Sommes-nous désormais incapables d’attendre ?
J.-P. L. : Dans notre société de consommation, chacun est invité à aller chercher ce qu’il veut, à l’obtenir le plus rapidement possible, le mieux possible, tel qu’il l’entend, au plus près de ce qu’il attend.
Au point de générer de la violence ?
La violence actuelle est née du fait qu’il n’y a plus de règles symboliques, elles ne fonctionnent plus pour faire en sorte que cette violence se parle plutôt que de s’agir. Le pétage de plomb, comme on appelle ça, devient quelque chose d’accepté. Dans les métros, les bus, les salles d’attente, vous trouvez des messages disant qu’il ne faut pas être violent, ce qui est indicatif de l’effritement du modèle de symbolisation dont nous avons profité pendant des siècles pour des raisons structurales. C’est l’origine d’une autre violence où l’absence d’attente précisément est typique : il faut qu’on ait réponse tout de suite. On ne met plus au travail chacun, enfant, adolescent, adulte, d’avoir à supporter et à faire avec ce qu’il n’aura pas et qu’il veut. Tout cela suppose un travail collectif extrêmement conséquent. Or ce travail n’étant plus fait, on doit constater qu’on fait appel au couteau plutôt qu’aux paroles.
Comment ramener ce travail collectif ?
Il y a une tendance que je qualifie maintenant de « sur-nous ». Un surmoi collectif en quelque sorte, extrêmement exigeant quant au fait de devoir accepter les autres tels qu’ils sont. On peut estimer que c’est positif, mais attention, car dans cette idée-là vient aussi qu’on ne veut plus prendre en charge le fait de supporter la violence de l’autre et de lui opposer non pas une propre violence, mais un refus, une inacceptation, un désaccord. Comme des parents tellement motivés pour le bien de leur enfant qu’ils refuseraient d’avoir des attitudes négatives à son égard. C’est un peu ce qui se passe au niveau collectif. Nous avons non pas une exigence surmoïque, mais « sur-nouïque ». Il n’y a plus de travail de discernement qui est fait entre des choses qui restent inacceptables et d’autres que l’on ne peut accepter qu’à la condition qu’elles soient motivées par une affection éventuellement grave (si quelqu’un est paranoïaque, ça ne sert à rien de lui interdire de se mettre à penser que vous le persécutez). Tant nous sommes pris par cette volonté d’essayer d’accueillir, de bien recevoir, d’être positif… que l’on en finit par oublier que ça ne suffit pas. À force de vouloir adopter cette attitude surbienveillante liée à un sur-nous collectif, lié aujourd’hui à l’égalitarisme, ça pose des problèmes complexes parce que plus personne ne veut prendre sur lui de dire que ça ne va pas, qu’il n’est pas d’accord.
Quelles nuances entre égalité, altérité et différence ?
L’altérité se pose à partir de l’autre. La différence se pose à partir de soi. C’est difficile de faire la distinction, mais c’est important. La différence, vous la pensez à partir de vous : l’autre est différent de moi. En gros, c’est ça. Tandis que l’altérité, c’est prendre la mesure que nous sommes tous fondés dans l’autre, nous sommes tous créés dans de l’autre. Pas un enfant n’invente sa langue. La langue qu’il parle est toujours la langue de l’autre, elle commence par là. Dans ce contexte de la langue des autres qui l’entourent, il va petit à petit faire le trajet – si ça se passe bien – pour que ce soit sa propre parole qui émerge. Or, vu la mutation de société dans laquelle nous sommes emportés, c’est quelque chose qui aujourd’hui est balayé, oublié, et nous partons tous de l’idée que nous sommes autodéterminés. On espère même que l’enfant puisse être reconnu comme capable d’être autodéterminé, mais il n’y a pas d’autodétermination. Nous sommes tous d’abord frappés dans la langue de l’autre. C’est l’ossature même de la race humaine puisque nous sommes les seuls animaux à être parlant. Mais aujourd’hui c’est comme s’il y avait eu un renversement : nous sommes en train de passer à un système de société autre que celui d’hier – vertical, pyramidal, avec l’ordre déjà établi –, nous nous percevons – encore une caractéristique du sur-nous – comme dans l’horizontalité et nous en oublions qu’il y a toujours de la verticalité nécessaire. Personne ne peut se penser sans une verticalité qui l’a précédé. Tout cela est effacé par la conception que c’est à partir de nous-mêmes que nous faisons société.
Quelles sont ces règles symboliques ?
Avant, on fonctionnait avec la religion, le patriarcat… Vu les excès auxquels ça a mené, nous n’en voulons plus. En toute légitimité. Mais il ne faut pas oublier que ce modèle transmettait les règles symboliques qui nous étaient nécessaires. Je ne dis pas que c’était mieux avant, mais le problème aujourd’hui est celui-ci : comment continuer à transmettre ces règles sans l’appui du patriarcat, du religieux, puisque ce n’est plus comme ça que le monde s’organise dans nos sociétés occidentales pointues, car ailleurs ce modèle fonctionne toujours. Nous sommes à la recherche de quelque chose, d’une démocratie plus solide, mais malheureusement on doit constater qu’elle se fragilise surtout.
On constate qu’une forme d’horizontalité s’installe aussi dans la relation avec le soignant…
C’est la conséquence d’une ambivalence fondamentale à l’égard de l’autorité : on en veut, mais il ne faut surtout pas qu’elle nous dise ce qu’on a à faire. On en a besoin parce qu’on sait que c’est elle qui nous protège des excès à notre égard. Nous sommes tout le temps en train d’essayer de nous débrouiller avec ça, et de mal nous débrouiller. Nous avons le vœu de passer à plus d’égalité à juste titre, mais nous n’arrivons plus à intégrer que des différences demeurent et qu’il faut faire avec. Le médecin par exemple n’arbore plus d’insigne, d’autres soignants portent une blouse blanche, même le personnel d’entretien. Il y a une sorte de brouillage au service soi-disant d’une horizontalité et de plus d’égalité. Mais avec de tels vœux, on finit par supprimer les compétences différentes de chacun. Aujourd’hui, avoir une autorité au-dessus de moi, ça veut dire que je ne suis pas libre.
Nous sommes aveuglés ?
Nous sommes dans une illusion de société parce que nous ne tenons pas compte de ce qui fait l’ossature de la société. La société dépasse votre vie et la mienne. Une société est au-dessus de la présence de chacun d’entre nous. Elle doit se perpétuer, elle doit se continuer, nous ne sommes que des chainons et ça, aujourd’hui, ce n’est pas facilement supportable puisque ça veut dire que nous sommes au service de l’ensemble. Avant, l’ensemble était prévalent et vous donnait une place. Aujourd’hui, c’est l’individu qui est prévalent et qui veut refaire une place au social. C’est compliqué, parce que le fait que ce soit lui qui se soit mis au centre le rend très, très ambigu à l’égard de ce qui pourrait faire autorité ou exigence collective à son égard. Il le vit tout de suite comme une atteinte à sa singularité et à l’émergence de ce qui va pouvoir être un sujet magnifique comme lui l’espère, comme lui le veut, comme lui le souhaite.
Beaucoup d’attentes et beaucoup de frustration finalement…
Absolument. On aggrave la frustration et on aggrave des réactions d’agressivité. Il n’est plus au programme que la frustration fasse partie de la donne. La vie humaine consiste à faire avec ce que nous n’avons pas décidé. On croit, dès qu’on arrive à pouvoir décider de choses que jusque-là on ne pouvait pas décider, que l’on fait l’office d’un progrès. D’un certain point de vue peut-être, mais d’un autre on abîme aussi, on détruit cette capacité très importante pour un être humain de savoir faire avec ce qu’il n’a pas choisi, et d’arriver à en faire quelque chose d’intéressant.
La citoyenneté est-elle une forme d’individualisme ou de collectivité ?
Pour moi, elle est plutôt indicatrice d’une individualité dans un collectif, dans du « Un ». C’est à ce titre-là que nous sommes citoyens. Aujourd’hui on a l’impression que la citoyenneté est perçue ou vécue comme la chose à respecter envers et contre tout. Mais alors cela devient une exigence d’individualité tellement reconnue qu’elle n’aurait plus à se soumettre aux exigences du collectif. Forcément, les exigences du collectif vont toujours venir raboter notre singularité. Chaque être humain a là affaire avec une ambiguïté, une difficulté, une contradiction qu’il ne solutionnera pas.
Les rapports de domination, c’est de cela qu’il est question ?
Le patriarcat et la fonction paternelle n’ont rien à voir l’un avec l’autre. La fonction patriarcale est une organisation dans une collectivité du modèle vertical où un sommet de la pyramide est occupé par quelqu’un qui va régler tout ce que les autres ont à faire. La fonction paternelle est une fonction de quelqu’un autre que la mère qui vient permettre à l’enfant de prendre distance par rapport à ce que celle-ci véhicule, tout en la respectant et en l’aimant. Prendre distance suffisante que pour qu’il puisse arriver à s’énoncer lui-même. Ce n’est pas la même chose. On a supprimé les deux en même temps et toute une société a muté sans être capable de mesurer les conséquences des mutations qu’elle a produites. Cela introduit un changement dans la subjectivité même. On a touché aux racines de ce qui faisait un sujet. Le sociologue Eraly2 parle de la société de la déflexion : de moins en moins de gens acceptent, supportent. Je fais l’hypothèse que nous sommes la première société qui ne permet plus à ses enfants de grandir. C’est quoi grandir ? C’est renoncer à la toute-puissance infantile imaginaire qu’il est en droit d’avoir.
Le sentiment de toute-puissance est une forme d’impuissance ?
Nous sommes tous passés par un moment de toute-puissance imaginaire. Elle fait partie de la donne, mais elle a besoin d’être cadrée, de buter sur des réalités qui montrent que le monde ne va pas tourner comme l’enfant le veut, qu’il faut qu’il prenne patience, justement, c’est-à-dire temporalité, pour pouvoir occuper la place qu’actuellement son père, sa mère, son professeur, son enseignant, etc., occupent pour lui. Ce travail-là n’est plus fait et cela va provoquer un sentiment de rage, d’impuissance, parce qu’il n’y a pas de possibilité de toute-puissance. Le mot « tout » n’existe pas chez l’humain, on n’a jamais tout.
Comment fait-on alors ?
Je dirais qu’il n’y a pas de solution, mais il y a à prendre en compte que c’est le problème auquel on est confronté. Freud dit très bien dans Malaise dans la civilisation3 qu’il y a toujours des exigences civilisationnelles d’un côté et des exigences individuelles de l’autre. Toute société doit organiser un équilibre entre ces deux sortes d’exigences qui sont forcément antagonistes. Remarquons qu’aujourd’hui le sur-nous dont je vous ai parlé promeut l’exigence individuelle. C’est un paradoxe parce que ça veut dire que l’exigence du collectif s’assimilerait à l’exigence de vouloir soutenir l’individu. Donc, l’antagonisme entre les deux n’apparait plus et ça amène la difficulté que Freud décrit : répondre, trouver un nouvel équilibre, c’est quelque chose d’extrêmement important pour le sort de l’existence humaine. On a besoin de trouver un nouvel équilibre et aujourd’hui plus que jamais puisqu’on a troublé le modèle ancien dont nous venions, que nous n’avons pas les moyens qu’il avait pour imprimer la nouveauté à tout le monde et lui faire respecter encore le collectif. Finalement, pour le moment, tout le monde est en train de pousser sur la pédale de l’individu, du sujet à titre privé, du bienfait pour lui-même de la réalisation de soi, mais ce n’est pas entendu comme quelque chose qui doit encore se soumettre à des exigences du collectif. Et dès que vous rappelez le collectif, vous venez à l’encontre de cette exigence de l’individu. C’est problématique, mais c’est une division qu’il nous faut reprendre à notre charge. Il n’y aura pas d’autre solution. Si vous travaillez avec des gens qui sont pour l’individu, il va quand même falloir que chacun reprenne à son propre compte qu’il va devoir perdre une part de la valorisation individuelle au profit de l’existence du collectif. Allez dire ça aujourd’hui, vous n’allez pas être bien vu !