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Les crises se suivent, leurs effets s’accumulent


Santé conjuguée n°107 - juin 2024

Face à des situations de pauvreté qui s’aggravent ou s’étendent à de nouvelles catégories de la population sans que les moyens suivent pour les enrayer, les travailleurs et travailleuses du social sont fatigués. Pourtant, ils ne cessent de s’adapter pour répondre à des besoins toujours plus complexes et multiples.

Le niveau de pauvreté en Belgique serait stable voire en baisse ces dernières années. C’est en tout cas ce que disent les chiffres basés sur l’indicateur de pauvreté monétaire. Depuis le terrain du travail social, c’est une autre vérité qui remonte à la surface : celle de files qui s’allongent pour recevoir une aide alimentaire, de services sociaux ou de santé mentale impuissants face au déferlement des demandes ou encore de milliers de migrants privés de places dans les structures d’accueil pour demandeurs d’asile. L’évolution positive des taux de pauvreté occulte donc la réalité avec, d’un côté, l’aggravation de la situation de certains groupes vulnérables (chômeurs et autres inactifs, personnes issues de l’immigration, parents isolés, locataires, personnes peu éduquées) et, de l’autre, l’apparition de « nouveaux » groupes à faibles revenus qui, face à l’augmentation du coût de la vie, luttent pour joindre les deux bouts1.
En première ligne, les CPAS, témoins privilégiés de l’évolution des besoins. En vingt ans, le nombre de dossiers a doublé. Crise financière de 2008, fin de droit aux allocations d’insertion en 2015, crises migratoires (Afghanistan, Ukraine et, depuis peu, Gaza), crise du Covid et de l’énergie : plus de 160 000 personnes sont aujourd’hui bénéficiaires du revenu d’intégration2, un chiffre en constante progression, mais qui n’est « que l’arbre qui cache la forêt », précise le directeur général de la Fédération des CPAS wallons, Alain Vaessen. « Ce qui est préoccupant, détaille-t-il, c’est tout ce qui est à côté : les aides sociales complémentaires, dont le fonds mazout, le fonds énergie, les interventions dans les situations de monoparentalité… Toutes ces aides “hors revenu d’intégration”, dont le monitoring est compliqué à réaliser, mais qui sont en augmentation très importante. »
Parmi les publics concernés par ces aides, on trouve des personnes qui travaillent mais qui ont des difficultés à finir le mois, des indépendants qui ne sont pas sortis indemnes de la crise du Covid et, « élément très inquiétant », un nombre important de jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans. Rien que pour le RIS chez cette catégorie d’âge, le nombre de dossiers est passé de 23 000 à 53 000 (soit 16,3 % des habitants de cette tranche d’âge) entre 2008 et 20233.
Mais qui sont ces jeunes qui émargent au CPAS ? Des étudiants du supérieur et du secondaire qui peinent à financer leurs études, d’autres diplômés mais toujours sans boulot et une troisième catégorie : des jeunes qui ne sont ni en formation ni au travail. « Ils ont parfois des problèmes de santé mentale, d’addictions ou sont simplement en perte de repères, avec un mal-être et des situations de décrochage scolaire, dépeint Alain Vaessen. Ils doivent être accompagnés et stabilisés, parfois socialisés avant de se mettre en chemin vers l’insertion professionnelle. Réapprendre à se lever, se présenter, avoir leur permis de conduire, bref une armada de choses préalables à la recherche d’un emploi. » À noter également : si le Covid a eu un effet révélateur des problématiques de santé mentale chez les jeunes, celles-ci concernent la population générale, à tel point que certains CPAS ont engagé des psychologues.

Migrations : des politiques toujours plus excluantes

Toujours parmi les publics des CPAS : environ 80 % des Ukrainiens sous protection temporaire internationale, arrivés en Belgique depuis le début du conflit qui fait rage à l’est de l’Europe. Après la phase d’accueil, qui a occupé les services pendant plusieurs mois (recherche d’hébergement puis de logement durable), ces derniers soutiennent aujourd’hui la recherche d’emploi de ces personnes.
Des milliers de personnes issues d’autres pays (Syrie, Afghanistan, Palestine, Turquie, Érythrée principalement)4 passent quant à elles par une procédure d’asile longue et complexe, dans un contexte de crise de l’accueil qui laisse un paquet d’entre elles sans toit et sans aide matérielle. Fin avril 2023, on estimait à 3171 le nombre de demandeurs d’asile ayant droit à l’accueil en attente d’une prise en charge par Fedasil, alors que l’État doit légalement leur fournir hébergement et assistance matérielle5. Le manque de places amène ces personnes à se tourner vers des services d’urgence déjà surchargés, pour lesquels les problématiques de sans-abrisme et d’asile se juxtaposent plus que jamais. « On sent un épuisement des travailleurs sociaux », commentent au Samusocial Marta Oliveira (centre Louiza et régulation des appels) et Julie Bottu (directrice du département qualité). « La crise actuelle, avec l’accueil des personnes palestiniennes, c’est ajouter encore une couche à une fatigue qui est là depuis des mois voire des années. Les équipes doivent toujours parer au plus urgent. »
Certains candidats ne parviennent jamais à bénéficier du statut de protection internationale. Les équipes du Samusocial suivent donc aussi des personnes sans papiers qui, sans perspectives d’insertion, se chronicisent dans l’errance et vieillissent sans abri et sans accès possible aux maisons de repos (et de soins). « Les personnes vieillissantes qui n’ont pas accès aux maisons de repos en raison de leur statut administratif, mais aussi à cause des limites d’âge imposées ou d’un déficit d’autonomie restent dans nos centres parfois pendant des années. On peut faire le même constat pour les personnes âgées consommatrices de produits ou qui souffrent de maladies mentales : plus les problématiques se cumulent, plus c’est compliqué », commentent les deux travailleuses.

Entre les mailles du filet

Les problématiques qui s’enchevêtrent, tout comme les catégories imposées par les politiques publiques pour bénéficier des mesures d’aide, sont à l’origine de nombreuses situations de non-prise en charge. À Bruxelles, c’est le cas de mineurs non accompagnés (MENA) originaires du Maghreb, principalement du Maroc et de l’Algérie qui, sans aucune perspective de reconnaissance, errent dans les rues de la capitale6. Estimés a minima à 200 (en majorité des garçons), ils se caractérisent par une extrême mobilité (ils circulent entre l’Espagne, la France, la Belgique et la Suède en fonction des opportunités ou des prises en charge proposées) et par des problématiques de consommation de solvants ou de médicaments détournés (Lyrica®, Ritrovil®)7.
« Les premiers constats sont remontés depuis le CHU Saint-Pierre, qui reçoit régulièrement pas mal de jeunes garçons originaires du Maghreb avec des blessures superficielles : blessures à la bouche dues à l’usage de solvants, blessures à cause de bagarres. L’hôpital leur dispense des soins de première ligne, mais leur orientation est difficile. La garde pédiatrique a donc interpellé le CPAS de Bruxelles. Le contrat local social-santé (CLSS) de Bruxelles a aussi fait connaitre les difficultés autour de ces publics », retrace Marjorie Lelubre, chargée de recherche au Crebis, Centre de recherche sur les inégalités sociales, qui a dressé un état des lieux8 des problématiques rencontrées par ce public. « Ces jeunes ne rentrent dans aucune case, ils sont dans un no man’s land. Ce sont d’abord des mineurs qui doivent être protégés par le droit international des enfants. Ce sont aussi des migrants, mais qui ne peuvent pas avoir accès à la régularisation. Ils sont consommateurs avec, souvent, des problématiques de santé mentale dues notamment à leur parcours migratoire. Ils ont pour la plupart quitté le Maroc vers dix-douze ans et ont vécu des trucs assez costauds. Des questions se posent aussi autour de la traite des êtres humains, même si ces situations sont difficiles à prouver », expose la chercheuse, qui relève l’inadaptation de la majorité des structures pour répondre aux besoins de ces jeunes et les barrières d’accès qu’ils rencontrent, notamment en matière de santé.

Violences de genre : question ancestrale, prise en compte récente

Autre problématique qui, loin d’être neuve, n’a pourtant trouvé que récemment une place dans le travail social, celle des nombreuses femmes qui ont subi et subissent toujours des violences de genre (violences sexuelles et conjugales). De nombreuses études l’attestent : les trajectoires de vie des femmes sans abri ou usagères de drogues sont ponctuées de violences et des traumatismes qui y sont associés9. Face au constat que peu de ces femmes franchissaient la porte des services d’aide – ces derniers étant eux-mêmes porteurs de violences –, des espaces de non-mixité ont vu le jour ici et là dans les secteurs de la grande précarité et des assuétudes.
Au Samusocial, où l’on constate une augmentation des familles et des femmes en rue (principalement des familles monoparentales), on a pris la question à bras le corps en ouvrant un centre pour femmes isolées (Louiza) et des hébergements de transition destinés aux femmes seules et aux mères célibataires (Les Casas), des espaces sécurisés où les femmes peuvent peu à peu se reconstruire. Le système d’accueil d’urgence de la structure permet aussi aux femmes victimes de violences conjugales d’intégrer un centre sans délai. « Tous les jours, deux ou trois victimes de violences conjugales nous appellent ; il y a deux ans c’était plutôt deux ou trois par semaine », observent Marta Oliveira et Julie Bottu. Cette augmentation s’explique non seulement par la libération de la parole des femmes autour de ces questions, mais aussi par le Covid au cours duquel les interactions familiales se sont intensifiées en raison des périodes de confinement ou de pertes d’emploi, et par une plus grande collaboration entre la structure d’accueil d’urgence, la police et les hôpitaux, qui ont davantage le réflexe d’associer le Samusocial à une mise à l’abri. Aujourd’hui, sur les 110 femmes hébergées au centre Louiza, 41 ont pour problématique principale les violences conjugales ou intrafamiliales. Leur prise en compte « nous oblige à déconstruire nos pratiques, positionnements et réflexes qui peuvent eux-mêmes perpétuer une certaine forme de violence dans le lien avec les personnes », commentent les deux travailleuses, pour lesquelles la tâche est à poursuivre et à étendre à d’autres publics comme les personnes transgenres : « Au niveau des jeunes10 notamment, il y a un fort risque de sans-abrisme à partir du moment où cette transition ou ces questionnements sur les identités de genre sont révélés au sein de la famille et du système proche. Or très peu d’entre eux arrivent chez nous. On peut se poser des questions sur les moyens d’accès et sur notre capacité actuelle à répondre de manière qualitative, bienveillante et safe aux besoins de ces publics. »

Crises ponctuelles, crise structurelle

Dans cette structure d’accueil, l’urgence est présente à tous les étages. Les solutions de sortie, elles, demeurent peu nombreuses : les maisons d’accueil sont saturées, les centres de cure et de postcure aussi. Les équipes vivent au quotidien la tension entre la nécessité de mettre à l’abri le plus grand nombre de personnes et celle de les accompagner à plus long terme. « Cela amène une série de violences, institutionnelles ou de la part des bénéficiaires. L’augmentation des incidents critiques est assez marquante depuis plusieurs mois, voire plus. Qu’est-ce qu’on en fait ? Comment prendre soin des personnes qui prennent soin des bénéficiaires ? », s’interrogent les travailleuses du Samusocial.
« On a un peu l’impression dans les médias qu’une crise chasse l’autre, souligne de son côté Alain Vaessen. Mais non, en fait, elles s’accumulent. Nous sommes face à un phénomène de sédimentation. Et elles viennent se greffer à un contexte de crise structurelle du logement. » Plus de 40 000 ménages sont en effet en attente d’un logement public côté wallon et 15 000 d’un logement social à Bruxelles. En juin 2020, le Crebis organisait un recueil des thématiques qui devraient être investiguées par la recherche afin de soutenir au mieux le secteur social-santé à Bruxelles. Quatre axes étaient ressortis de l’enquête : le manque d’accès au logement, la migration et l’accueil de la multiculturalité, le non-recours et l’accessibilité aux services, et le rôle politique des travailleurs sociaux, qui « se ramassent toutes les situations et ont un rôle de régulateur de la pauvreté », précise Marjorie Lelubre. Toujours prégnantes aujourd’hui, il y a fort à parier que ces préoccupations, qui traversent le travail social depuis des années, ne sont pas près de disparaître.

 

  1. La dimension financière de la pauvreté. Contribution au débat et à l’action publique, Rapport bisannuel 2022-2023, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, https://luttepauvrete.be.
  2. Groupe de travail Social Impact Crises (GT SIC) : bilan 2023, SPF Sécurité sociale, 4 avril 2024, https://socialsecurity.belgium.be.
  3. Baromètre de l’intégration sociale, https://stat.mi-is.be/fr.
  4. Selon la Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers (Ciré).
  5. La Cour d’appel de Bruxelles a autorisé le 23 janvier 2024 une saisie-arrêt conservatoire sur les comptes bancaires de Fedasil (Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile) pour un montant qui correspondrait à la totalité des astreintes dues par l’État belge à la suite de multiples condamnations pour non-respect de la loi en matière d’accueil prononcées à son égard depuis plus de deux ans. A. Sente, « Crise de l’accueil : 2,9 millions d’euros pourraient être saisis chez Fedasil », Le Soir, 2 février 2024.
  6. M. Mormont, « Enfants et ados des rues : un voyage sans fin ? », Alter Échos n° 498, novembre 2021.
  7. M. Mahdieh Aden, é. Husson, « Exil et addictions », Santé conjuguée n° 106, mars 2024..
  8. C. Graas, M. Lelubre, Adolescence en migration. Errances contraintes, Crebis, 2024, https://cbcs.be. 
  9. M. Mormont, « Femmes
    sans abri et fantômes du passé », Alter Échos n° 491, mars 2021 ; C. Walker « Genre et drogues », Santé conjuguée n° 106, mars 2024.
  10. Au Canada et aux États-Unis, on estime que 20 à 40 % des jeunes sans-abri seraient LGBTQIA+. En Belgique, pas de chiffres, mais les personnes LGBT, quel que soit leur âge, sont plus à risque de se retrouver en situation de (grande) précarité. M. Mormont, « Du sofa à la rue : le sans-abrisme caché des LGBT », Alter Échos n° 507, décembre 2022.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°107 - juin 2024

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