végan “Plant-based”, on a ouvert nos portes aux environnementalistes, dit Sarah Deligne, jeune militante dans les collectifs XR Animal et 269 Libération animale. Car aujourd’hui, c’est par ce biais qu’on porte le mieux notre voix. » Un rapprochement du même type s’est produit du côté des activistes de la souveraineté alimentaire et des luttes paysannes. Un bloc « alimentation/agriculture » a par exemple été formé au sein des marches pour le climat en marge des COP4 et, cette année, ce sont les questions d’alimentation et d’énergie qui ont été mises à l’avant-plan. « Un tracteur a ouvert la marche. Cette convergence est nécessaire pour créer un rapport de force », soutient Marie-Hélène Lefèvre, chargée d’animation et de mobilisation pour FIAN Belgium, une organisation internationale pour le droit à une alimentation adéquate et à la nutrition pour tous.

Coopération, action, opposition

Dans toutes ces luttes, il s’agit de conjuguer un travail de plaidoyer pour faire évoluer le système de l’intérieur – via des changements législatifs –, le développement d’initiatives alternatives « hors du système » qui démontrent que d’autres solutions sont possibles, ainsi que des « actions directes » qui ont pour ambition de renverser les rapports de force, car, comme l’explique Marie-Hélène Lefevre, « les alternatives ne sont pas vouées à rester des petites îles dans leur coin ». Ces modes de résistance décentralisée, dont se sont saisis des collectifs comme les Brigades d’action paysanne, les Patatistes ou encore Occupons le terrain, permettent d’engranger des victoires locales tout en stimulant un mouvement plus global.
Cette même diversité des modes d’action est de mise dans le mouvement animaliste. Si les actions de sensibilisation en ont caractérisé les prémisses – par exemple via la distribution de tracts en rue –, « après des années, au sein de 269 Libération animale, on a commencé des blocages de sociétés de transformation industrielle ou des sittings devant les Burger King ». Objectifs : interpeler au niveau médiatique et « créer un choc émotionnel ». « On essaie de sortir du discours de sensibilisation pour aller sur le terrain des luttes », commente Sarah Deligne, soulignant qu’avec ces actions coup de poing a émergé la question du risque encouru par les militants. Gardes à vue, arrestations administratives, etc. : « chez 269, tout le monde est prêt à aller jusque-là. Mais chez XR Animal, il y a des personnes de 60 ans, et donc beaucoup plus de débats autour de ces questions ».

La résistance passe aussi par du concret

Un exemple : la coopérative Paysans Artisans, née en 2013 du double constat de la disparition de nombre d’agriculteurs, mais aussi du nouvel élan de producteurs se lançant dans la transformation et la vente directe à la ferme ou transformant leur activité pour passer d’une agriculture conventionnelle à une autre, plus alternative. Paysans Artisans a opté pour un travail sur trois axes : la commercialisation des produits en circuit court dans des petits magasins et en ligne ; la création de groupements d’employeurs en vue de mutualiser les compétences, notamment via un pool de salariés « partagés » à la place des travailleurs saisonniers intérimaires ; et des actions de sensibilisation et de mobilisation. Le projet affiche aussi une ambition sociale : « Nous travaillons dans une perspective d’économie sociale et accueillons des personnes en insertion, dans le cadre d’une peine alternative, des migrants, des personnes avec un handicap, dit Thérèse-Marie Bouchat, codirectrice de la coopérative. On s’est aussi lancé dans un système de solidarité qui permet à des épiceries sociales de bénéficier de réductions. L’idée, c’est de dire que le circuit court, c’est pour tout le monde. Nous ouvrons aussi des magasins de quartiers, de villages, dans une optique de convivialité. »
Paysans Artisans, dont l’action couvre dix communes autour de Floreffe, réunit aujourd’hui 37 salariés, 12 personnes en insertion, 170 producteurs (paysans et artisans-transformateurs) et 350 à 400 bénévoles. La coopérative est l’un des membres fondateurs de l’asbl 5C (pour Collectif des coopératives citoyennes pour le circuit court) et de Tchak !, la revue paysanne et citoyenne qui décrypte les pratiques de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution et explore les facettes d’une transition alimentaire durable. « Nous ambitionnons de changer le territoire et que les territoires bougent ensemble », affirme Marie-Thérèse Bouchat.

L’assiette est politique

Tous ces militants de l’alimentation sont souvent issus des classes moyennes aisées, fortement diplômées et marqués par des expériences militantes antérieures, observe Diane Rodet, sociologue au Centre Max Weber de l’Université Lyon 25. Dans le cas des militants végans, ce sont généralement de jeunes femmes, issues de milieux urbains, assez éduquées et laïques, précise aussi Sarah Deligne, même si « c’est bien plus large que cela ». Parmi eux, tandis que des professionnels articulent leur vie de boulot avec leurs convictions, une flopée de bénévoles contribue aussi à la lutte pour une alimentation durable. Chez Paysans Artisans, ils sont plusieurs centaines pour permettre à la coopérative de fonctionner avec une marge plus faible et de mieux rémunérer les producteurs. Travailleurs, pensionnés, jeunes en service citoyen, mais aussi personnes avec un handicap ou migrants issus de centres pour réfugiés, ils pèsent les fruits, font du réassort ou servent les clients en magasins.
Quant aux simples consommateurs, font-ils eux aussi de la politique en agissant sur le marché ? « S’ils achètent moins de viande pour éviter un cancer, je ne sais pas trop si c’est un acte de militance. Par contre, si c’est pour des raisons environnementales ou pour éviter les maltraitances animales et qu’ils en parlent autour d’eux, alors oui », répond Sarah Deligne pour qui les actes du quotidien sont politiques. « Là où on met un euro, c’est un vote dans le cadre de notre société capitaliste. »
Pour décrire ces formes d’engagement détachées de toute organisation, certains auteurs parlent d’« action collective individualisée », une forme de militance plus autonome, au sein de laquelle on retrouve globalement la même prédominance de personnes à hauts revenus, diplômées du supérieur ou étudiants, et habitants de grosses agglomérations. Mais derrière cette forme d’engagement individualisée, il y a un ensemble d’acteurs sociaux et d’organisations, rappelle Diane Rodet, des organisations qui « par leur mobilisation, la production de supports d’information ou d’élaboration de labels contribuent à la transformation sociale »6.
Alors si, pour certains, consommer « autrement » est bien un acte de militance – chez Paysans Artisans, on appelle par exemple les clients les « partisanes et partisans » –, du côté de FIAN on relativise un peu cet engagement, les choix alimentaires étant souvent variables dans le temps. « Un acte aura une réelle utilité s’il amène à sécuriser le revenu d’un agriculteur. En ce sens, faire partie d’un GASAP, c’est en effet un engagement à l’année qui fait que le paysan n’est pas soumis à la variation de la clientèle, détaille Marie-Hélène Lefèvre. Aujourd’hui, avec l’augmentation du coût de la vie, c’est un gros enjeu. »

« Pour nous, le pacte n’est pas possible »

Les circuits courts visent-ils à compléter le circuit de distribution classique, à le corriger ou sont-ils vraiment capables d’être une alternative au modèle dominant ? « On évolue dans un système où l’agrobusiness a vocation de s’étendre et de venir sans cesse grignoter tous les espaces possibles, poursuit la chargée de mobilisation de FIAN. Pour peser dans la balance, il faut créer un rapport de force, ce qui nécessite un engagement collectif. » L’enjeu, c’est bien la transformation d’un système, défend aussi Marie-Thérèse Bouchat, pour qui « le pacte n’est pas possible avec la grande distribution : c’est un modèle qui écrase tout le monde ». Et si l’on observe aujourd’hui des avancées « à la marge », une autre politique agricole et alimentaire au bénéfice de la population et des agriculteurs n’est pas encore à portée de main. « Le modèle agricole, depuis la révolution verte, est maintenu et se perpétue sous l’effet d’acteurs extrêmement puissants au niveau international, notamment les lobbies du pesticide. Aujourd’hui, on n’est pas assez nombreux pour changer la donne », conclut Marie-Hélène Lefèvre, lançant un appel au rassemblement.

  1. O. Lepiller, Ch. Yount-André, « La politisation de l’alimentation ordinaire par le marché », Revue des sciences sociales, 61/1, 2019.
  2. V. Siniscalchi, « “Food activism” en Europe : changer de pratiques, changer de paradigmes »,
    Anthropology of food, S11, 5 novembre 2015, http://journals.openedition.org.
  3. Op. cit.
  4. Conférence des parties à la convention
    des Nations unies sur les changements climatiques.
  5. D. Rodet, « Engagements militants, professionnalisés ou distanciés : les visages multiples de l’alimentation engagée »,
    Anthropology of food, 14 mars 2018, http://journals.openedition.org.
  6. Op. cit.

Cet article est paru dans la revue:

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