S’il y a une violence ultime qui peut être infligée aux personnes, aux ménages, qui vivent dans le trop peu de tout, c’est de les considérer d’abord comme des incompétents à éduquer avant de leur garantir la sortie de la pauvreté par l’accès aux droits.
Carte blanche parue dans Tchak !, n° 5, 2021, sous le titre : « Des ateliers cuisine pour éduquer les pauvres ? Stop, la coupe est pleine ».
Dans ce type d’approche, la gestion de la pauvreté bénéficie d’un boulevard pour une multitude d’initiatives publiques, privées et associatives, qui cherchent à convaincre qu’il est toujours possible de faire plus avec moins par l’éducation. Une éducation qui permettrait de combler le revenu qui s’écrase, le mal-logement qui mange le budget, le stress qui épuise, la monoparentalité brutalisée, l’endettement impossible à éviter, le report de soins par manque de moyens, le temps consacré à la débrouille de survie, la course à la justification pour arracher ou ne pas perdre du droit !
Quant à l’économie que l’éducation pourrait soi-disant générer dans le portefeuille, les mêmes acteurs ajoutent les arguments de la prévention santé – « Ils sont obèses ou malades parce qu’ils mangent mal… » ; celui du frein à l’évolution vers une autre économie en faveur du climat – « Ils vont tous dans les grandes chaines bon marché… » ; celui de la méritocratie individuelle – « Ils ne font pas d’efforts pour sortir de leurs conditions… d’autres l’ont bien fait… ». Et, cerise sur le gâteau – « Bien manger ne coûte pas plus cher, car la quantité de mauvaise qualité bon marché est comblée par une disette de bonne qualité qui rassasie davantage… »… Eh bien tous les ingrédients de la recette de l’abandon de la lutte majeure contre la réduction des inégalités et les injustices sociales sont réunis !
Ils sont cernés… les pauvres !
Pour les plus de 25 % de ménages en Wallonie qui tirent le diable par la queue, et dramatiquement bien plus encore à Bruxelles, qu’ils vivent avec des revenus sous le seuil de pauvreté ou juste au-dessus, qu’ils travaillent ou pas, la coupe est pleine… pleine de rage !
Quand ce n’est pas le CPAS qui propose, lorsqu’il n’impose pas, la fréquentation d’ateliers cuisine, c’est parfois l’associatif qui perd la boussole en versant dans l’éducation des pauvres au bien-manger ; quand ce n’est pas une grande chaine de magasins qui propose publicitairement des recettes dites « à prix écrasés » avec leurs produits industriels et la collaboration de certains CPAS, c’est la fierté des porteurs de l’aide alimentaire de mettre parfois des produits frais de qualité dans les colis qu’il s’agit d’apprécier. Quand ce n’est pas le jugement de valeur qui fait mal pour longtemps lorsque l’école pointe du doigt ce que l’enfant a ou n’a pas dans sa boîte à tartines, c’est le dépliant de luxe en papier glacé d’un acteur de la santé qui laisse penser que ce n’est pourtant pas si difficile ; quand ce ne sont pas les multiples émissions télés et radios qui magnifient le bien-manger, le plus souvent de luxe, comme une évidence et la concurrence comme une stimulation saine, c’est la publicité du marché du terroir au plan local comme le lieu vertueux à fréquenter !
Impossible que leur échappe le fait qu’ils sont piégés dans la malbouffe, qu’ils sont le portefeuille et le marché de la malbouffe, qu’ils sont la poubelle des invendus et des riches, qu’ils sont nourris par l’aide alimentaire cache-sexe de l’illégitime et violente pauvreté institutionnalisée. Et, finalement, qu’ils sont sans doute incompétents tant en gestion budgétaire qu’en choix alimentaire, qu’en capacité culinaire, et qu’ils sont donc à éduquer quand ce n’est pas à rééduquer.
La nourriture, variable d’ajustement
Et pourtant ils savent… que pour eux la nourriture est une des variables d’ajustement du ménage pauvre. Les propos suivants sont légion : « Je paie l’indispensable et puis on fera comme on peut pour se nourrir avec le reste… », « On ira au colis ce mois-ci, on ira au resto du cœur, je passerai à l’épicerie sociale… », « Faut que je garde pour le train pour aller au colis sinon on ne finira pas la fin du mois… », « Ce mois-ci il y avait des gâteries pour les enfants dans le colis, ouf pour les collations de l’école même si c’est pas celles que l’école demande… », […] « Ceux qui avaient les moyens se sont rués sur la pub, ils ont tout emporté… », « J’aimerais bien lui acheter des bonnes chaussures, impossible de sortir l’argent en une fois, il faut être riche pour être pauvre…»1
Et pourtant ces mamans savent… comment inventer, solutionner, contourner, donner l’illusion : « Je servais le repas à mes filles et moi à table. Je trouvais une excuse pour ne pas manger en même temps qu’elles de façon à remettre ma part dans la casserole une fois qu’elles avaient quitté la table pour allonger le repas du lendemain ». […] Et aussi : « Ils sont ados, ils ont faim tout le temps. Maintenant je cache parce que quand ils me vident le frigo en se relevant le soir ou quand je ne suis pas là, je ne sais pas aller racheter dans le mois ». Et encore : « Je le sais bien que c’est mieux de manger de la soupe et des légumes, mais je vous jure qu’un hachis parmentier avec une grosse sauce et beaucoup de pommes de terre, ça les cale pour la journée ». Et toujours : « Les restes, les colis, oui ça aide… mais à un moment donné t’en peux plus de devoir faire avec ce qu’il y a. Et tu dois souvent aller chercher à plusieurs endroits pour arriver à composer des repas complets… c’est dur d’aller demander partout ». […] Et encore : « T’as déjà essayé de faire bien à manger avec deux taques électriques et un compteur à budget ? Ben moi, ce que je fais, je me prive la semaine pour garder de quoi recharger ma carte le week-end quand j’ai les enfants pour arriver à leur faire mieux à manger… » Et toujours : « J’en ai marre qu’on me dise que je vais m’en sortir parce que je ferai un légume avec le blanc de poireau et de la soupe avec le vert… Ils pensent qu’on est con ? S’ils croient que c’est avec ça que j’arriverai à boucler la fin du mois, ils se foutent de notre g… » Et aussi : « Je n’allais plus au marché près de chez moi le dimanche. L’odeur des poulets rôtis me donnait une envie folle et j’étais incapable de me faire ce plaisir. Maintenant que mes revenus ont augmenté, de temps en temps, je me fais ce plaisir… Et encore, il y a ceux de qualité et les autres… » Et enfin : « Quand le potager communautaire donne bien, on a des légumes régulièrement et gratuits… Mais bon, il faudrait cela tout le temps et pour tout le monde… » ; « Qu’est-ce qu’elles pensent les assistantes sociales ? Qu’on ne sait pas ce qui est bon… ».
Une violence institutionnalisée extrême
Et pourtant, ils ont su, ils ont oublié, ils ont voulu oublier ! La perte de mémoire des savoirs est parfois devenue le meilleur moyen de tenir et de continuer à sauver sa peau ! Car oui la pauvreté durable abîme, fait perdre des forces, des moyens et des compétences. Lorsqu’il s’agit de concentrer son énergie et sa créativité pour la survie du quotidien tout le temps, la broyeuse impitoyable des potentiels est en route !
Oui la pauvreté durable peut conduire à un estompement de la norme qualitative en toute matière… car comment vivre dans le regret de l’impossible ! Le refuge dans la satisfaction de ce qu’est le quotidien répétitif, de semaine en semaine, de mois en mois, d’année en année, même dans le trop peu de tout, est devenu vital !
Et puis l’habitude, l’habituation sournoise, et les pratiques de débrouille s’installent, parce que c’est vital… la spirale de l’appauvrissement de toutes les ressources est en route ! Laisser une partie de la population dans cette pauvreté durable, et en organiser la gestion en y ajoutant la couche éducative, plutôt que de s’attaquer aux inégalités qui en sont la source, est d’une violence institutionnalisée extrême.
Alors, la moindre des choses, écoutons-les, et agissons à partir d’eux et avec eux ! Car les savoirs se réveillent s’ils sont respectés, les compétences s’acquièrent si elles sont en phase avec les choix et les temporalités des personnes, le droit à l’aisance se conquiert pour toutes et tous si collectivement nous nous fédérons avec les abandonnés dans la pauvreté durable.
Parmi les acteurs investis dans le combat pour une alimentation saine et durable, en faveur du climat, de l’environnement et de la biodiversité, certains s’inscrivent aujourd’hui dans cette dynamique-là. Alors ils n’éduquent pas, ils font de l’éducation permanente, de l’éducation populaire, de la politique avec la population pour construire un rapport de force qui rende la gestion de la pauvreté tout aussi illégitime que l’est la pauvreté. C’est donc possible, certains étant déjà en train de le faire.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°102 - mars 2023
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