Les violences institutionnelles touchent la plupart des lieux de soins et d’aide aux personnes. Elles peuvent être notables dans certains lieux et se faufiler plus subtilement dans d’autres. Elles font désormais l’objet d’une attention particulière, d’analyses sociologiques, psychologiques et politiques. Rien d’étonnant vu la conjoncture qui tend à criminaliser les précaires et les malades, les coupes budgétaires dans la plupart des secteurs et la fragilisation du tissu associatif.
Les maisons médicales, loin d’être des ilots intouchables, souffrent également de ces mouvements violents. Les lieux de soins sont par définition des lieux où se bousculent la souffrance, la maladie, la perte et le deuil. Dans nos maisons médicales comme ailleurs, ces réalités se cognent à des moyens insuffisants, à des pénuries de ressources et à une forme d’impuissance devant l’ampleur de certaines problématiques qui se succèdent parmi les usagers. Dès lors, on peut assister à des formes de violences plus ou moins marquées, plus ou moins actées, entre les patients et le personnel, au sein d’une spirale de souffrance et de fatigue, et à l’intérieur d’un système rendu fragile par la multitude des problématiques et des crises.
Par ailleurs, une autre forme de violence peut s’installer au sein des équipes qui, elle, n’est pas directement en lien avec le public, mais avec un mode d’organisation particulier qui entraine des frictions et des désaccords. Le travail à plusieurs est en effet lui-même vecteur de conflits. Le travail en pluridisciplinarité et en intelligence collective est pourtant une réponse très pertinente aux problématiques plurifactorielles, il accroit les possibles et permet une plus grande solidarité et plus de créativité dans les réponses apportées. Pour autant, ce modèle de soins n’évite pas certains écueils…
Éléments de contexte
Une réalité s’est désormais structurée, celle du travail à flux tendu. S’il y a encore quelques années, nous pouvions espérer souffler lors de périodes un peu plus calmes, celles-ci semblent s’être évaporées. La pandémie de covid-19 est passée par là et semble avoir laissé une trace indélébile. Tout est urgent, tout est compliqué, tout est imbriqué dans tout.
La surcharge vécue ou ressentie est omniprésente. Elle est liée à la fois à la chronicité de certaines pathologies, à la généralisation des polypathologies, au manque d’effectifs et/ou de relais. Les vécus des patients sont pour certains d’entre eux complexes, la maladie amène son lot de complications personnelles, organisationnelles, sociales et psychologiques. La précarisation du public, liée à un contexte sociopolitique moins favorable, alourdit les prises en charge et amène son lot de frustrations qui se répercute dans la vie d’équipe. Les prévisions ne sont pas optimistes, avec entre autres la réduction des allocations de chômage dans le temps et la pression exercée sur les malades de longue durée, ce qui laisse présager une augmentation de la charge qui se posera sur les épaules des soignants, aux prises avec toutes ces réalités complexes et vécues à juste titre comme injustes.
La fatigue compassionnelle1 – forme d’épuisement professionnel induit par une exposition au traumatisme, au stress ou à la douleur ressentie par autrui – touche également les soignants surchargés ; le manque d’espaces de ressourcement et de « temps morts » est un facteur aggravant. Le manque de relais dans le réseau (lié à la saturation, aux seuils d’accès, au manque de réactivité et à la notion d’urgence différente d’un endroit à l’autre) est également source de frustration malgré les nombreuses initiatives visant à renforcer les concertations et à fluidifier les collaborations entre services.
Tous ces éléments génèrent un état de tension quasi permanent dans les équipes, à la fois allégé et aggravé par celles-ci. Il n’est en effet pas suffisant de travailler sous le même toit et de partager des valeurs pour s’entendre. Et pour s’entendre, il est nécessaire de se parler. Or, le langage partagé ne répond pas nécessairement aux mêmes codes. Chaque professionnel a le sien et, dans certains cas, les professionnels d’un même secteur s’y retranchent dans la recherche d’un commun plus difficile à partager avec les autres.
La face cachée de l’iceberg
Travailler ensemble, plusieurs métiers confondus, est une richesse incroyable. Les regards se croisent et les pensées fertilisent. Chacun, chacune, avec ses compétences, son expérience vient renforcer celles de l’autre. Pourtant, cela nécessite une gymnastique continue, car chacun, chacune, reste formaté par un certain discours dont il s’est imprégné pendant ses études. Les priorités ne sont pas toujours les mêmes, la notion d’urgence non plus. La responsabilité face à une prise en charge n’est pas vécue de la même façon. Les référentiels ne sont pas les mêmes chez chaque professionnel.
Prenons l’exemple des kinés, leur travail se déploie à partir d’une prescription. Le travail est censé prendre fin au terme d’un nombre préindiqué de séances, en tous les cas pour une revalidation liée à un épisode chirurgical, un incident, une maladie… Bien sûr, il reste une marge de manœuvre et les patients dits chroniques ne sont pas soumis aux mêmes consignes. Les kinés peuvent voir des patients chaque semaine, plusieurs fois si nécessaire, ce qui rend le soin plus soutenu sur une période courte. Pour autant, cette manière de travailler diffère largement de celle d’un médecin qui suit un patient toute sa vie, sans délai. Dans ce cas la temporalité, les objectifs du soin et la constance diffèrent largement.
Les infirmières quant à elles sont souvent dans un autre rapport aux patients. Quand elles se rendent à domicile, partageant avec les patients une certaine intimité propre à leur profession, les priorités se définissent à la fois dans le lien et dans l’efficacité. Elles sont souvent les seules à observer les détails qui ne se dévoilent que dans ce cadre-là, à subir des humeurs volatiles, à entendre des plaintes qui ne seront jamais adressées ailleurs.
À l’accueil, pierre angulaire de chaque maison médicale, la profession se définit souvent par les besoins des collègues, les consignes différant d’un soignant à l’autre. L’un autorise à être dérangé pendant sa consultation, l’autre l’interdit formellement. Ce qui est projeté et attendu de l’accueil n’est indiqué dans aucun protocole ni aucune nomenclature, dès lors il varie d’une maison médicale à l’autre, d’un soignant à l’autre. Cela peut donner lieu à des frustrations de part et d’autre.
Les professionnels psychosociaux complètent parfois bien, parfois plus difficilement, le cadre du personnel soignant. Ils souffrent d’une certaine solitude et sont parfois surexposés, déplorent être trop sollicités ou pas assez, être l’objet d’attentes irréalistes et/ou de trop peu de considération. Plus particulièrement, les assistants sociaux ont parfois du mal à trouver leur place au sein d’une équipe. La charge administrative est peu visible, les accompagnements sont énergivores et le métier est tellement fourre-tout qu’il laisse place à des fantasmes et de l’incompréhension, souvent difficiles à dissiper par les travailleurs sociaux eux-mêmes.
Les chargés de projets en santé communautaire sont souvent considérés comme des ovnis, car leur métier revêt des composantes absentes à celui des autres, s’exerce dans une autre temporalité et répond à des caractéristiques différentes de celles à l’œuvre dans une consultation.
Ces exemples sont évidemment un peu simplistes et sans nuances, mais ils mettent en lumière quelques-uns de ces écueils, de ces angles morts présents dans les équipes. Ça n’enlève pas totalement le plaisir de travailler ensemble, mais cela engendre des conflits et, dans des cas extrêmes, des violences entre professionnels.
L’importance du cadre
Le travail pluridisciplinaire requiert de la curiosité pour celui de l’autre. Les formations respectives sont tellement cloisonnées qu’il réside souvent une forme de méconnaissance pour la réalité du travail de son collègue. Parfois une incompréhension, voire un rapport de force. Ici et là, cela peut prendre la forme d’une relation hiérarchique à peine voilée, que les patients eux-mêmes tendent à renforcer lorsque, par exemple, ils se rendent chez leur médecin pour se plaindre d’un autre intervenant.
Il est parfois question de loyauté entre secteurs, car, lorsque les tensions sont palpables, il est aisé de trouver du réconfort dans une forme de corporatisme. Le sentiment d’impuissance peut quant à lui envahir l’espace et mettre en tension les rapports avec les collègues d’une autre profession, lorsque plane l’impression que les autres professionnels ne supportent pas assez, ne s’impliquent pas suffisamment ou ne partagent pas le même engagement ni aussi intensément la responsabilité vis-à-vis du patient.
Si l’institution vit des moments difficiles, ces cloisonnements sectoriels peuvent être plus marqués. Car l’institution, si elle n’est pas suffisamment contenante ni cadrante, laisse chacun et chacune aux prises avec des difficultés personnelles et professionnelles qui risquent de créer des climats très conflictuels. Dès lors, le repli vers le cadre professionnel propre à chacun, lié à la profession et à la formation de base, semble le dernier rempart contre le chaos. Ces problématiques soulevées par la pluridisciplinarité ne sont ni permanentes ni une fatalité, mais une réalité qu’il est nécessaire de ne pas négliger au risque de créer des crispations plus pérennes.
Travailler ensemble, mais comment ?
Les équipes commencent généralement avec peu d’effectifs, animées par un même élan, par un enthousiasme commun, un désir partagé. Inévitablement, elles grandissent et d’autres professionnels viennent grossir les rangs, tandis que d’autres quittent le navire en cours de route. Ces mouvements sont à la fois rafraichissants pour une équipe (chaque nouvel arrivé amenant un nouveau regard) et déstabilisants (le « nous » doit se redéfinir). Par ailleurs, la multiplication des points de vue, dans une équipe qui tend à s’étoffer, risque de ne libérer la parole que de ceux et celles qui détiennent suffisamment d’assurance ou d’expérience, et museler ceux et celles qui sont plus en retrait. Le consensus n’est pas nécessairement facile à trouver lorsqu’il s’agit de décider ensemble de l’avenir de l’institution ou d’un trajet de soin pour un patient. Le manque de coordination ou l’absence de critères clairs peut très vite devenir une source de conflits, le risque étant de ne rien décider ou de prendre des décisions sur base de critères affectifs, personnels ou liés à un rapport de force. Ce rapport de force peut se marquer à plusieurs niveaux : des « anciens » contre les « nouveaux », des bavards contre les discrets, entre secteurs professionnels… La prise de décision collective n’est pas forcément confortable, elle requiert du temps, de la concertation, de l’écoute, de la curiosité et de la méthodologie. Cela nécessite aussi de s’exposer, de risquer (de ne pas être entendu, ne pas être compris) et cela peut induire des comportements de retrait.
Se retirer peut être une manière d’échapper à ces échanges parfois douloureux, chaotiques, peu structurés qui surviennent dans une équipe dont le cadre n’est pas assez soutenant pour permettre à chacun de prendre place en toute sécurité. Si l’institution vacille ou si des tensions se sont installées de manière structurelle, le risque est grand de passer de l’inter- au multidisciplinaire. Autrement dit à ce que chaque discipline s’organise de manière autonome sans plus se concerter avec les autres, ou à minima.
Enfin, il est à noter que dans un secteur comme le nôtre où les équipes s’organisent en autogestion et où chacun prend part à l’organisation et partage des responsabilités, il peut survenir une frustration liée à de l’indifférenciation. Si chacun touche à tout, si tout le monde décide de tout et peut avoir un avis sur tout, que reste-t-il des différences, de la singularité de chacun et des particularités de chaque profession ?
Comment faire avec ces constats ?
Travailler à plusieurs autour d’un projet commun en partageant des valeurs communes reste une des plus grandes forces de nos maisons médicales. Le travail pluridisciplinaire génère une plus grande créativité, plus de souplesse ; il a un impact très favorable sur la charge de travail des soignants et sur la prise en charge des patients, ceux-ci trouvant le plus souvent un grand bénéfice à être entourés par une équipe.
Cependant, le travail pluridisciplinaire n’est pas exempt de tensions. Les différences de langage, de méthodes, d’approches, les divergences d’objectifs, les difficultés à répartir les responsabilités, les conflits d’expertise, la gestion du temps sont quelques-unes des difficultés qui peuvent surgir et amener des conflits et des ruptures de collaboration entre professionnels. En prendre la mesure sans la nier et sans se cacher derrière un « nous » indifférencié fait déjà partie de ce qui sera nécessaire afin d’apaiser les conflits et éviter les violences qui en découlent.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°111 - juin 2025
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