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Dans les métiers du social et de la santé, il est commun de « faire avec » une certaine forme d’agressivité. Sans la banaliser, elle fait partie des situations que les travailleuses et travailleurs ont appris, le plus souvent par la pratique, à gérer. Néanmoins, des formes plus graves ou la répétition des agressions peuvent générer une souffrance et un sentiment de peur souvent tabous. Non dite et à la fois omniprésente, cette peur isole, entraine des impressions de disqualification et brouille les ressentis.

Du côté de l’institution, il est parfois difficile de se situer entre la volonté d’offrir un accès inconditionnel et la nécessité de protéger les équipes et les autres usagers et usagères. Souvent, une agression est un déclencheur d’une décision d’exclusion temporaire ou permanente, parfois suivie d’un renforcement des conditions d’accueil, et donc d’un rehaussement des seuils d’accès. Ceux-ci peuvent concerner un usage de drogues, un diagnostic de santé mentale, un passé carcéral, la chronicité d’une errance.
Pour décortiquer cette question cruciale, le Smes, en partenariat avec Transit et à la suite d’un travail débuté avec le Forum-Bruxelles contre les inégalités, a consulté plus de 120 personnes usagères, professionnelles de première ligne et de deuxième ligne, chercheuses, gestionnaires, responsables politiques, provenant des secteurs du social, de la santé, de la santé mentale, des addictions, de l’aide aux justiciables, du travail du sexe/prostitution… Ces personnes ont été rencontrées lors d’ateliers, de groupes de travail, d’entretiens et d’une table d’échange. Les réflexions qui suivent sont avant tout une mise en forme et en lumière de leurs témoignages1, dont l’actualité semble encore bien présente.
Dès le début du dispositif, il est apparu que la violence était plurielle et protéiforme et que ses différentes manifestations étaient interconnectées. Au-delà des violences verbales et physiques, elles peuvent prendre la forme de violence symbolique, de rapports de force et de domination, de déshumanisation, d’exclusion, d’isolement, de stigmatisation, de menace, de refus de soin, de harcèlement, de pression constante, de conditionnement à outrance…
Dans un objectif de clarté, nous avons retenu ici les termes de société, institutions, professionnels et professionnelles, usagers et usagères et les avons articulés dans une logique systémique. C’est la somme de toutes ces interrelations qui produit un climat générateur de violences, sorte de bombe toujours sur le point d’éclater. Rappelons aussi que l’immense majorité des professionnels, des usagers et des responsables des institutions sont mus par une volonté de bien faire et de faire le bien, et que la violence est rarement un choix délibéré de nuire.

De la société envers les institutions

Les moyens financiers des secteurs du social et de la santé sont sous pression et l’évolution des subventions est plus faible que celle des besoins rencontrés sur le terrain. En outre, des règles de plus en plus nombreuses sont imposées par les pouvoirs publics : il faut évaluer, prouver, souvent quantitativement, que l’on a eu un impact, systématiser, rentrer dans une logique de gestion de projet. Les dimensions multifactorielles, qualitatives, d’essai-erreur, de temps longs sont peu prises en compte. On s’éloigne alors du terrain de l’humain, de la tasse de café partagée avec un ou une usagère entre deux démarches administratives, pourtant essentielle à la confiance et au travail réalisé.

De la société envers les professionnels

Depuis les années 1980, de nouvelles techniques managériales issues du monde de l’entreprise ont fait leur apparition dans le secteur non marchand. Elles visent à faire des économies, à être efficace et efficient, en oubliant bien souvent la complexité des situations sur le terrain et le besoin d’un suivi individualisé. Les professionnels se retrouvent confrontés à la nécessité de « faire du chiffre », à la culture du résultat, à un temps insuffisant pour la réflexion et le travail en réseau, dans un contexte de complexification des processus administratifs et de saturation d’une grande partie des services.

De la société envers les usagers

Une grande violence peut être générée par le regard porté sur les personnes (par la population, les médias, la police, certains services) et par leur réduction à un comportement, un diagnostic, une activité jugés « déviants ». Tant les politiques mises en place comme la généralisation du projet individualisé d’intégration sociale (PIIS) que l’assèchement des budgets du social et de la santé ont pour effet d’augmenter les seuils d’accès. Et même les possibilités de recours deviennent plus ardues. Le détricotage des droits fragilise l’ensemble du système social et, au premier plan, ses bénéficiaires.

Des institutions envers les professionnels

Très logiquement, la pression de la société sur les institutions glisse vers les professionnels et les professionnelles, qui se retrouvent face à une charge de travail en augmentation et à un détournement de leur fonction, qui peut générer une perte de sens. Les intervenants, positionnés entre les contraintes grandissantes venant de leur structure et les demandes des usagers, reçoivent la violence générée par l’écart entre les deux. Par ailleurs, les travailleurs n’ont pas ou peu été formés à la question des violences et reçoivent souvent peu de soutien de leur institution. La violence est encore trop souvent banalisée et se révèle fréquemment taboue sur le lieu de travail. Le manque de lieux de dialogue peut amener certains à se remettre en question personnellement, voire à démissionner.

Des institutions envers les usagers

Être (ou se sentir) mal reçu, jugé, sanctionné, devoir se dévoiler, se justifier, faire face à des procédures longues et répétées sont des formes de violence. Certaines institutions limitent directement le nombre de personnes répondant à certaines problématiques (quota de « tox », de « cas psy », de « sans-papiers »…). D’autres éléments peuvent influencer les relations, comme l’aménagement des lieux, le langage utilisé, la représentation qu’ont les institutions de leur mission. Ainsi, le glissement ces dernières années des politiques sociales d’une logique assurantielle à une logique contractuelle a pu faire perdre de vue à ces institutions leur rôle de service à la population pour s’inscrire plutôt dans la société de contrôle.

Des professionnels envers les professionnels

Certains professionnels intiment des ordres à d’autres équipes pour des tâches qu’ils ou elles estiment indispensables, mais ne souhaitent pas assurer, souvent du côté de la logistique. Les professionnels peuvent avoir un rapport subjectif à la violence. Certains acceptent plus facilement de travailler avec les personnes plus agressives, vont à la confrontation… Des dynamiques de concurrence peuvent s’instaurer entre ceux et celles « qui y arrivent » et ceux et celles « qui n’y arrivent pas ». On retrouve notamment les violences de classe, de genre, les violences racistes… qui viennent questionner la détention du pouvoir.

Des professionnels envers les usagers

La violence peut émerger d’une impression de la part des professionnels de « savoir » ce qui est bon pour les usagers, de stéréotypes négatifs sur le public, d’un défaut de connaissance ou encore de la présence de certains termes dans un dossier (antécédents de toxicomanie, etc.). Cette violence prendra la forme d’un refus d’accompagnement, d’un accueil déshumanisé, de mépris, d’insultes… Avec souvent comme conséquence, pour les personnes qui en ont été victimes, une diminution de l’accès à l’aide et aux soins par l’arrêt de l’appel aux dispositifs (non-recours/non-demande).

Des usagers envers les professionnels

Ce sont sans doute les formes de violences les plus visibles et les plus commentées : insultes, menaces, intimidations, coups… La violence physique vis-à-vis des travailleurs et des travailleuses est souvent considérée comme le niveau ultime. Elle peut mener à l’exclusion à vie, même si cela reste relativement rare. Cette décision peut se transformer en stigmate et compromettre l’accès à d’autres structures. Pour le ou la professionnelle, cela signifiera souvent un long parcours pour se remettre. La violence peut émerger d’un phénomène d’identification de l’institution au travailleur ou à la travailleuse. L’usager se sent déshumanisé, reporte son ressenti sur la personne en face de lui et l’agresse. Parfois, il peut s’agir d’un phénomène d’accumulation à la suite d’exclusions ou de l’absence répétée de réponse.

Des usagers envers d’autres usagers

Les conflits qui explosent au sein d’une institution ne sont pas toujours liés à celle-ci. Il peut s’agir de tensions qui existaient en dehors et qui y culminent par effet d’accumulation. Le cadre institutionnel peut aussi faire exploser des situations qui ne dégénéreraient pas forcément en rue ou ailleurs, par le seul effet des conditions qui y règnent (promiscuité, attente…). La violence entre usagers peut être particulièrement difficile à gérer, car la perception de ce qui est violent ou non peut varier d’une personne à l’autre, et singulièrement entre usagères ou usagers exposés quotidiennement à des violences et un ou une professionnelle.

Des usagers envers les institutions

La violence envers une institution peut provenir d’une peur de ne pas être entendu ou d’une expérience passée douloureuse. L’anticipation d’un échec peut conduire à un autosabotage, en rendant sa demande inaudible. Au degré ultime, le seul moyen pour exprimer sa violence à l’égard d’une institution sera de la retourner contre soi-même.

Des pistes d’intervention

Les violences ne sont pas inéluctables. Les services et les professionnels n’ont pas forcément une prise sur tous les éléments du cycle de la violence, mais la modification ou la mise en place de règles institutionnelles ou de pratiques de travail peuvent contribuer à des relations plus apaisées. Les personnes rencontrées ont identifié les bonnes pratiques suivantes :

  • faire preuve de flexibilité, prendre le temps ;
  • veiller à la qualité de l’accueil ;
  • accompagner hors les murs ;
  • travailler en réseau ;
  • intégrer les bénéficiaires dans les dispositifs d’aide et de soins ;
  • mettre en place, au sein des institutions, des politiques de prévention et de gestion des violences ;
  • écouter l’usager ou l’usagère, lui laisser des espaces pour s’exprimer ;
  • favoriser le bien-être au travail et libérer la parole des professionnels ;
  • sensibiliser et former les (futurs) travailleurs et travailleuses ;
  • se mobiliser pour renverser la logique d’activation et de restriction des droits.

Les violences sont plurielles, intriquées et se répercutent les unes sur les autres. Elles fragilisent les personnes et les institutions, et mettent à mal l’accès à l’aide et aux soins. Souvent, la violence la plus visible est celle de l’usager qui agresse le professionnel. Cet acte peut avoir des répercussions très importantes pour le travailleur ou la travailleuse et entrainer des dommages physiques, psychologiques et parfois des arrêts de travail, une réorientation professionnelle. Pour prévenir ce phénomène, il est cependant indispensable de ne pas se limiter à analyser ce moment, mais de le replacer dans le contexte global.
Objectiver les coûts de la violence permettrait de se rendre compte qu’accorder des moyens aux services serait moins cher que de faire exploser les situations. Il faut regagner de la disponibilité sous forme de « tampon », comme des plages d’urgence dans l’agenda des travailleurs. Et amener chaque service à baisser ses seuils d’accès, ne serait-ce qu’à l’essai avec chaque personne, pour accueillir ceux et celles qui en ont le plus besoin.
Toutes les cartes ne se trouvent pas dans les mains des équipes de terrain. Cela a été longuement souligné au cours de cette recherche : de nombreuses politiques publiques actuelles, par leur caractère intrinsèquement violent, ont un impact déterminant sur les relations entre les services d’aide et de soins et les usagers. Il convient d’œuvrer sans relâche à les dénoncer et de se mobiliser pour que les politiques sociales (re)deviennent de véritables outils d’émancipation et non des instruments de contrôle.

 

 

  1. M. Allart, M. Backer, « Violences dans les institutions d’aide et de soin », Smes, 2020, https://smes.be.

Cet article est paru dans la revue:

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