La trame que j’ai pu tisser tout au long de ma carrière a toujours été enrichissante et porteuse de sens. Ce fut pour moi un apprentissage humain et relationnel permanent, tant dans la dynamique d’un travail d’équipe en autogestion que dans la rencontre d’une patientèle multiculturelle. C’est un exercice très difficile de rendre compte de ces années… Juste envie de communiquer quelques attitudes qui me sont devenues incontournables.
Lorsque nous avons créé la maison médicale Mosaïque, notre motivation commune était d’offrir une médecine globale, de qualité à des populations à la marge des systèmes de soins de santé. Évidemment, nous nous sommes tournés vers le mouvement des maisons médicales et leur charte. Presque naturellement, nous avons sauté dans le bateau. Quand je regarde dans le rétroviseur, même si cela n’a pas toujours été simple, quand j’envisage notre fonctionnement, notre capacité d’accueil et nos interventions, je suis ravie et fière du résultat. Nous avons créé une réelle convergence, une réelle connivence entre médecins, kinés, accueillants, infirmières, infirmiers, travailleurs administratifs, travailleurs sociaux et patientèle afin de poursuivre cette finalité. Nous avons partagé tant de moments riches de solidarité, d’échanges, d’humanité, d’apprentissages.
La précarité et la pauvreté s’étendent
Tous les travailleurs des maisons médicales savent que nous touchons principalement les personnes vivant dans la précarité et parfois la grande précarité (pécuniaire, sociale, familiale, relationnelle, psychique). Et nous sommes bien placés pour constater quotidiennement que la précarité et la pauvreté s’étendent. Nous rencontrons quotidiennement des personnes pour lesquelles simplement gérer leur budget est une tâche devenue infernale. Les questions se résument à : « Que paie-t-on ce mois-ci ? », « De quel essentiel doit-on se priver ? » (et surtout : « Que ne paie-t-on pas ? »). Avec une intensité accrue, nous constatons à quel point cette situation est dévastatrice, génératrice d’un stress envahissant dont nous mesurons tous l’impact sur la santé. Tant d’adultes doivent laisser à l’arrière-plan leurs problèmes de santé ou ceux de leurs enfants parce que faire attention à sa santé coûte cher (se nourrir sainement, se loger, faire du sport, inscrire ses enfants dans un club, payer les médicaments, acheter des lunettes, se fournir en langes, payer le spécialiste…).
J’ai perçu graduellement à quel point la pression sur certaines populations vues de plus en plus comme responsables sinon coupables de leur marasme s’accentue. De plus en plus de services psychomédicosociaux dont elles pouvaient avant attendre une aide deviennent à leurs yeux des services de contrôle, « d’activation », de contrainte. Il leur est demandé de faire la preuve de leur volonté de prendre leur sort en main. À la honte de vivre exclues de toute vie sociale, culturelle, dans des appartements exigus, voire insalubres, à l’humiliation de devoir raconter leur vie dans tous les services, au fait de voir tant de professionnels débarquer dans leur vie (ONE, CPAS, SAJ, SPJ, Forem, service de probation, psychiatrie de secteur…), à l’affront de devoir demander de l’aide (ce qu’elles font de plus en plus difficilement pour se préserver une parcelle de dignité) s’ajoute, pour celles qui ne s’en sortent pas, l’assignation à cette identité de profiteur, d’assisté.
Nous connaissons toutes et tous le cortège de carences, de manques, de souffrance qui sont les conséquences de cette détresse financière. Et nous sommes souvent confrontés à ces situations où celles qui survivent dans des univers de désolation finissent par adhérer à la croyance qu’elles ne méritent plus qu’on s’intéresse, non pas seulement à leur santé, leurs blessures, maladies, addictions, mais à leur personne.
Et pourtant, si nous, les AS – parce que c’est aussi notre rôle –, acceptons d’être vigilants et disponibles, nous pouvons tellement vite percevoir que la douleur physique qu’elles décrivent circonscrite à la face de leur main cache souvent une souffrance sous leur paume. Et pourtant, pas de demande ; parfois un récit voilé, plaintif, mais pas ou peu de demandes. Comme si, pour survivre à l’inacceptable, il fallait faire avec, s’y habituer. Masquer sa détresse par une maladie, une infirmité, un problème médical.
Être disponible
Être AS en maison médicale (pour moi, dans cette équipe, à Verviers) repose sur plusieurs piliers. La création de la relation avec ces personnes lourdement fragilisées nécessite de la disponibilité, de la finesse, de la patience et de la retenue. La première attitude est simplement d’être là, présents, pour permettre à la personne de vérifier que nous sommes des interlocuteurs fiables, non dangereux, non intrusifs. Cela se passe souvent en allant vers les personnes, sans jamais rien forcer, avec un respect inconditionnel de ce qu’elles sont prêtes à prendre et veulent laisser. Ne pas attendre de demande : aller vers avec précaution. Jouer avec un bambin dans la salle d’attente parce que sa mère a l’air dépassée et épuisée. S’asseoir à ses côtés pour créer un contact sécurisant pour qu’elle puisse exprimer son désarroi. Entendre dans la colère de ce père son insécurité face à sa situation de sans-papier et à la menace d’expulsion qui plane sur toute sa famille. Passer au domicile d’une personne handicapée sous prétexte d’un document à signer pour entamer le dialogue sur sa solitude, son isolement, l’inadéquation de son logement. Lire derrière les pleurs de cette adolescente qu’une détresse bien plus grande envahit son espace de vie. Ne pas être aveugle à ce que des lunettes noires cachent avec tellement de dignité, une violence conjugale et familiale infernale. Décrypter que des litres d’alcool peuvent juste être de l’automédication. Sentir qu’au travers d’une montagne de courriers, de factures, se cache un sentiment d’exclusion total. Percevoir cet enfant déjà affublé d’une étiquette TDHA simplement comme celui qui hurle au dehors de sa famille et de son école ce qui n’est pas exprimable au-dedans… Et cela toujours et toujours au rythme de l’autre. Ce rythme fut-il lent, voire très lent : laisser le temps au temps.
Et parce que l’équipe est le lieu de nos solidarités : écouter les collègues kinés, infirmiers, médecins, partager nos points de vue (parfois totalement divergents) et enrichir nos débats d’un point de vue social. Cette relation permet à l’autre de se dire confidentiellement sans jamais devenir l’objet de notre bienveillance afin qu’il se sente toujours respecté comme le sujet de sa propre histoire.
Le respect de l’autre
Le respect inconditionnel des choix de l’autre (choix perçu comme le comportement le plus adaptatif pour lui en fonction de ses capacités, de ses ressources, de son histoire, de son contexte de vie) est un défi constant. Face à certaines situations de violence, de grande souffrance, de problématiques psychiatriques, de danger… cette attitude conduit à des débats d’équipe afin de respecter l’autre, notre éthique et la légalité. Accepter de ne pas aider pour pouvoir peut-être un jour être là quand le verrou sautera. L’évolution de ma pratique auprès de femmes victimes de violence conjugale est à ce niveau éclairante. En tant que professionnelle, mais aussi en tant que femme, leur situation m’apparait si souvent inacceptable. Je voudrais tant qu’elles se protègent, qu’elles s’éloignent de leur compagnon pour que ça cesse. Et pourtant, je constate à quel point il est nécessaire de respecter leur expertise de leur situation et d’accepter leurs décisions. Ce respect inconditionnel nécessite d’accepter de se décentrer totalement de nos repères.
Une « vision arc-en-ciel »
Je n’ai jamais fait le calcul. Je ne sais pas combien de nationalités différentes constituent l’arc-en-ciel de notre patientèle et de notre équipe. Et nous qui avons l’habitude de croire que nous vivons tous dans la même bulle ! Quel apprentissage de découvrir la différence. Chacun a une représentation de sa famille, de son habitat, du bonheur, de ses relations, de l’enfance, de l’adolescence, de sa maladie, de sa communauté, de l’urgence, des soins, du respect… Et chacun fonctionne dans son modèle du monde. Avant d’avoir travaillé à la maison médicale, je comprenais cela théoriquement. Ici, c’est quotidiennement, en étant aussi bouleversée qu’enrichie, que je découvre la multiplicité des mondes. Nier cette différence conduit dans le mur de l’incompréhension et si souvent à la violence. S’intéresser d’abord à la représentation du monde de l’autre (sans devoir y adhérer), se méfier de ses propres certitudes, découvrir le sens qu’il donne aux évènements est l’une des clés de la rencontre et du soin.
C’est primordial pour notre relation avec la patientèle, c’est tout aussi essentiel entre membres de l’équipe. C’est pour moi une de nos réussites majeures : faire converger nos représentations, nos compétences, nos différences afin d’avoir une approche globale de la santé. Parce que si les travailleurs sociaux s’enrichissent du regard de leurs collègues porteurs du travail « santé », ceux-ci peuvent enrichir leur perception de nos représentations et engagements. Et tout cela au bénéfice des patients.
Une approche globale
Un dernier pilier du travail social est d’accepter d’être « touche à tout ». Épauler les patients dans leur problématique, c’est souvent les aider au travers de la complétude de dossiers, de documents, de formulaires qui deviennent de plus en plus compliqués. Ce travail est usant, chronophage. Cette complexification amène à une spécialisation du job de chacun : AS de la mutuelle, du CPAS, du centre de guidance, de la société de logement, du PMS, de l’ONE, du SAJ… Chacun ayant une vision focalisée au départ des missions de son institution. Ainsi, nos bénéficiaires développent le sentiment d’être morcelés et passent parfois des journées à courir de service en service, dépités de ne jamais être au bon endroit face à la bonne personne. La chance que nous avons en maison médicale, c’est d’être dans l’accueil global de la personne, de pouvoir prendre le temps d’être à l’écoute de sa situation et pas simplement de sa problématique. Cette attitude d’écoute et d’ouverture nous permet d’avoir une vision macroscopique et nous guide avec la personne à choisir sinon créer les pistes adéquates. Cela nous amène à vivre un travail social diversifié où la personne dans sa globalité reste au centre de nos préoccupations. Le travail social en maison médicale ressemble au moins sur cet aspect à celui des médecins : il est généraliste. Bien sûr, cela nécessite aussi une connaissance et une implication dans le réseau. Les relations qui y sont tissées avec un maximum de partenaires nous permettent, quand c’est nécessaire, d’accompagner et de réorienter le patient et parfois de l’accompagner vers cet autre lieu. Les liens se tissent, le soutien inconditionnel également. Nous ne sommes jamais dans l’obligation ni la contrainte de la relation ; c’est le patient qui impose les limites, le rythme.
La conviction de l’importance de la situation sociale du patient et l’imbrication avec sa santé nous légitime d’autant plus dans ce fonctionnement. Les médecins nous sollicitent pour des échanges de réflexion et de compréhension de situations sociales sensibles, pour une orientation ponctuelle, mais bien plus souvent pour un accompagnement de la personne à plus long terme quand il n’est pas possible de faire autrement dans le réseau.
Lors de notre premier contact avec le patient, on n’imagine pas le tissage de la trame que cela peut provoquer. Un exemple : à la demande d’un médecin, j’ai rencontré une patiente qui souffrait du dos. Elle dormait sur une natte dans le salon… Une problématique de logement, de précarité, de solitude, d’abandon forcé d’un enfant au pays d’origine m’a emmenée dans un monde insoupçonné. Le partage du vécu et des traditions, le pourquoi et le comment de la demande d’asile, la fuite, la prostitution imposée à l’arrivée… Cette mère courage m’a conscientisée aux mutilations génitales féminines. À sa demande et avec sa collaboration permanente, nous avons contacté divers services, orphelinats et ONG au pays, le Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles féminines (GAMS) à Bruxelles. Après bien des espoirs et désespoirs, sa fille a été retrouvée et est arrivée en Belgique. Avec elle encore et des partenaires du réseau, nous avons mis en place une plateforme GAMS et un congrès à Verviers. Par la suite une réunion a rassemblé quatre-vingts patientes de la maison médicale pouvant être concernées par cette problématique.
Le travail social en maison médicale est-il différent d’ailleurs ? Je le crois. C’est aussi un travail politique. Derrière les apparences, chaque personne mérite respect et dignité. Dans mon bureau chaque jour, chaque intervention contribue à cette dignité.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°107 - juin 2024
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