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On a parfois reproché aux formations initiales dédiées aux professionnels du social et de la santé de mettre davantage en avant les métiers et les contextes de travail de la deuxième ligne de soins. C’est pourquoi plusieurs innovations pédagogiques sont déployées depuis quelques années, tant dans les hautes écoles que dans les universités, pour répondre également aux besoins de la première ligne d’aide et de soin.

Notre équipe de recherche de la Chaire Be.Hive1 a dressé un premier répertoire de ces innovations pédagogiques. Au départ d’une analyse de celles-ci et de leur propre expérience, un groupe de patients et un groupe composé d’acteurs de la première ligne d’aide et de soin ont fait émerger cinq thématiques prioritaires pour la formation des professionnels du social-santé dans l’enseignement supérieur en Belgique francophone.

Méthodologie

Notre approche est fondée sur l’analyse qualitative des documents fournis par des établissements d’enseignement supérieur membres de la Chaire Be.Hive et formant ces professionnels, ainsi que sur des entretiens individuels (n=24) et de groupe (n=2) menés auprès d’enseignants, de professionnels de la santé et du social, de patients et d’aidants proches. Le groupe de résonance de la Chaire est constitué de représentants des acteurs de la première ligne d’aide et de soin : il a pour fonctions de poser un regard critique constructif sur le projet en mettant à son service ses savoirs spécialisés et spécifiquement locaux. Le groupe de patients formateurs de la Ligue des usagers des services de santé, la LUSS, est constitué de membres volontaires d’une association de patients et d’aidants proches qui souhaitent s’investir dans la formation des professionnels et futurs professionnels de la santé. Les deux groupes ont identifié cinq thématiques :

  • l’influence des facteurs et processus sociaux sur la santé, en ce compris la lutte contre les inégalités sociales en santé ;
  • la communication ;
  • la collaboration interprofessionnelle ;
  • l’implication des patients ;
  • le bien-être et la santé mentale.

Certaines thématiques font déjà l’objet d’innovations pédagogiques au sein des formations initiales des professionnels du social et de la santé organisées par les établissements d’enseignement supérieur membres de la Chaire.
De manière plus spécifique, les membres du groupe de résonance de la Chaire se sont focalisés sur la communication entre professionnels, alors que le groupe de patients formateurs a pointé la communication entre professionnels et patients. Pour les deux groupes, former à l’implication des patients dans les soins est important : on retrouve dans les échanges les notions d’empowerment et de partenariat avec le patient. Les participants du groupe de résonance de la Chaire comme ceux du groupe de patients formateurs ont également tous identifié le bien-être et la santé mentale des professionnels comme une thématique de formation essentielle. Les membres du groupe de patients formateurs ont en outre pointé la formation au bien-être et à la santé mentale des patients.

Influence des facteurs et processus sociaux sur la santé

Une thématique identifiée comme prioritaire par les participants est le fait d’enseigner l’influence des facteurs et processus sociaux sur la santé et de sensibiliser les futurs professionnels aux inégalités sociales de santé qui en résultent. Ces questions semblent ne pas (encore) être assez enseignées aux futurs professionnels de la santé. Pourtant des chercheurs ont montré qu’un consensus se dégage pour souligner la nécessité de former à cette thématique, par exemple dans le curriculum des médecins2.

Communication entre professionnels et collaboration interprofessionnelle

Harriet Van Ess Coeling et Penelope L Cukr, du Kent State University College of Nursing (Ohio, États-Unis)3, soulignent qu’« il ne suffit pas de recommander aux professionnels de la santé de “collaborer davantage”, car leur difficulté à collaborer n’est généralement pas due à un manque de volonté, mais plutôt à un manque de compétences en matière de collaboration ». En conséquence de quoi, selon Laura Petri, du Washington Hospital Center, Georgetown University (Washington DC, États-Unis)4, le meilleur moyen de favoriser la « collaboration interdisciplinaire » dans le contexte des soins de santé est « une formation interprofessionnelle qui favorise une atmosphère de confiance et de respect mutuels, une communication efficace et ouverte, ainsi que la prise de conscience et l’acceptation des rôles, des compétences et des responsabilités des disciplines participantes » (traduction libre). Petri montre aussi que, pour que la collaboration interprofessionnelle puisse exister, il faut des « compétences en matière de relations interpersonnelles » qui permettent de communiquer de façon efficace. Van Ess Coeling et Cukr décrivent celles-ci comme un style de communication attentionné qui utilise notamment des approches non contentieuses et non dominantes pour transmettre les messages. En bref, il ne saurait être question de collaboration interprofessionnelle si la communication entre professionnels n’est pas travaillée au préalable. Deux thématiques évoquées par les participants se retrouvent ainsi étroitement liées. Par ailleurs, la collaboration interprofessionnelle favorise une meilleure satisfaction au travail et une meilleure santé mentale des professionnels de la santé5,6, ce qui est une autre thématique évoquée par les participants.

Implication des patients au partenariat avec le patient

Jo Cahill7, de l’université de Hertfordshire, en Angleterre, note déjà dans les années 1990 que les termes d’implication du patient, de collaboration avec le patient, de participation du patient et de partenariat avec le patient sont souvent interchangés. Cependant, il apparait que l’implication du patient, soit la recherche du point de vue du patient par rapport à la situation vécue, est le niveau le plus élémentaire de collaboration avec le patient. Dans ce sens, l’implication du patient ne constitue qu’un précurseur de la participation du patient, qui, à son tour, est un précurseur du partenariat avec le patient.
Ainsi, pour Mary L. Hook, doctorante à la School of Nursing de l’université du Wisconsin (États-Unis)8, la participation du patient est l’une des huit caractéristiques du partenariat avec le patient avec la compétence professionnelle, la communication, la relation, le partage de savoirs, le partage du pouvoir, le processus de prise de décision partagée et l’autonomie du patient. Hook énumère aussi une série de caractéristiques indispensables de la communication dans le cadre d’une relation de partenariat : réciproque, détendue, respectueuse de la confidentialité, à visée collaborative/non directive, honnête, ouverte, claire, avec un professionnel qui démontre de bonnes capacités d’écoute. Les caractéristiques de la relation à établir sont également précisées : elle est attentionnée, empreinte de mutualité, de réciprocité, de confiance, mutuellement bénéfique, de type « alliance », dynamique, dévouée/loyale. Hook identifie donc comme prérequis au partenariat avec le patient la maîtrise des savoirs et habiletés en termes d’établissement d’une relation et de communication chez les professionnels. Un autre prérequis du partenariat avec le patient est la qualité des relations interprofessionnelles dans l’environnement de soins. Hook identifie également comme conséquence du partenariat avec le patient le développement de son pouvoir d’agir (empowerment).
Quand on considère les réponses des participants à notre étude, l’interdépendance des différentes thématiques qu’ils identifient apparait à nouveau clairement : l’une des façons de développer le pouvoir d’agir du patient est d’établir un partenariat avec lui, ce qui demande des compétences expertes en matière de relation et de communication, ainsi que des relations interprofessionnelles de qualité.

Une attention pour le bien-être et la santé mentale

Les participants du groupe de résonance de la Chaire comme ceux du groupe de patients formateurs identifient la santé mentale des professionnels comme une thématique majeure à laquelle leur formation doit les préparer activement. Ils rejoignent en cela les auteurs pour lesquels la santé mentale des professionnels de la santé est une urgence de santé publique, vu le risque élevé de stress, d’épuisement professionnel, de souffrance morale, de dépression, de traumatisme et d’autres problèmes de santé mentale9, avec leur lot de conséquences telles que les problèmes d’absence et de turnover de personnel dans les services, tout ceci compromettant la qualité des soins. Le Covid-19 a eu un impact destructeur dans ce domaine en Belgique, aussi dans les services de première ligne d’aide et de soin10.
Les participants du groupe de patients formateurs souhaiteraient également que les innovations pédagogiques préparent les futurs professionnels à se préoccuper davantage de la santé mentale des patients, qui ne leur semble pas être suffisamment prise en compte lors des contacts patients/système de soins de santé. Une étude récente réalisée en Belgique par l’université d’Anvers parmi la population générale révèle que 14 % des personnes interrogées perçoivent un besoin insatisfait en matière de santé mentale11. Lusine Poghosyan et les coauteurs de la recherche 12 de la Columbia University School of Nursing (New York, États-Unis) ont relevé que le fait de ne pas prendre en compte les besoins des patients en matière de santé mentale était une des principales catégories d’erreurs par omission chez les fournisseurs de soins de santé primaire, compromettant la sécurité des patients.

Investir, intégrer et développer

Cette recherche nourrit la réflexion sur les thématiques à intégrer dans les programmes de formation des futurs professionnels de la santé et du social. Les résultats, qui montrent les connexions entre thématiques, plaident pour une intégration de celles-ci dans une logique de programme de formation plutôt que pour des innovations « isolées », sur une thématique spécifique. Ainsi, la communication entre professionnels et avec les patients semble être un élément fondamental à (ré)investir pour parvenir à former à la collaboration interprofessionnelle et au travail en partenariat avec le patient. Ceci concourt, d’une part, à une meilleure satisfaction au travail et une meilleure santé mentale des professionnels de la santé et, d’autre part, à développer le pouvoir d’agir des patients et des proches (empowerment). Former à l’influence des facteurs et processus sociaux influençant la santé, en ce compris la lutte contre les inégalités sociales en santé, reste également une priorité. Encore faut-il que les environnements de formation dans lesquels évoluent les enseignants et les étudiants se révèlent « capacitant » pour permettre l’émergence et la pérennisation de tels dispositifs de formation innovants. Des communautés de pratiques impliquant les enseignants, les professionnels et les patients pourraient également être une piste pour favoriser des formations de l’enseignement supérieur en prise avec les défis de la première ligne.

Voir également les dossiers : « Transdisciplinarité : formules », Santé conjuguée n° 74, mars 2016 ; et « Le patient, partenaire de ses soins et du système de santé », Santé conjuguée n° 88, septembre 2019.

Voir l’article en pdf

  1. www.be-hive.be.
  2. A. Doobay-Persaud et al., “Teaching the Social Determinants of Health in Undergraduate Medical Education: a Scoping Review”, J Gen Intern Med. n° 34, mai 2019.
  3. H. Van Ess Coeling, PL. Cukr, “Communication styles that promote perceptions of collaboration, quality, and nurse satisfaction”, J Nurs Care Qual. n° 14, janvier 2000.
  4. L. Petri, “Concept analysis of interdisciplinary collaboration”, Nurs Forum n° 45, juin 2010.
  5. L. Buret et al., « L’interdisciplinarité, un choix incontournable »,
    Santé conjuguée n° 97, décembre 2021.
  6. D. D’Amour, I. Oandasan, “Interprofessionality as the field of interprofessional practice and interprofessional education: an emerging concept”,J Interprof Care n° 24, mai 2005.
  7. J. Cahill, “Patient participation : a concept analysis”, Journal of
    Advanced Nursing n° 24, septembre 1996.
  8. ML. Hook, “Partnering with patients – a concept ready for action”, Journal of Advanced Nursing n°56, 2006.
  9. LE. Søvold et al., “Prioritizing the Mental Health and Well-Being of Healthcare Workers: An Urgent Global Public Health Priority”, Front Public Health n° 9, 2021.
  10. K. Vanhaecht et al., “COVID-19 is having a destructive impact on health-care workers’ mental well-being”, Int J Qual Health Care n°33, février 2021.
  11. E. Rens et al., “Clinically assessed and perceived unmet mental health needs, health care use and barriers to care for mental health problems in a Belgian general population sample”, BMC Psychiatry n° 22, juillet 2022.
  12. L. Poghosyan et al., “Primary Care Providers’ Perspectives on Errors of Omission”, J Am Board Fam Med. n°30, 2017.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°104 - septembre 2023

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