Soutenir l’individu, soutenir le collectif
Qu’en est-il aujourd’hui du « travailler ensemble » dans le secteur médico-éducativo-psychosocial ? Au départ des observations issues de notre clinique de supervision, nous proposons quelques réflexions et analyses en lien avec des questions sociétales et leurs effets sur le travail en équipe.
Dans notre société néolibérale de consommation priment des valeurs d’égalité et de liberté qui poussent à la recherche de l’épanouissement individuel. Le travail n’échappe pas à la mouvance sociétale de devoir être un agent de bien-être, occasionnant beaucoup d’attentes personnelles. Or, cette recherche du « développement personnel » – parfois proche de « l’intérêt personnel » – n’est pas sans effet sur notre manière de vivre ensemble. Un des risques est que nous devenions de moins en moins tolérants à la frustration et à tout ce qui vient contrecarrer notre épanouissement. Inévitablement, la cohésion s’en trouvera fragilisée. L’affaiblissement de ce qui nous relie augmentera la difficulté à s’extraire d’un point de vue personnel, et donc à tenir un point de vue différencié. Partager son point de vue, risquer un désaccord tout en ayant le sentiment de rester inscrit, relié, « attaché » au collectif, dire explicitement « non » sans mettre l’appartenance au collectif en crise est sans doute devenu plus difficile. Et si le collègue fait différemment, la difficulté à se décentrer va augmenter le risque de se sentir attaqué personnellement.
On assiste à une fragilisation de nos positions différenciées1. Celles-ci peuvent nous faire éprouver un sentiment de perte d’espace de liberté et d’envahissement, mais également un vécu de dépendance au groupe, à l’institution. Or aujourd’hui, connotée négativement, la dépendance fait peur. Et l’interdépendance, loin de soutenir une complémentarité et une collaboration nécessaires aux positions relationnelles différenciées, suscite une impression d’abus de pouvoir. Ceci peut entrainer, pour s’en protéger, un sentiment de grande solitude, d’incompréhension, de non-reconnaissance. Cela conduit certains à développer des « pseudo-appartenances » collectives, du type « je dis oui, mais je pense et/ou fais non ». D’autres vont céder à la tentation d’une verticalité écrasante telle que l’appel à un leader charismatique censé tout résoudre. D’autres encore vont adopter des positions extrêmes, excluantes, et donc clivantes pour l’équipe.
Ce mouvement s’opère au détriment du collectif. Que faire quand j’estime que mon collègue entrave mon épanouissement personnel ? Comment rester ouvert à la compréhension des interventions de mon collègue que je n’aurais pas effectuées de la même manière ? Que faire des différences, des nécessaires désaccords et frustrations ? Comment les considérer comme une richesse qui vient nuancer et complexifier nos actions de façon constructive ? Comment articuler horizontalité (participation, concertation, échanges) et verticalité (structure, organisation, décisions) dans nos structures institutionnelles en évitant l’abus de pouvoir ?
Mal-être dans la fonction de direction et nouveaux faiseurs de liens
Les fonctions de direction, de coordination et autres responsabilités institutionnelles sont de plus en plus difficilement légitimées et dès lors, fréquemment mises à mal.
Dans le monde « non-marchand », le plus souvent, le modèle institutionnel organisationnel est celui d’une hiérarchie participative, qui nécessite l’équilibre d’un balancier entre vertical et horizontal 2. Équilibre que d’aucuns ont appelé la transversalité3. Si le balancier penche trop du côté vertical, nous risquons une souffrance au travail du côté de la perte de sens, de créativité ; s’il penche trop du côté horizontal, nous avons une gestion molle d’individus pseudo-libres4, mais où manque la dimension de solidarité collective, qui s’origine dans cette transversalité.
Quel que soit le modèle, la fonction de direction est celle qui a à identifier et à soutenir le projet institutionnel collectif, à rester garant de sa consistance et de son application tout en stimulant, animant et permettant d’innover en soutenant et valorisant chacun. Excellent plan, certes, mais, confrontés aux paradoxes de l’hypermodernité5, les responsables sont en difficulté. En effet, travailler en équipe, tenir ensemble nécessite une certaine retenue pour que chacun puisse trouver sa place tout en œuvrant au projet collectif. Le respect des règles de travail, l’application des décisions prises qui impliquent de renoncer à certaines satisfactions personnelles sont des garants du collectif. Si la direction tient la barre, il relève cependant des responsabilités individuelles de chacun d’y être attentif. Mais comment gérer d’une part les aspirations croissantes à l’autonomie et à la réalisation personnelle de chacun et, d’autre part, le besoin de réassurance dans une entité collective pensée sur le mode égalitaire ? Ceci confronte fréquemment les directions à des tensions difficilement soutenables. Par exemple lorsqu’elles « remettent du cadre » comme leur fonction les y invite ou les y contraint, ce n’est jamais tout à fait ce qui était souhaité. Leur fonction de « faiseurs de liens » (voire de « faiseurs de sens ») est questionnée.
De nouveaux « faiseurs de liens » peuvent s’instituer dans les équipes. Par exemple, une personne avec beaucoup d’ancienneté qui peut agir en courroie de transmission entre l’horizontalité et la verticalité, et inversement. Elle peut avoir une autorité naturelle sur le reste de l’équipe et exercer une régulation en apaisant l’aspect violent de certaines revendications ou les sentiments négatifs de ses collègues ou en se faisant leur porte-parole. Elle peut soutenir la verticalité nécessaire au fonctionnement institutionnel tout en pouvant à d’autres moments la questionner. Ses interventions « font autorité », elles « autorisent », donnent du sens, sécurisent, permettent à chacun et à tous de mieux s’y retrouver. Toutefois, dans la mesure où c’est davantage la personne que la fonction qui fait autorité, le départ de ces « faiseurs de liens » peut laisser un vide. Ils partent avec ce qu’ils incarnaient : l’esprit et les valeurs de l’institution. Ceux qui restent et qui deviennent alors les plus anciens peuvent se crisper, s’accrocher aux marqueurs de la culture institutionnelle sans plus pouvoir en transmettre le sens. La dynamique institutionnelle se rigidifie, voire se clive dans non pas des débats d’idées (questions d’autorité), mais dans des conflits de personnes (enjeux de pouvoir). Un fossé se crée, chacun campe sur ses positions. Dans ce contexte, il deviendra difficile de « faire institution ».
Initialement, nous rencontrions cette difficulté essentiellement dans des institutions créées avec un mode de « gestion collective », bien présent dans les années 1970-1980 lorsque le monde médico-psychosocial a démarré nombre de nouveaux projets (maisons médicales, centres de planning familial, lieux thérapeutiques de santé mentale inspirés par la psychothérapie institutionnelle…). Ce mode de direction était souvent un excellent ciment pour une dynamique d’équipe. Mais au fil du temps et des départs des membres fondateurs, il peut s’effriter : ce qui tenait les choses ensemble ne tient plus très solidement.
Aujourd’hui, ces difficultés semblent s’être généralisées à bon nombre d’institutions où nous sommes amenés à intervenir. Dès lors, nous faisons le lien avec les nombreux absentéismes et turn-overs auxquels les équipes sont confrontées. En simplifiant, après la génération des « boomers », celles des « X », « millénials » et « Z » investissent autrement le travail. Il n’est plus nécessairement une priorité par rapport à la vie familiale et aux activités privées. Un fossé de générations, mais aussi de valeurs, de rapport individuel à la frustration et à l’effort se fait toujours plus grand et laisse des « trous » dans les équipes. Ces dysfonctionnements institutionnels au niveau du collectif ont un impact sur le plan individuel. Cela peut mener au désinvestissement, à l’épuisement ou au burn-out émergeant depuis quelques années. Ces conséquences fragilisent à leur tour le collectif. C’est le cercle vicieux de l’épuisement dans les équipes.
Processus décisionnel et négociation permanente
Pour se sortir du paradoxe de devoir tenir, ensemble, tant l’épanouissement personnel que le collectif égalitaire, certaines équipes s’enlisent dans des « négociations permanentes »6, comme si ce stade était indépassable. Comme rien n’est jamais ou difficilement tranché, tout peut être remis en question. Le débat se rejoue sans fin et, dans le cas où quelque chose a enfin été tranché, il n’est pas rare que cela soit immédiatement re-questionné (gestion molle 7). Ici aussi, l’énergie requise pour le débat et la remise en question entraine un dysfonctionnement institutionnel au niveau du collectif, mais également sur le plan individuel. La bienveillance, pour ne froisser personne, peut être telle que l’on n’ose plus rien se dire ou que l’on finit par s’épuiser et par désinvestir l’espace de réflexion commun.
Quand la formation s’invite en supervision
Des équipes ne partagent plus que rarement un tiers conceptuel commun. Ceci semble refléter, sous une autre forme, un déficit du côté de l’appartenance. Face à ce déficit, des demandes de formation nous sont de plus en plus souvent adressées. Ces moments de transmissions théoriques et l’usage qui peut en être fait dans la suite du travail de supervision sont l’occasion pour l’équipe de réguler les rapports entre collègues autrement que sous la forme de rapports de force, de clivages, de prise de pouvoir des « grandes gueules » qui sans cela régissent les relations interpersonnelles, duelles. Ces moments de formation sont aussi l’occasion de mettre au travail les questions de transmission, de circulation de l’information tant horizontalement que verticalement, de faire repères communs ; bref, de soigner l’appartenance au collectif.
Et les émotions dans tout ça ?
Le contexte sociétal qui a laissé la part belle au développement de la « gestion managériale », axée sur des dispositifs sécuritaires, sur la recherche de résultats et de rentabilité, a contribué à affaiblir la prise en compte des émotions nécessaires à une dynamique d’équipe soutenante et solidaire. Or, nos contextes de travail sont émotionnellement chargés et confrontants. Face aux souffrances des bénéficiaires, à leur violence, à leur autodestruction, à leurs détresses, aux agressions ou face au suicide d’un collègue, ces occasions sont autant de moments émotionnellement chargés qui attendent un répit pour pouvoir relancer la capacité à penser collectivement de manière constructive. Si elles ne peuvent plus être mises au travail dans des espaces professionnels sécures, elles reviennent en force pour miner la contenance nécessaire à l’accompagnement des bénéficiaires. Ce contexte est alors propice à rechercher des liens basés sur des affinités, des alliances. Cela peut aller jusqu’à revendiquer de travailler avec celui ou celle avec qui on se sent bien, avec qui on va se sentir le mieux protégé de l’épreuve. Le risque est que ces alliances se transforment en coalition contre une personne, un sous-groupe ou une instance qui est alors diabolisée.
Quelques pistes pour nous débrouiller
Osons traiter nos collectifs comme des « matrices de soin » en soutenant l’importance de « tenir bon » ensemble, en favorisant le commun sans tomber dans l’indifférenciation. Et d’appliquer un des principes de la psychothérapie institutionnelle : « Soigner l’institution soignante ».
Pour contrer les pseudo-appartenances, collages ou clivages, veillons à soigner l’appartenance par la recréation collective de la culture institutionnelle et insistons sur la nécessité d’une « extériorité », l’organe d’administration par exemple. Prévoyons et clarifions des espaces-temps institutionnels où l’on peut s’interpeller entre collègues, prendre et reprendre le temps de travailler les valeurs, les modèles théoriques qui nous rassemblent, les compétences, les points forts, clarifier les frontières professionnelles des différentes fonctions, porter l’attention sur la façon dont chacun se mobilise et peut mobiliser ses collègues autour de ses doutes et ses impasses, et peut être questionné par ses collègues.
Veillons donc à soigner nos réunions d’équipe et nos processus décisionnels. Et soutenons les questions de responsabilité, veillons à légitimer les personnes qui incarnent ces fonctions de coordination ou de direction afin de soigner les régulations institutionnelles et d’éviter les abus de pouvoir. Comme le disait déjà Xavier Renders8 il y a bientôt quarante ans : « L’institution qui va bien, ce n’est pas celle qui n’a pas de problème, c’est celle où l’on parle, où l’on décide et où l’on reconnait ses maladies de fonctionnement. »
Les auteurs sont : V. Barthels, Ph. Bivort, V. Chevalier, J. Daveloose, A. De Keyser, S. della Faille, J. Hassoun, P. Jaumaux, Ph. Kinoo, M. Meynckens, S. Tortolano et Ch. Vander Borght.
- A. De Keyser, « L’enfant ne fait pas la famille : Modélisation systémique de l’attachement pour soutenir la famille en thérapie », Thérapie familiale, 43, 2022.
- A. De Keyser, M. Meynckens-Fourez, Ph. Kinoo, J. Hassoun, « Quel balancier pour le funambule ? Réflexions sur la fonction de direction », L’observatoire n° 109, 2021.
- F. Guattari, Psychanalyse et transversalité. Essai d’analyse institutionnelle, La Découverte, 2003 (1964).
- Ph. Kinoo, M. Meynckens-Fourez, Ch. Vander Borgh (dir.), Supervision en institution et analyse de pratiques : Éloge du conflit et du plaisir, De Boeck Supérieur, 2019.
- G. Neyrand, « Les paradoxes de la conjugalité contemporaine », in D. Coum Par-delà l’amour et la haine dans les liens familiaux et le travail social, Erès, 2020.
- G. Neyrand, ibid. ; J. De Munck, M. Verhoeven (dir.), Les mutations du rapport à la norme : un changement dans la modernité ?, De Boeck Université, 1997.
- Ph. Kinoo, op cit, 2017, 2019.
- X. Renders, « Des fonctions et des rôles », in M. Meynckens-Fourez,Ch. Vander Borght, Ph. Kinoo (dir.) Éduquer et soigner en équipe : manuel de pratiques institutionnelles, De Boeck Supérieur, 2017.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°111 - juin 2025
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