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Faire face aux paradoxes sociétaux


Santé conjuguée n°111 - juin 2025

Comment s’énoncer sans heurter les sensibilités, prendre position sans être menacé ? Les acteurs de la santé sont attendus à répondre dans l’immédiateté et l’efficacité tout en devant souvent se garder de questionner la portée signifiante de tel ou tel acte du patient.

Considérée comme un syndrome psychosocial bien identifié dans le registre de la maltraitance, la négligence parentale est une absence de gestes appropriés pour assurer la sécurité, le développement et le bien-être de l’enfant. On la repère fréquemment de manière indirecte, c’est-à-dire par l’observation de ses retentissements, car elle est insidieuse et souvent peu visible. À côté de la négligence, on définit de façon schématique plusieurs catégories de maltraitance selon sa nature physique, sexuelle ou psychologique, en soulignant qu’elle prend place préférentiellement dans le cercle familial. Pour la Convention internationale des droits de l’enfant, la maltraitance recouvre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalité physique ou mentale, d’abandon, de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle. Les adverse childhood experiences (ACE)1 concernent l’ensemble des contextes d’inadéquation qui prennent place durant l’enfance, dont les causes sont variées comme les expériences de discontinuité (séparation, hospitalisation, incarcération…), la maladie mentale du parent, l’utilisation de toxiques, la violence conjugale… Pour notre part, nous considérons « maltraitant » tout comportement qui ne tient pas compte des besoins d’un enfant et constitue par le fait même une entrave importante à son épanouissement. Une attitude maltraitante peut être intentionnelle ou résulter de la négligence, voire de défaillances sociales.
Quant à la notion de maltraitance institutionnelle, elle provient entre autres des travaux de Tomkiewicz2 et Corbet3. Pour ceux-ci, la violence institutionnelle apparait lorsqu’il y a prééminence des intérêts institutionnels sur les intérêts de l’enfant. Cette forme d’inadéquation envers le mineur d’âge recouvre un champ large, comportant aussi bien des actions que des omissions, se définissant par ses conséquences sur le bien-être de la personne rencontrée dans une relation d’aide ou de soins. Elle vise aussi bien les violences « en creux », les discontinuités et les ruptures de la vie quotidienne que les brutalités avérées. Les intentions des auteurs de cette maltraitance peuvent paradoxalement leur paraître les meilleures ou guidées dans l’intérêt de l’enfant. Des dispositions légales, des fonctionnements institutionnels ainsi que certaines pratiques censées apporter aide, soin et protection à l’enfant peuvent devenir maltraitantes, notamment lorsqu’elles ne respectent pas le rythme, les besoins et les droits de ce dernier et de sa famille.
Sur le plan sémantique, il nous semble délicat de distinguer la violence de la maltraitance institutionnelle ; la dimension de l’intention de nuire comme celle d’être conscient de participer à un système inadéquat sont à prendre en considération. L’histoire montre combien l’humain peut se laisser aveugler et se rendre complice de fonctionnements gravement maltraitants entre autres en occupant une fonction définie dans un appareil très hiérarchisé et hautement réglementé par des protocoles administratifs abscons.
Nombre d’inadéquations institutionnelles résultent d’environnements de travail problématiques et stressants. Par ailleurs, le manque de formation des professionnels peut aussi nuire aux objectifs institutionnels par application inadaptée des traitements, aggravée par une structure organisationnelle qui ne dispose par exemple de médecins et de thérapeutes sur place que de manière ponctuelle. Notons également que le défaut d’objectifs ou de politique cohérente de soins renforce les risques de voir apparaitre de la maltraitance institutionnelle.

Une parentalité complexe

Quelques aspects de la parentalité d’aujourd’hui soulèvent également des paradoxes. Les questions de parentalité sont à mettre en perspective avec le relatif culturel, les dimensions religieuses et spirituelles ainsi que les croyances présentes au sein des systèmes familiaux. On ne peut faire fi des composantes de l’histoire (ou plutôt des histoires) d’une famille, de ses mythes fondateurs, qui colorent et déterminent les volets des interactions entre parents et enfants.
La parentalité est régulièrement au centre de polémiques et de prises de position dont la radicalité peut conduire les parents dans un grand désarroi. Ainsi il est fréquent, lors de consultations médicales ou de thérapies, d’entendre des adultes perdus, démunis, demandant aide et éclairage pour de multiples questions relationnelles avec leur enfant, ou d’observer divers symptômes infantiles traduisant des patterns interactionnels dysfonctionnels.
Nos sociétés sont grandement empreintes des principes du « tout est permis » et du « rien n’est impossible ». La recherche du « plaisir avant tout » soutenue par les progrès technologiques, techniques, scientifiques ne comporte-t-elle pas le risque de l’emporter en évacuant les composantes de cadre, de limite, de sens ? Les sociétés éprouvant péniblement la frustration exigent l’immédiateté dans la réalisation des désirs n’hésitant pas à recourir à la démagogie. La logique du « tout » alimente les fantasmes de toute-puissance, réduisant le psychisme à un fonctionnement simplifié, omettant les intrications avec l’inconscient ; les failles, les conflictualités et ambivalences sont savamment mises de côté4. Pour nombre de familles, il n’est guère aisé de se situer par rapport à un discours social omniprésent qui diffuse une idéalisation atteinte grâce à des méthodes infaillibles5. Comment alors transmettre aux enfants la manière de se construire avec les notions de perte, de manque, inhérentes à toute expérience de vie ? Par ailleurs, une certaine uniformisation voire une « formatisation » génère un monde de sujets semblables où les écarts entre générations, sexes ou fonctions sont petit à petit gommés alors que ces écarts se révèlent fondamentalement féconds.
Un autre aspect à prendre en considération est celui du statut de l’enfant et de la dérive que représente son culte. En effet, autant il y a lieu de respecter le jeune humain, autant certaines approches et conceptions éducatives comportent des risques de confusion entre rôles et places au sein des familles enchevêtrant les générations ; ici, les seuls droits de l’enfant font écho aux seuls devoirs des parents. Comme l’ont montré Dupont, Mikolajczak, Roskam 6, ce type de conception de la fonction parentale, prônant le principe de l’autodétermination de l’enfant, peut conduire au « burn out » des adultes, source de négligence voire de maltraitance. D’enfant-roi, le jeune devient alors victime7. Dès lors, il s’avère bien délicat d’assurer sereinement, fermement et avec bienveillance une parentalité moderne tant les menaces sont diverses et multiples.

Quelques pistes pour intervenir

Sans être exhaustifs, nous proposons l’une ou l’autre balise pour déjouer les écueils que suscitent les situations problématiques intriquant volets individuel, familial et social.

  • La solidité du professionnel. La confrontation aux situations complexes comporte un caractère traumatogène pour l’intervenant par le risque de débordement psychoaffectif. Freud8 a d’ailleurs souligné l’effet du milieu sur notre vie psychique, à la malléabilité plus ou moins intense. Les rencontres ciblées sur des questions de violence à l’égard de mineurs d’âge peuvent toucher aux représentations encryptées dans l’enfance, à celles qui, quoique masquées, sont toujours bien présentes. Il est nécessaire de disposer d’assises théoriques solides en référence à la discipline que l’on exerce. Encore faut-il « mettre en mouvement » ces références pour les utiliser adéquatement, c’est-à-dire veiller à articuler ce que l’on sait avec ce que l’on vit et recueille en entretien. La solidité s’acquiert avec le temps, l’expérience, les formations complémentaires ; elle s’enracine dans le tempérament du sujet, invité à développer son engagement par ses capacités d’écoute, d’empathie, de discernement. La notion de solidité fait également écho au cadre de l’intervention. Plus il sera clair, cohérent et explicite, plus il permettra de viser des objectifs « élevés ». Il s’appuie sur les missions, les mandats des intervenants, selon leur appartenance institutionnelle. Il se dit dès les premières minutes de toute rencontre avec les patients et avec d’autres éventuels professionnels.
  • La créativité du professionnel. Créer un espace thérapeutique, c’est constituer des « ponts de corde »9 pour établir des liens, une intersection réalisée entre les individus liés à des systèmes dont les règles divergent, mais qui vibrent sous l’effet d’un élément commun, dans une situation particulière, qui rend possible un espace de rencontre. Cette opportunité s’appuie sur une capacité à jauger la bonne distance, en se gardant des conduites d’évitement et de proximité excessives. L’engagement du clinicien est ici capital dans sa croyance aux effets thérapeutiques (au sens large) pour lui permettre la liberté d’interpeller, de questionner, de rencontrer. Sa curiosité est évidemment aussi sollicitée. Pour comprendre et éviter de se perdre dans les projections dont le professionnel est l’objet, il est essentiel de donner du sens à ce qui se joue entre l’histoire de l’autre, son histoire personnelle et les contextes en jeu.
  • Le travail à plusieurs. La pratique à plusieurs partenaires met l’accent sur la concertation et l’évitement du morcellement dans l’accompagnement. Si plusieurs services sont concernés par un système familial, malgré des missions et champs de compétences définis, les risques de mauvaise compréhension, de tension et de rivalité existent. La menace de la dilution de responsabilité, les « fuites » d’informations liées au secret partagé réduisent l’efficacité de l’intervention. Plus la vision de l’intervention sera systémique, plus le professionnel s’autorisera à écarter la menace de coalition au détriment de l’un ou l’autre protagoniste. En complément, nous préconisons des temps de mise au point invitant tout un chacun impliqué à se positionner et à ajuster l’évolution du suivi. Ces aspects permettent une certaine prévention de l’escalade symétrique voire de l’échec thérapeutique. Par ailleurs, gardons à l’esprit que les professionnels forment par essence un néo-système avec les personnes qui consultent. Ipso facto nous intervenons avec nos parcours et histoire personnels.

Un engagement personnel

Il nous revient de promouvoir une humanité positive non seulement intellectuellement et technologiquement, mais aussi dans le champ de la justice sociale, de la santé et du respect de la vie. Sur ce long chemin, les progrès se font autant au cas par cas que via l’amélioration de la société. Dans cette perspective interindividuelle, les prises en charge échappent souvent aux standards et aux prévisions. Les acquis méthodologiques et sociaux ne constituent jamais que des repères non contraignants. En conséquence, nous avons le devoir de nous former tant pour faire évoluer la société que pour aider, soigner avec efficacité tous les protagonistes concernés. Nous prônons certes de la spécialisation, mais, pour chaque situation, une réflexion nouvelle, de la flexibilité, de la créativité et une belle part de liberté dans l’élaboration.
Bien des prises en charge s’enrichissent et aboutissent davantage à des résultats si nous ne restons pas seuls, individu ou institution isolée, pour les gérer et si nous nous donnons le temps de la réflexion anticipatrice, sans précipitation, pour concevoir un plan adéquat d’intervention. Chaque professionnel est invité à faire preuve d’engagement sans « passer la patate chaude » à l’autre. Il est aussi amené à créer des liens solides, à confronter avec détermination les adultes défaillants ou transgresseurs pour tenter de rejoindre l’humain au-delà des mécanismes défensifs. Il est alors essentiel d’éviter de basculer du côté de la certitude ou de l’insignifiance. In fine, comme l’a développé Braconnier10, le professionnel est encouragé à mobiliser son optimisme et à le rendre le plus intelligent possible tant pour se préserver personnellement que pour se mettre au service des adultes et enfants en détresse hautement à risque dans les situations de violence. En d’autres termes, assumons d’être soignant et non sauveur.

 

 

  1. M. Levivier, « Les épreuves adverses subies durant l’enfance et leurs conséquences sur la santé à l’âge adulte : une introduction à la ACEs study », Psychotropes, vol. 28, n° 3-4, 2022.
  2. S. Tomkiewicz, « Violences et négligences envers les enfants et les adolescents dans les institutions », Child abused and neglect n°8, 1984.
  3. E. Corbet, « Violences en institutions : à la recherche d’outils de prévention », Les cahiers du CTNERHI, n° 61, 1994.
  4. E. Cabanas, E. Illouz, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, 2018.
  5. J.-P. Lebrun, Un immonde sans limite : 25 ans après un monde sans limite, Érès, 2020.
  6. S Dupont, et al., « The Cult of the Child: A Critical Examination of Its Consequences on Parents, Teachers and Children », Social sciences 11(3), 2022.
  7. D. Pleux, De l’enfant roi à l’enfant tyran, Odile Jacob, 2002.
  8. S. Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, Folio essais (1985).
  9. D. Sibony, Entre deux. L’origine en partage, Le Seuil, 1991.
  10. A. Braconnier, Optimiste, Odile Jacob, 2014.

Cet article est paru dans la revue:

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