Aller au contenu

De si violentes fatigues


Santé conjuguée n°102 - mars 2023

Romain Huet, chercheur en sciences sociales, a publié récemment un essai1, résultat d’une enquête réalisée dans un centre de prévention du suicide où il travailla. Son argument central est que les lieux d’écoute de la souffrance sociale se centrent sur la souffrance individuelle, mais non sur leur dimension politique, pourtant essentielle.

Les transformations sociales inédites produites par la modernité ont contribué à l’émancipation de l’individu qui se gouverne par lui-même, mais elle a mis à mal le lien social, menaçant de nombreux individus d’isolement, d’apathie et d’absence de désir, produisant une « société de la fatigue ». Désengagé, l’individu est comme un nomade sur le plan géographique, sexuel, idéologique, religieux. La vie sociale se remplit par une multiplication des rencontres et de connexions temporaires, au prix d’une hausse de la superficialité des échanges et de la solitude. L’individu perd de sa capacité de se lier au monde, à autrui, à lui-même.

La politique et l’intime

Les hommes ont transformé la société, qui elle-même change les hommes. « Comment transformer la souffrance en une ressource pour le politique ? », se demande l’auteur, qui parle des malheureux, des épuisés. Les services d’écoute se fondent sur l’idée selon laquelle « se dire soulage ». On fait l’hypothèse que le récit de soi permet la compréhension de soi. « Cette idée suppose que l’existence se laisserait traduire et que la mise en mots pourrait conduire à une ouverture », écrit-il. L’intérêt n’est pas dans ce que les individus disent, mais plutôt « dans ce que dit ce qu’ils disent ». « Le malheureux est toujours un contestataire en puissance. » La souffrance et les maux ne viennent pas uniquement de l’intérieur, mais ils ont des causes extérieures, sociales, politiques. Comme le souligne Judith Butler1, « les vies sont contraintes et organisées de l’extérieur. » Le suicidaire ne veut pas nécessairement la mort, mais une autre vie que celle qu’il mène. C’est à partir de là qu’on peut voir son potentiel politique, voire révolutionnaire.
L’étude de la souffrance ouvre des pistes inédites pour penser une critique de notre société. « On a là tous les éléments d’une critique de la société “par le bas” », écrit Huet, qui fait l’hypothèse que le malheureux est un sujet politique : « Ces sous-sols contiennent des “énergies étouffées” qui appellent à une transformation du monde social. »
Il s’agit de se centrer sur le politique et pas uniquement sur l’intime. « L’histoire individuelle a une valeur collective… », poursuit l’auteur. Il s’agit donc d’explorer ce qu’elle dit du monde, de montrer en quoi elle diverge des visions conformistes de la politique et de la vie bonne. Et on verra alors « que travailler sur le malheur des autres n’a rien de désespéré », car le désespoir peut être renversé en désir.
Pour Pier Paolo Pasolini2, la société de consommation a remporté une victoire définitive et sans partage. Contrairement au fascisme, elle a étouffé toute résistance. Il n’y a plus de lucioles, disait-il. Mais ne peut-on voir les sujets épuisés comme des lucioles ?, comme le suggère George Didi-Huberman3. Les malheureux seraient alors au néolibéralisme ce que les résistants étaient au fascisme. Les services d’écoute peuvent éteindre ces lucioles en enfermant leurs paroles dans des espaces clos et confidentiels. Les malheureux peuvent aussi marquer peu d’intérêt pour la politique : ils ont tendance à singulariser leur malheur et à ne pas convoquer l’extérieur pour en expliquer l’origine. Souvent, ils continuent à poursuivre les objectifs susceptibles d’être réalisés à l’intérieur de l’ordre social. « Le malheureux est toujours susceptible de devenir le contestataire. Par sa bouche ou sa main, de manière ordinaire, l’ordre social ne cesse d’être désavoué », dit Huet. Le chercheur doit explorer l’idée qu’ils se font du monde.
Il ne s’agit pas d’étouffer la dimension existentielle, mais de prendre en compte aussi l’aspect politique : « […] leurs plaintes n’indiquent pas ce qu’ils désirent réellement […]. L’objectif est donc d’écrire sur ce qui manque au monde et à la vie ». Il faut rechercher dans la souffrance le potentiel politique qu’elle contient et explorer ce qu’elle dit de notre monde et à ses devenirs, de rendre possible le passage du « je » au « nous ».

L’origine du mal

L’écoute peut favoriser des dynamiques de dépolitisation, alors que des témoignages pourraient agir comme des révélations. Comment donner à ces voix une visibilité et une audibilité, comment les faire exister ? « Mais savons-nous ce que ces voix effrayées racontent et dénoncent ? » L’ordre social n’est que rarement évoqué pour expliquer le malheur. La souffrance est réfléchie à partir du rapport à soi dans la perspective d’une autoclarification. « Les conversations entre les souffrants et les bénévoles ont alors tendance à ne se rapporter qu’à l’intériorité de l’individu, pensé sans ancrage social ni politique. » L’essentiel du travail est alors de se tourner vers soi-même sans chercher à changer le dehors. Pour R. Huet, « le dispositif d’écoute est une perpétuation de l’ordre social où chacun est considéré comme responsable de soi et donc de sa situation actuelle et de ses possibilités de réformes ». « En appelant l’individu à apprivoiser son passé biographique, il l’incite à une meilleure maitrise de soi et donc à une forme d’autodomestication », ajoute-t-il. Les problèmes sociaux sont requalifiés de psychologiques.
L’empowerment est un terme qu’on utilise souvent dans notre monde : le voit-on comme une démarche pour se changer soi et s’adapter, ou pour changer le monde ? Dans les lieux d’écoute, l’appelant est poussé à accepter la réalité sociale et à s’y adapter, à s’accommoder du monde. « La quête de justice et de justification est paralysée par la recherche à tout prix de l’apaisement. » D’autres termes peuvent révéler des paradoxes : l’approche centrée sur la personne qui peut avoir un effet antipolitique ; parler de l’autre, c’est en même temps assujettir l’autre et le reconnaitre ; l’asile est un lieu d’accueil et d’accès au monde commun, mais aussi le lieu d’enfermement.
La souffrance peut avoir une puissance subversive : « Une douleur peut se transformer en désir, un impouvoir en possibilité, une passion en action »4. Hannah Arendt écrivait : « Dans la mesure où la psychologie peut “aider” les hommes, elle les aide à “s’adapter” aux conditions d’une vie désertique. Cela nous ôte notre seule espérance, à savoir l’espérance que nous, qui ne sommes pas le produit du désert, mais qui vivons tout de même en lui, sommes en mesure de transformer le désert en un monde humain. La psychologie met les choses sens dessus dessous ; car c’est précisément parce que nous souffrons dans les conditions du désert que nous sommes encore humains, encore intacts. Le danger consiste en ce que nous devenions de véritables habitants et que nous nous sentions bien chez lui »5.
Emmanuel Levinas affirmait que le sujet épuisé est précisément « une des figures de notre présent »6. La souffrance est signe que la vie telle qu’elle est menée n’est pas acceptable : à partir d’elle s’ouvrent des possibilités de vie. Devant la souffrance, notre regard doit aussi porter sur les conditions extérieures qui contraignent les vies, les limitent, les rendent impuissantes ou les mutilent, mais ne peut s’arrêter là. Il faut chercher aussi leurs attentes, ce qui nécessite un travail de traduction et de reformulation, car les récits des souffrances sont souvent inachevés. Une question qui se pose alors sera : comment soutenir cet individu dans son effort de création ?
Romain Huet termine : « Notre société laisse peu de place pour l’utopie. Les malheureux sont des lucioles, qui ne disent rien du monde tel qu’il devrait être ; mais qui exprime la nécessité d’un autre monde. Il nous faut continuer à interroger la nuit ».
Tout cela devrait nous interpeler, nous, soignants. Comment allier cette dimension politique à la dimension individuelle, alors que notre fonction première est de soulager la souffrance ? En prenant notre patient comme fin et non comme moyen ! Il s’agira de renforcer le lien entre notre travail curatif et notre travail de promotion de la santé (les cinq axes d’Ottawa7). Cela nous parait clair quand il s’agit de problèmes d’exploitation au travail ou d’exclusion. Ce l’est moins quand la souffrance vient de dysfonctionnements familiaux ou de conflits de couples, même si ceux-ci sont des effets, des reflets de l’organisation et des valeurs de notre société. Cela pose aussi la question du témoignage, face auquel la position de notre mouvement (centré sur la justice sociale) semble avoir été toujours plus ambivalente que dans le monde des organisations humanitaires (centrées sur les droits humains).

 

  1. J. Butler, Qu’est-ce que la vie bonne ? Payot, 2014.
  2. P. P. Pasolini, écrits corsaires, Flammarion, 2018.
  3. G. Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Les Éditions de minuit, 2009.
  4. G. Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes, Les Éditions de Minuit, 2016.
  5. H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Seuil, 1995.
  6. E. Levinas. De L’existence à l’existant. Fontaine, 1947.
  7. Conférence internationale pour la promotion de la santé (1986) : élaborer une politique publique saine ; créer des milieux favorables ; renforcer l’action communautaire ; acquérir des aptitudes individuelles ; réorienter les services de santé,
    www.euro.who.int.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°102 - mars 2023

Introduction n°102

Se nourrir. Bien se nourrir. Quels sont les mécanismes qui déterminent le contenu de nos assiettes ? Le droit à l’alimentation est un droit humain fondamental et international et pourtant… Le prix des denrées de base ne(…)

- Pascale Meunier

Alimentation, individu, société et environnement

Les plats sont souvent typiques de la culture d’origine. La plupart des fêtes et cérémonies s’accompagnent de repas qui leur sont propres : baptêmes, enterrements, mariages, Noël, Chandeleur, Pâques… De nombreuses règles et tabous varient selon les(…)

- Dr André Crismer

Big food et marketing

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la prévalence de l’obésité a presque triplé au niveau mondial entre 1975 et 2016. Cette année-là, environ 13 % de la population adulte (11 % des hommes et 15(…)

- Pauline Gillard

L’aide alimentaire dans la tourmente

Avec ou sans travail, de plus en plus de personnes ont faim, n’osent plus utiliser leur four, se privent en ne mangeant qu’un jour sur deux. Dans ces conditions, l’aide alimentaire semble constituer la principale perspective(…)

- Alicia Grana, Catherine Rousseau, Deborah Myaux, Flavie Leclair

La diététique, un métier rare en maison médicale

Le soin diététique, c’est écouter le patient de façon à pouvoir poser un diagnostic diététique en réalisant une anamnèse alimentaire complète, symptomatologique, et en sollicitant les motivations de la prise de rendez-vous. Puis vient le travail(…)

- Marie Rijs, Marie-Aude Delmotte

La coupe est pleine…

Carte blanche parue dans Tchak !, n° 5, 2021, sous le titre : « Des ateliers cuisine pour éduquer les pauvres ? Stop, la coupe est pleine ».   Dans ce type d’approche, la gestion de(…)

- Christine Mahy

L’entourage, source de l’obésité ?

Comme le soulignaient déjà les résultats d’une enquête menée en 2006, « l’obésité gagne la population belge, et en particulier les enfants et les adolescents. Elle résulterait, en grande partie, de l’évolution des comportements alimentaires de la(…)

- Alexandre Dressen

Une sécurité sociale de l’alimentation

Auteurs de Petersell, K. Certenais, Régime Général. Pour une sécurité sociale de l’alimentation, Riot Editions, 2021. En accès gratuit sur www.reseau-salariat.info et https://riot-editions.fr. L’alimentation est aussi une question de santé publique : les pesticides, herbicides et(…)

- Kévin Certenais, Laura Petersell

Nourrir la ville

Une question relativement rhétorique et arbitraire posée aux quelque 170 personnes qui, le 6 novembre 2013, ont participé au forum ouvert de lancement de la Ceinture aliment-terre liégeoise (CATL). L’initiative, portée à l’époque par quelques associations et coopératives(…)

- Christian Jonet

Manger, un acte social

Nourriture équilibrée et végétarienne, produits biologiques de qualité, circuit court, zéro déchet : tels sont les ingrédients de ce projet qui vise aussi le sens social du repas. Les convives mangent ensemble ce qu’ils ont préparé ensemble(…)

- Pascale Meunier

Des activistes aux fourneaux

Tout au long du XXe siècle, l’activité agricole a subi des transformations sans précédent. Avec la mécanisation, l’utilisation de produits chimiques et l’intensification des cultures s’est opérée une distanciation croissante entre les mangeurs et les systèmes alimentaires(…)

- Marinette Mormont

Relocalisation alimentaire : quel avenir politique ?

Les sociétés industrialisées occidentales sont traversées par une tendance singulière : le développement des circuits courts alimentaires de proximité. Si c’est l’idée d’un retour à une alimentation locale, d’une relocalisation alimentaire qui prévaut aujourd’hui, il faut(…)

- Clémence Nasr

Bien manger : un droit, pas un choix

L’aide alimentaire est un filet de sécurité pour les situations d’extrême pauvreté, les plus urgentes, les plus inattendues. Elle est une aide sociale destinée à des publics ciblés et en difficulté, basée largement sur le volontariat(…)

- Jonathan Peuch

Actualités n° 102

L’éthique en maisons médicales

C’est une ligne du temps, un reflet de l’évolution des mœurs, de la société et du droit en Belgique. Relire les publications du comité d’éthique de la Fédération des maisons médicales, c’est retracer les années sida,(…)

- Pascale Meunier

Le long du canal

Ils ont été plus d’une centaine à dormir sur le sol froid et humide le long du canal, en face du Petit-Château, le centre d’arrivée de Fedasil à Bruxelles. Chaque fois qu’une tente se libère, un(…)

- Fanny Dubois

Catherine Moureaux : « Molenbeek est la commune de la solidarité »

Quels liens établissez-vous entre votre engagement politique et l’exercice de la médecine ? À l’âge de huit ans, j’ai dit à ma mère que je voulais être médecin. Je me souviens très bien de ce moment : je suis(…)

- Catherine Moureaux

Les participations collectives des usagers

Les processus participatifs dans le milieu de la santé permettent aux individus d’être associés réellement et activement à la définition des problèmes qui les concernent, à la prise de décision au sujet des facteurs qui affectent(…)

- Joanne Herman

L’abus d’alcool, une problématique de santé

L’usage de l’alcool entraine 3 millions de décès chaque année dans le monde –soit 5,3 % de l’ensemble des décès recensés – et est un facteur étiologique dans plus de 200 maladies et traumatismes. En Belgique,(…)

- Jean-François Donfut

De si violentes fatigues

Les transformations sociales inédites produites par la modernité ont contribué à l’émancipation de l’individu qui se gouverne par lui-même, mais elle a mis à mal le lien social, menaçant de nombreux individus d’isolement, d’apathie et d’absence(…)

- Dr André Crismer