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Investir dans le social


Santé conjuguée n°107 - juin 2024

Files d’attente jusqu’à laisser tomber des droits de base. Augmentation des appels à l’aide jusqu’à une sélection arbitraire entre les urgences. Essoufflement jusqu’à la désertion des métiers du social. Difficultés de structures associatives porteuses jusqu’à les retrouver exsangues, etc. Face à ces constats, hasarder des pas de plus en tentant des corrections n’y fera rien ou pas grand-chose. Une autre visée, celle de l’investissement dans le structurel, doit nous imprégner et nous mobiliser.

Alors qu’ils remplissent une fonction essentielle dans le champ du social, la plupart des associations et des services doivent chercher régulièrement comment boucler l’année ou quémander les moyens économiques nécessaires à leur travail. Faute de soutiens publics suffisants, des sources de financement autres sont assidûment mobilisées. Via l’opération médiatique Viva for Life par exemple ou par d’autres recours à la philanthropie. Notre intention n’est ni de critiquer l’appui sur ce type de financement ni d’ailleurs de blâmer les particuliers qui donnent pour ces soutiens. Par contre, il nous semble essentiel de questionner cet état de fait, de porter sur ce recours un regard macroscopique et critique.

Interroger les sous-couches des financements

À bien y regarder, on constate d’abord, dans ce mode de fonctionnement, que les apports sont souvent cantonnés à un bassin sociologique d’aidants. Et ceux-ci, précisons-le, ne comptent pas nécessairement parmi les plus nantis : la proportion des gens qui donnent est relativement importante parmi les pairs. Ensuite et surtout, on remarque que les pouvoirs publics tendent à compter sur ce type de soutien, à l’envisager comme une forme de subside qui comble ce qu’ils ne financeront pas eux-mêmes.
Pour justifier ce fonctionnement avec des « poches » de subsides privés, l’argument du manque de moyens publics est directement avancé. Si on peut le comprendre, nous ne pouvons pas faire l’impasse sur une série de questionnements que suscitent le ralliement à cette position et les options prises dans son sillage. En arguant du manque d’argent public et de la nécessité d’apports privés dans le social, les autorités publiques valident des actions enracinées dans les mécanismes de la charité. Elles laissent s’insinuer dans l’opinion publique que l’État n’a pas/plus les moyens de capter les richesses1 et de faire des choix pour leurs usages. Ne renforce-t-on pas alors le rétrécissement du travail politique ? N’entraîne-t-on pas le délaissement d’enjeux fondamentaux comme celui d’éradiquer la pauvreté et de veiller à une Sécurité sociale forte pour permettre à toutes et tous de vivre dignement ? Ne délaisse-t-on pas la garantie d’agir dans le sens du bien commun en privilégiant des soutiens laissés à l’appréciation de ceux et celles qui donnent ? Ne valide-t-on pas l’absence de reconnaissance de nombreuses actions en lien avec le social dans le champ du financement public ? N’est-ce pas une manière de renforcer un principe de méritocratie également dans le champ associatif et institutionnel, comme face aux citoyennes et aux citoyens ?
Exercer la générosité à travers les mécanismes de la charité entraîne, selon nous, des dérives. Ils impliquent de jouer sur la corde sensible des citoyennes et citoyens pour ouvrir leur portefeuille. Ils impliquent de circonscrire les activités à ce qui mobilise les donatrices et donateurs, de les localiser soit dans le temps, soit sur un territoire, soit thématiquement. Or d’autres mécanismes de solidarité permettent de pratiquer une générosité qui garantit des actions aux bénéfices de toutes et tous, de façon équitable, de manière généralisée. Les cotisations à la Sécurité sociale, la fiscalité par l’impôt, etc., sont de ceux-là. Laisser croire que les citoyens ne peuvent pas – plus ou pas suffisamment – agir par ce biais, c’est déconstruire toujours un peu plus la citoyenneté collective. Laisser penser que les montages prévus pour tendre à plus de justice sociale ne sont pas satisfaisants et compter sur des enveloppes récoltées lors d’opérations de charité, c’est alimenter une spirale dommageable.

L’émotion comme arbitre

Le fruit de cette générosité caritative s’accompagne aussi d’une distribution au coup par coup. La logique d’appels à projets balise les choix. Les moyens s’orientent alors vers les lieux où il y a de l’énergie pour candidater, du temps pour rédiger, des facilités pour conceptualiser, de l’habitude pour s’ajuster aux formulaires, aux critères. En bref, ils s’adressent potentiellement davantage à certaines associations, certains groupes. Ainsi, des poches de soutien se créent à côté de poches d’abandon tout en maintenant les premières dans une relative instabilité : le soutien étant accordé pour une période parfois très limitée. Ne décrions pas la personne sensible à ces récoltes de fonds et soucieuse de participer à sa mesure à une action de solidarité sociale, mais partageons notre étonnement – voire notre inquiétude – que l’État ne décide pas de dire et de répéter : « Si nous ne sommes pas assez justes fiscalement, nous rendons des gens pauvres, nous soignons moins bien certains que d’autres, certains vont manger moins bien que d’autres. » Dans ce silence des autorités, les opérations caritatives installent une course à l’émoi où le surcroit d’émotions semble déterminant pour récolter de l’argent. Raconter ce qui est en train de s’effriter au niveau des services publics ne trouve par contre pas de place et n’attire pas de considération. On a même introduit la distinction entre solidarité chaude et solidarité froide. La première désigne l’entraide interpersonnelle ; la seconde, les mécanismes publics, de sécurité sociale notamment. Les qualificatifs chaud/froid en disent long sur l’estime et la renommée de chacune d’entre elles.

L’engrenage des appels à projets

Tout ceci produit un impact cumulé sur les professionnels, les travailleurs et les travailleuses sociales, sur les équipes et sur les projets. Confrontés au terrain marqué par les difficultés grandissantes de populations appauvries, ils opèrent dans un climat tendu.
Répondre aux besoins – malheureusement croissants compte tenu de la dégradation structurelle des droits et ainsi des conditions de vie de nombre de personnes – nécessite des moyens. Or, les dispositifs de financement génèrent de l’insécurité, qu’ils proviennent de la générosité de quelques-uns ou de soutiens publics de plus en plus échafaudés autour d’appels à projets. En effet, les financements publics pâtissent eux aussi d’une déstructuration au profit du modèle de l’appel à projets, par essence empreint d’une logique concurrentielle. L’engrenage du recours aux appels à projets pour fonctionner sied d’autant plus mal au développement des actions de terrain qu’une part des moyens ainsi acquis concerne l’emploi. Engager une personne de plus ou consolider un poste s’accommode mal avec la temporalité limitée des appels à projets.
L’ensemble de ces phénomènes engendre une transformation du travail. La pratique se voit contrainte de s’adapter aux critères de l’appel à projets pour espérer en être lauréat. L’adaptation moins aux vécus des populations appauvries qu’aux cadres de financement est de rigueur, la flexibilité en maître-mot. Elle est d’autant plus requise qu’il n’est pas rare de compter l’innovation parmi les critères de sélection. Les acteurs se trouvent alors face à la nécessité de démontrer qu’ils innovent. Sans que soient considérées comme dépenses éligibles les fonctions pourtant vitales de comptabilité, de logistique, de support administratif, d’accompagnement du personnel… Sans avoir non plus nécessairement le temps ni les moyens pour installer les dispositifs d’action, pour les éprouver et pour les faire évoluer à partir des réalités de vie des premiers et premières concernées, à partir de la mobilisation de leurs potentiels analytiques et créatifs.

S’accorder au rythme des voix mises en sourdine

On entend beaucoup de professionnels fatigués de cette tension permanente entre l’essence de leurs engagements et le cadre imposé par les financeurs. D’aucuns essaient vaille que vaille de se ménager une sphère de « liberté » dans un usage respectueux de l’argent venant de la collectivité tout en rencontrant les besoins des gens. Pour ce faire, il leur arrive de pratiquer une forme de résistance, de désobéissance.
Chercher comment bien répondre aux difficultés sociales intenses rencontrées par certaines et certains depuis longtemps, c’est en principe devoir se mettre au diapason de leurs fonctionnements et ajuster constamment les réponses. Ajuster ne veut pas dire abandonner toute ligne de conduite ni accéder à n’importe quelle demande. Ajuster, c’est rester lié à la temporalité, à la nécessité, à l’intensité utiles aux premiers et premières concernées. Or, l’ascendance des consultances et du management privé qui se déploient fonctionne à l’inverse. Ces influenceurs codent de plus en plus le rapport au terrain et fixent le cadre initial des interventions publiques. Les acteurs de terrain doivent de plus en plus jongler avec des critères d’évaluation et de recevabilité guidés par un langage et des principes technocratiques. Et la concordance avec les dynamiques collectives au rythme des plus fragiles s’éloigne2.

Une mise en concurrence qui impacte les métiers du social

Le nombre de ménages en grandes difficultés conduit à la saturation des permanences et entraîne une concurrence pour bénéficier d’une aide. Prenons l’exemple des services qui travaillent dans la politique du logement aujourd’hui. Certaines équipes en viennent à avoir peur que quelqu’un passe la porte de leur bureau pour trouver un toit. On comprend leurs appréhensions : elles sont obligées de mettre elles-mêmes en concurrence les futurs locataires tant ils sont nombreux autour d’une seule offre, d’arbitrer une impossible priorisation entre des situations toutes urgentes. Comment dès lors ne pas intégrer la norme de l’impossible ? Comment ne pas participer à un système qui habitue les gens qui ont besoin d’aide à patienter, à attendre, à faire avec moins, à faire disette ? A contrario, comment construire ensemble le glissement des politiques vers du structurel ? Comment imposer une vision de la société privilégiant le structurel à l’assistance, auprès des décideurs politiques, des corps intermédiaires comme les syndicats, les mutualités ? Et finalement, comment penser l’évolution du métier de travailleuse et de travailleur social avec ce fil conducteur ?
Le métier diffère selon la perspective dans laquelle il s’inscrit et la visée à laquelle il participe. Ce n’est pas le même métier par exemple sur le logement entre un travail social qui cherche à développer un réseau, se met en relation avec le montage d’une coopérative, avec des personnes qui vont pouvoir investir, s’attache à construire avec d’autres des solutions pour les personnes appauvries… et un travail social qui va devoir poser des choix arbitraires, comme attribuer un logement à un demandeur et consoler les autres.
Il est essentiel pour notre société de soutenir l’ouverture des métiers du social à la transversalité au service de réponses structurelles, l’ouverture aux univers d’autres professionnels qui pourraient sembler éloignés3. Il est essentiel de ne pas/plus cantonner certains acteurs du social à être les réparateurs ou les cautions voire les alibis. Il est essentiel d’appuyer les intersections qui ne demandent qu’à se déployer, de métisser les approches4.

Vers des réponses structurelles

En l’absence d’un cadre sociétal suffisant pour recevoir constructivement et valablement les gens par rapport à leurs besoins et leurs droits d’emploi, de logement, etc., les crispations s’intensifient. Les mises en concurrence également, tandis que les métiers de la réparation s’essoufflent et qu’un certain désarroi ne peut que les gagner.
Les métiers du social méritent le respect par les moyens publics dont ils doivent disposer, mais aussi par la confiance à accorder à leurs évolutions et aux partenariats qu’ils créent pour apporter des réponses durables garantissant l’accès au droit à l’aisance5, condition d’une vie digne. La santé physique, mentale et sociale des personnes et des familles requiert une approche qui prend à bras le corps les déterminants de la santé, soit des droits structurants qui devraient être rassurants et consolidants6. Amorçons une transition avec comme point de mire la justice fiscale au bénéfice de réponses structurelles et durables pour celles et ceux qui connaissent depuis bien trop longtemps instabilité, insécurité, pauvreté. Il nous faut pour cela nous raccrocher aux perspectives inscrites dans notre modèle de Sécurité sociale, le faire encore évoluer et le compléter. Il nous faut affirmer une fiscalité solidaire et basculer loin d’une vision managériale de notre société. Ce ne sont pas que des mots ou des vœux irréalistes ; mais LE cap à choisir, exiger, tenir.

  1. Le Réseau pour la justice fiscale observe a contrario que le système fiscal belge « assure de nombreux cadeaux et avantages pour les plus riches et les grandes multinationales ». Avec des mesures concrètes, il plaide pour une « juste contribution de l’ensemble des actrices·teurs économiques au bon fonctionnement de notre société, ainsi que le financement des services publics et de la Sécurité sociale pour assurer la cohésion sociale », www.reseaujusticefiscale.be.
  2. J. Blairon, J. Fastrès, « Le travail en association : une double vérité ? », Intermag.be, RTA asbl, février 2024, www.intermag.be. Les auteurs analysent les « contraintes externes » et des « renversements internes » aux associations qui s’effectuent « au détriment du public des associations, qui se voit dépossédé de son rôle de commanditaire de l’action, dans un recul catastrophique de la lutte contre les inégalités ».
  3. Sur le terrain du logement, on pense aux investisseurs, aux politiques, aux techniciens, aux intersections entre agences immobilières sociales (AIS), services de jeunes, métiers de la formation, etc.
  4. Un exemple de métissage avec un outil transversal autour de la problématique de l’autonomie et du logement des jeunes au niveau du territoire de la Fédération Wallonie Bruxelles : https://autonomielogement.be
  5. L’expression renvoie au besoin de ne plus vivre dans la recherche de solutions quotidiennes qui provoquent angoisse, stress, inquiétude, usure, fatigue et désespoir.
  6. Le droit au logement en fait partie. Le RWLP en partenariat avec le Miroir Vagabond mène une campagne « Logement sous baxter » pointant les conséquences lourdes du logement (trop peu, trop mauvais, trop cher, trop mal localisé…) sur la santé physique, mentale et sociale des personnes et sur la sécurité sociale, donc sur le budget de l’État.

Cet article est paru dans la revue:

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