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La prudence en travail social face à la nouvelle gouvernance managériale


Santé conjuguée n°111 - juin 2025

Comme nous l’avons montré avec Sylvie Mezzena1, le travail social présente les caractéristiques d’une activité prudentielle, c’est-à-dire une activité mobilisant la « prudence » comme qualité professionnelle. Cette prudence vient littéralement se heurter aux prescrits contemporains d’une nouvelle gouvernance managériale pénétrant de nombreux services sociaux dans divers secteurs de l’intervention.

Cette nouvelle gouvernance managériale peut être considérée comme un des bras armés organisationnels d’un tournant néolibéral dorénavant pris par de nombreux services publics ainsi que des services sociaux. Ce tournant se serait accéléré, voire précisé, dans le domaine des politiques sociales, avec l’avènement, depuis la fin des années 1990, d’un État social actif, à savoir un État se voulant incitatif, activateur et mobilisateur des énergies : celles des services, des professionnels et des usagers pour inviter tout un chacun à se prendre en charge, à devenir autonome, compétent, responsable et acteur de sa propre vie.
S’intéresser à la nature prudentielle du travail social nous amène à porter notre attention sur la nature même des activités professionnelles menées au quotidien face aux fortes contraintes politiques et organisationnelles auxquelles les travailleurs sociaux sont de plus en plus confrontés. Que faut-il entendre par « prudence » professionnelle ? S’agit-il simplement de prendre les précautions d’usage afin de se prémunir contre toute erreur professionnelle ou de veiller par tous les moyens à ne point prendre de risques immodérés ? Peut-être. Mais la question n’est pas là. Sans entrer dans un long débat avec Florent Champy1, 2 je voudrais insister sur le fait que la prudence doit être considérée en tant que « sagesse pratique » du travailleur social ou comme phronesis, dans le langage aristotélicien. Et ce dans un contexte de travail voyant les professionnels confrontés à des situations sociales de plus en plus lourdes, tragiques et incertaines, situations qui appellent la mobilisation de véritables savoirs, sans cesse à l’épreuve du quotidien.
On peut mettre en évidence trois propriétés du caractère prudentiel de l’activité professionnelle, particulièrement dans le champ du travail social. Celle-ci est fondamentalement : de nature incertaine, située et singularisée. Ces trois propriétés permettent d’insister sur trois évolutions contemporaines significatives. En premier lieu, le déploiement des métiers du social se fait dans un contexte généralisé d’incertitude (première propriété), livrant les professionnels à des situations complexes (deuxième propriété) qui les renvoient à la singularité de l’humain auprès duquel ils interviennent (troisième propriété).

Connaître en prudence

Pour le travailleur, s’il s’agit d’être prudent, il faut avant tout l’être face à l’incertitude, d’être prudent en situation concrète et de l’être encore face à la singularité humaine. Insistons sur ces trois propriétés. En situation d’incertitude, les professionnels doivent mobiliser des connaissances qui émergent et sont expérimentées, élaborées, dans les situations de travail. Ces connaissances n’apparaissent pas en surplomb, coupées des pratiques, déjà là, toutes faites et préexistantes à la pratique. Ces professionnels du social ne se retrouvent pas en situation d’application pure et simple de savoirs et de schémas standardisés. Deux situations sont rarement les mêmes. Au contraire, à travers l’intervention, les situations sont porteuses de spécificités et de sagesses prudentielles. Enfin, au risque de livrer un truisme : le travail social s’adresse à des singularités, à des personnes qui, elles-mêmes, évoluent et deviennent de plus en plus « incertaines » à mesure qu’elles se retrouvent fragilisées, mises à l’épreuve de la vie, qu’il s’agisse de la vie familiale et conjugale, de l’expérience scolaire, de l’expérience au travail, au marché de l’emploi, de leur parcours de santé, du rapport à leur histoire, aux autres et à elles-mêmes, etc. Autant de passages, de moments clés de la vie où se joue la constitution de l’individu contemporain ; autant de domaines traversés par des dispositifs pour l’accompagner et l’aider à se construire en tant que personne. Travail incessant et incertain, fragile, menacé par la disqualification, la souffrance, l’échec et la relégation des personnes.

Une pratique réifiée

La nouvelle gouvernance managériale prônée et déployée aujourd’hui se situe bel et bien en décalage avec la nature prudentielle des activités professionnelles du travail social. En effet, elle tente précisément de contourner les savoirs pratiques élaborés en situation. Rappelons ici que la nouvelle gouvernance managériale vise à standardiser les pratiques à des fins de contrôle financier ou stratégique. Pour ce faire, elle cherche à formaliser des modalités d’action générales depuis l’objectivation a priori de conditions de réalisation ou de critères d’évaluation. La pratique est ainsi réifiée, considérée en amont des situations concrètes, à savoir depuis des catégories de description prédéterminées et statiques. Cette catégorisation de la pratique prédéfinit sa mise en œuvre. On le voit, on est bien éloigné du caractère prudentiel des activités professionnelles ancrées dans les situations concrètes !
Cette logique managériale présume que des connaissances peuvent prédéterminer l’expérience de l’action professionnelle et même la guider, l’orienter. Elle tend à réduire et par là, évacuer, voire nier, l’incertitude inhérente à la singularité et aux situations. Avec la nouvelle gouvernance managériale, connaître devient synonyme d’appliquer et non d’expérimenter. La logique managériale impose une évaluation des pratiques basée sur des catégories standardisées, en dehors de l’expérience du savoir-faire. En ce sens, elle ne permet pas de reconnaitre les professionnels dans leurs manières de « faire connaissance », de produire une connaissance avec les usagers.
Contournant, voire niant, les savoirs prudentiels, les nouvelles modalités managériales introduisent un climat de suspicion envers les professionnels, laissant supposer que le travail pourrait gagner en rationalité et en efficacité s’il était mené conformément à des critères prédéfinis. Selon les contextes, et notamment la manière dont les hiérarchies appliquent les principes de la nouvelle gouvernance managériale, une pression peut être exercée sur les intervenants, bouleversant leurs repères professionnels sous l’impulsion d’une vision très doctrinale de l’organisation du travail et des politiques publiques. Individualisation des compétences, efficacité, quête de performances individuelles, mobilité et flexibilité dans la gestion des effectifs, informatisation du travail et digitalisation des données, évaluation sont autant de paramètres que devrait à ses yeux intégrer le travail social.
Cette logique gestionnaire contribue à une lecture individualisante et responsabilisante des situations et des problèmes liés au travail. Les professionnels se retrouvent souvent contrôlés et limités dans leurs marges de manœuvre, confrontés à une inflation de demandes d’évaluation de leur travail, à des demandes de comptes-rendus, à une quantification des pratiques sur la base de critères d’efficacité prédéfinis en amont. La nouvelle gouvernance managériale s’accompagne d’un mouvement de standardisation des tâches, souvent perçu au détriment du travail relationnel. Les valeurs marchandes prennent peu à peu le pas sur le travail de proximité, restreignant l’expertise professionnelle à des normes préétablies et fixées en amont de l’activité. Ces normes ne servent in fine pas à rendre compte du travail réel effectué, mais plutôt à prendre la mesure, l’écart et, au bout du processus, à identifier un manque dans le savoir-faire du professionnel par rapport au travail attendu.

Perte de sens, perte de repères

De cette analyse ressort finalement l’idée d’une perte de sens et de repères professionnels. En insistant plus sur les moyens que sur les fins, la nouvelle gouvernance managériale délègue souvent aux intervenants la tâche de définir moralement la mission de l’institution et, étant en première ligne en relation avec les usagers, d’en assumer pleinement la responsabilité et les effets au quotidien. On se retrouve là aux antipodes de la nature prudentielle du travail. En effet, la pratique de terrain ne se laisse guère enfermer par l’application de consignes strictes, d’objectifs, de théories, de « grilles » ou de modèles prédéfinis. Le travail d’intervention sociale n’est pas une simple application de solutions toutes faites.
La connaissance prudentielle échappe ainsi à la standardisation managériale, ne se laissant pas saisir depuis une logique causaliste linéaire. Par contre, la pression organisationnelle ne cesse quant à elle de s’exercer. En imposant aux professionnels de tenir des objectifs prédéfinis, de prédéfinir les manières de faire, la nouvelle gouvernance managériale ne reconnait pas aux professionnels la capacité de construire un chemin fait par eux-mêmes avec l’usager. Aussi l’intervention perd-elle de son sens lorsque les activités ne semblent plus reliées aux habitudes stabilisées et à tout ce qui fait le métier. Et tout cela, faut-il ajouter, dans le contexte actuel qui voit de plus en plus de travailleurs sociaux quitter le champ du travail social pour gagner leur vie ailleurs, face à la montée des formes de vulnérabilité des populations, face aux pressions politiques et institutionnelles exercées sur les usagers, mais aussi organisationnelles et managériales exercées sur eux-mêmes.

Connaître, c’est « connaître avec »

Face au vaste mouvement de modernisation et de libéralisation des services publics, trouver des voies alternatives s’avère extrêmement difficile. Peut-être l’approche par la prudence nous invite-t-elle à recommander une autre lecture de la pratique et des savoirs pour montrer que l’on peut agir autrement. Dans l’approche perspectiviste de la connaissance qu’elle prône, Sylvie Mezzena 3 montre bien que ce n’est qu’une fois engagés dans l’action que les professionnels trouvent les réponses adéquates aux situations. Même s’ils sont familiers de leur travail, ils ne peuvent savoir à l’avance comment les choses vont se dérouler. Les situations qu’ils rencontrent ne sont pas données a priori et ne sont pas statiques. Elles se construisent dans les interactions. Elles évoluent au fil des relations. Tout l’enjeu pour les professionnels est d’orienter les problèmes pratiques et leur construction dans une perspective qui soit bénéfique pour la poursuite de la mission avec l’usager. Et c’est depuis un engagement dans l’action, en agissant, qu’ils découvrent l’un et l’autre quelle perspective produit les effets les plus intéressants pour la mission. Contrairement à la nouvelle gouvernance managériale, la connaissance ne relève donc pas d’abord des choses en soi ni de leurs propriétés, mais de leurs relations. Les professionnels connaissent ainsi d’abord depuis la manière dont le monde leur répond. Et ces réponses, variables, incertaines, anticipables, mais non prédictibles font que le devenir des problèmes pratiques est sans cesse rouvert et ne peut être ni standardisé ni évalué depuis des catégories fixes. Connaître est donc un « connaître avec » et non connaître « à partir de » ; c’est partager, au sens de faire la même expérience, de partager des conséquences allant dans un certain sens et d’apprendre le métier depuis ces conséquences.
Tout en insistant sur la nature prudentielle du travail social, incertaine, située et singulière, rappelons que la connaissance et sa construction sont profondément ancrées dans l’expérience même du travail. Elles se défient des approches « applicationistes » qui abordent les pratiques en prédéfinissant leurs contenus. Elles viennent, au contraire, en soutien aux savoir-faire pour résister aux modalités de gestion managériale et pour tenter de tenir le cap, de tenir la perspective, elle-même incertaine, située et humaine.

 

  1. F. Champy, La sociologie des professions, Presses universitaires de France, 2009 ; Nouvelle théorie sociologique des professions, Presses universitaires de France, 2011.
  2. M. Kuehni (éd.), Le Travail social sous l’œil de la prudence, Schwabe Verlag, 2019.
  3. S. Mezzena, De Schön à Dewey. Connaissance et professionnalité dans l’activité des éducateurs, L’Harmattan, 2018.

Cet article est paru dans la revue:

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