Dans un contexte de surabondance alimentaire monopolisé par quelques poids lourds de l’industrie agroalimentaire, le fléau du surpoids et de l’obésité progresse de manière alarmante partout dans le monde. Quel est l’impact du marketing des aliments malsains sur les comportements alimentaires des enfants et de leurs parents ? Quelles réponses y sont apportées ? Avec quels résultats ?
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la prévalence de l’obésité a presque triplé au niveau mondial entre 1975 et 2016. Cette année-là, environ 13 % de la population adulte (11 % des hommes et 15 % des femmes) était obèse et 39 % (39 % des hommes et 40 % des femmes) en surpoids1. La même tendance est observée chez les enfants et les adolescents âgés de 5 à 19 ans dont la prévalence du surpoids et de l’obésité est passée de 4 % en 1975 à un peu plus de 18 % en 2016.
En Belgique, d’après la dernière enquête de consommation alimentaire qui couvre les années 2014 et 2015, 16 % de la population âgée de 3 à 64 ans était obèse et 29 % en surpoids2. Au total, 45 % de la population présentait donc une surcharge pondérale. Selon le Conseil supérieur de la santé, « les risques alimentaires représentent le troisième contributeur à la charge de morbidité, après le tabac et l’hypertension artérielle »3, la charge de morbidité étant définie par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) comme la « façon dont une maladie touche une population en termes de problèmes de santé, de risque de décès, de coût financier des traitements ou d’autres indicateurs reconnus »4.
Un phénomène préoccupant
L’augmentation récente des taux d’obésité n’a jamais été aussi rapide, y compris dans les pays qui souffrent de pénuries alimentaires et de malnutrition, rapporte le journaliste Yves Leers dans une enquête consacrée à la fabrique de l’obésité5. « Autrefois considérés comme des problèmes spécifiques des pays à haut revenu, le surpoids et l’obésité sont désormais en augmentation dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, en particulier en milieu urbain », confirme l’OMS6. Si les États-Unis détiennent le record de la plus forte hausse à l’échelle du globe (passant de 16 % de sa population touchée par l’obésité en 1980 à plus de 38 % en 2020), le phénomène se répand et croît rapidement dans les pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. « L’accélération la plus forte est celle observée dans trois pays africains parmi les plus pauvres, Mali, Guinée-Bissau et Burkina Faso, pointe Yves Leers. Dans ce dernier, le taux d’obésité a augmenté de 0,3 % à 7 % en moins de vingt ans. »7
Définis par l’OMS comme « une accumulation anormale ou excessive de graisse corporelle qui peut nuire à la santé », l’obésité et le surpoids augmentent le risque de contracter de nombreuses maladies chroniques telles que des cancers, des maladies cardiovasculaires, le diabète sucré de type 2, des maladies respiratoires chroniques, etc. D’après les résultats d’une étude réalisée en 2017 par l’Institute for Health Metrics and Evaluation de l’Université de Washington, plus de 4 millions de personnes meurent chaque année de maladies liées au surpoids et à l’obésité dans le monde8. En l’absence de mesures de prévention radicales, l’épidémie mondiale d’obésité pourrait affecter 250 millions d’enfants et 1 milliard d’adultes en 2030, à en croire les projections de Harvard School of Public Health9.
L’obésité, un marqueur d’inégalités
Comme le rappelle l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), nous ne sommes pas toutes et tous égaux face au risque de surcharge pondérale : « dans les 28 pays de l’Union européenne, les personnes aux revenus modestes ont une probabilité d’être obèses supérieure à celle des personnes aisées, de 90 % chez les femmes et 50 % chez les hommes »10. Dans le même sens, l’Observatoire français des inégalités avance que « l’obésité est deux fois plus fréquente chez les ouvriers et les employés que chez les cadres supérieurs »11.
Outre le niveau de revenu, les conditions d’existence, les appartenances sociales, l’éducation, les représentations de l’alimentation, la culture familiale ou encore les liens sociaux sont autant de facteurs qui déterminent les habitudes alimentaires, souligne en Belgique la mutualité Solidaris12. Les choix de consommation sont aussi fortement influencés, surtout pour les catégories les plus pauvres de la population, par l’offre de commerces alimentaires et de restaurants situés à proximité du lieu de vie ainsi que par la publicité, le marketing et les prix généralement plus bas des aliments transformés tels que les repas surgelés, les sodas ou les produits des enseignes de fastfood. Une myriade de facteurs agissant à l’échelle micro (facteurs individuels tels que l’âge, le sexe, les valeurs, les connaissances, les croyances…), méso (facteurs interpersonnels et environnementaux tels que la famille, les amis, l’école, le quartier, les commerces…) et macro (facteurs sociétaux, politiques et législatifs tels que le statut socio-économique, le gouvernement, le système éducatif…) explique donc la progression inquiétante du surpoids et de l’obésité dans le monde.
Le rôle déterminant de l’industrie agroalimentaire
Parmi les acteurs opérant au niveau sociétal, figure l’industrie agroalimentaire à propos de laquelle un petit détour historique13 s’impose tant elle participe depuis des décennies à l’édification d’environnements obésogènes qui favorisent l’adoption de comportements alimentaires malsains et conditionnent les possibilités d’action des individus. Après la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte de la reconstruction de l’Europe, la production alimentaire s’intensifie massivement sous l’effet des progrès mécaniques et chimiques. Les productions alimentaires se standardisent, les échanges commerciaux se mondialisent et un nouveau modèle agro-industriel remplace progressivement les modes de vie et d’alimentation traditionnels et locaux. Un autre basculement de taille s’opère à la fin des années 1970 lorsque, sous l’impulsion des gouvernements luttant contre les maladies cardiovasculaires, l’industrie alimentaire s’engage dans la manipulation d’ingrédients pour créer des aliments allégés en graisses. Se façonne et se généralise alors un régime alimentaire mondial reposant sur la commercialisation d’aliments (ultra)transformés à bas prix dans lesquels « des nutriments essentiels sont remplacés par des substituts sans intérêt, en général des “calories vides” et les lacunes sont compensées par un excès de sel (raffiné), un excès de sucre (raffiné), un excès d’huiles (raffinées), etc. »14 entrainant d’importants risques sanitaires pour celles et ceux qui en consomment régulièrement. Deux autres évolutions sociétales renforcent cette mutation du système alimentaire : d’une part la sédentarisation, liée à l’urbanisation et au déploiement de l’économie des services et, d’autre part, l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail entrainant une réduction du temps moyen de préparation des repas et une augmentation de la consommation de plats préparés.
Un marketing bien léché
Depuis lors, les multinationales de l’agroalimentaire développent des stratégies promotionnelles innovantes à travers un large éventail de contextes (espace public, centres commerciaux, écoles, infrastructures sportives…) et de plateformes médiatiques (télévision, médias sociaux, jeux en ligne…) leur permettant d’atteindre la quasi-totalité de la population – y compris les plus jeunes – pour lui vendre des aliments à forte teneur en graisse, en sel et en sucre dont la consommation excessive est incompatible avec un régime alimentaire sain.
Qu’il s’agisse de la publicité, du placement de produit, des stratégies de mise en rayon dans les supermarchés, du recours à un emballage attrayant, du parrainage d’événements par des célébrités ou du branding (qui consiste à gérer l’image commerciale d’une marque) à travers des activités philanthropiques, les entreprises de l’industrie agroalimentaire utilisent de nombreuses techniques pour construire une image positive de produits malsains. « On assiste alors à une différenciation entre la valeur d’usage (nutritionnelle) de la nourriture, et la valeur symbolique (sociale, psychologique…) qu’elle acquiert », expliquent Jonathan Peuch, chercheur à l’UCLouvain et membre du conseil d’administration de FIAN Belgium, et Olivier De Schutter, professeur à UCLouvain et ancien rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation15.
Dans la mesure où ce marketing promeut essentiellement des aliments de mauvaise qualité, la littérature scientifique le considère comme un facteur important dans l’adoption d’habitudes alimentaires malsaines16.
Les enfants, cible privilégiée
Les jeunes constituent un public particulièrement vulnérable dans la mesure où la prise de poids pendant l’enfance et l’adolescence conditionne le risque d’être en surpoids ou obèse à l’âge adulte. « Selon une étude publiée dans le New England Journal of Medicine, 90 % des enfants atteints d’obésité sévère deviendront des adultes obèses », note Yves Leers17. De son côté, le Conseil supérieur de la santé estime que l’obésité infantile est un enjeu de santé publique majeur en Belgique et qu’il requiert une attention urgente étant donné que « la prise de poids excessive et les régimes alimentaires malsains pendant l’enfance sont associés à un risque plus élevé d’invalidité et de décès prématuré à l’âge adulte »18.
Or, proportionnellement, les investissements dans le marketing alimentaire ciblent davantage les enfants et les adolescents pour plusieurs raisons : ceux-ci disposent d’un pouvoir d’achat croissant, ils influencent grandement les achats de leurs parents et les préférences qu’ils développent dès leur plus jeune âge peuvent devenir des habitudes à vie. En outre, les enfants sont particulièrement sensibles aux messages publicitaires étant donné qu’ils ne disposent pas des mêmes capacités de discernement critique que les adultes. Les annonceurs en ont bien conscience et développent de nouveaux formats qui intègrent de façon croissante du contenu commercial dans le contenu médiatique en plaçant leurs produits dans un film, un clip vidéo ou un jeu, en incitant les enfants à interagir avec le produit commercial ou en personnalisant le contenu sur base de leurs informations personnelles ou de leur comportement de navigation en ligne. Ces techniques laissent nettement moins de ressources cognitives aux enfants pour traiter le message publicitaire de manière critique. Enfin, les jeunes influenceurs ont également un pouvoir de persuasion non négligeable sur leurs pairs quand ils créent et diffusent à large échelle du contenu commercial sur des aliments de mauvaise qualité.
Interdire le marketing alimentaire ?
« L’interdiction de la promotion de produits alimentaires néfastes pour la santé doit par conséquent être proclamée pour des raisons de santé publique », revendiquent J. Peuch et O. De Schutter19. C’est dans cette voie que s’est engagée l’OMS il y a plus de dix ans déjà en énonçant des recommandations sur la limitation de la publicité ciblant les enfants pour les aliments et les boissons à forte teneur énergétique, riches en sucres, en graisses saturées et en sel. Depuis lors, plusieurs pays et provinces (Espagne, Norvège, Québec…) ont élaboré des réglementations visant à réduire l’exposition des enfants au marketing des aliments malsains, mais celles-ci sont souvent incomplètes (en se limitant par exemple au canal de diffusion télévisuelle) et ne permettent pas de respecter pleinement les droits des enfants et la protection de leur santé. Comme 191 autres pays, la Belgique a approuvé cette résolution de l’OMS en 2010. Pourtant, sa législation en la matière et celle de ses régions sont encore insuffisantes. Les restrictions sont pour la plupart autorégulées, c’est-à-dire définies et mises en œuvre par l’industrie alimentaire, et ne font pas l’objet d’un contrôle indépendant et régulier. Selon plusieurs études, cette approche ne réduit pas l’exposition réelle des enfants à la publicité.
Vu l’impact des stratégies promotionnelles des multinationales de l’agroalimentaire, il parait dès lors urgent que les États renforcent leur législation sur la limitation voire l’interdiction du marketing des aliments malsains et s’emparent plus globalement de l’enjeu de la prévention de l’obésité dès le plus jeune âge. Cette stratégie nécessiterait d’élargir le périmètre d’action à d’autres pistes telles que l’éducation aux médias afin de stimuler l’esprit critique face aux techniques de persuasion utilisées, la littératie alimentaire afin d’apprendre à identifier les aliments sains et de mieux déchiffrer les informations nutritionnelles, la mise à disposition d’aliments sains dans les crèches et les écoles… en veillant à ne pas faire peser la responsabilité sur des individus poussés de toute part à se tourner vers une alimentation transformée, attractive, moins chère et de piètre qualité.
- OMS, « Obésité et surpoids », www.who. int, août 2020. L’OMS considère qu’une personne est en surpoids quand son indice de masse corporelle (ou
IMC, qui correspond au rapport entre le poids d’un individu et le carré de sa taille) est égal
ou supérieur à 25 et qu’elle est obèse quand son IMC est égal ou supérieur à 30. - . K. De Ridder et al., Enquête de consommation alimentaire 2014-2015,
Résumé des résultats, https://fcs.wiv-isp.be, 2016. - Conseil supérieur de la Santé, Réduire l’exposition des enfants, y compris des adolescents, aux aliments malsains par le biais des médias et du
marketing en Belgique. Avis n° 9527, www.health.belgium.be, août 2022. - EFSA, Glossaire, www.efsa.europa.eu.
- Y. Leers, La fabrique
de l’obésité. Enquête sur un fléau planétaire, Buchet-Chastel, 2020. - OMS, op.cit.
- Y. Leers, op. cit.
- Op.cit.
- Op.cit.
- OCDE, Le lourd fardeau de l’obésité. L’économie de la prévention, www.oecdilibrary. org, 2019.
- Observatoire des inégalités, L’obésité touche
de manière inégale les milieux sociaux, www.inegalites.fr, 2022. - Solidaris, « La malbouffe en Belgique n’est pas une fatalité »,
Éducation Santé, n° 310, avril 2015. - S. Gilman, Th. de Lestrade, Un monde
obèse, Arte, 2020, www.arte.tv ; J. Peuch, et O. De Schutter, Agir contre l’obésité en
Région wallonne : une cartographie de 68 outils, https://sites.uclouvain.be, 2019. - Y. Leers, op.cit.
- J. Peuch, O. De Schutter, op. cit.
- Conseil supérieur de la Santé, op. cit
- Y. Leers, op.cit.
- Conseil supérieur de la Santé, op. cit.
- J. Peuch, O. De Schutter, op. cit.
Cet article est paru dans la revue:
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