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Ethique du développement


Santé conjuguée n°108 - septembre 2024

Cet ouvrage de Jérôme Ballet1 serait le premier en langue française à faire le point sur ce concept né dans les années 1960.

La mer d’Aral était la quatrième plus grande réserve d’eau douce de la planète. Elle n’existe quasiment plus, des centaines d’espèces ont disparu, les populations qui en dépendaient se sont appauvries. Le chef de l’archipel polynésien de Tuvalu explore les voies juridiques qui permettraient à son peuple de rester propriétaire des zones maritimes de l’archipel quand celui-ci aura disparu à cause du réchauffement climatique. Chaque année 6,6 millions d’enfants de moins de cinq ans meurent encore de causes souvent facilement évitables. Les politiques d’ajustement structurel en Afrique dans les années 1990 ont entrainé une diminution de la taille des jeunes femmes…

Champ de recherche multidisciplinaire

L’éthique du développement, s’inspirant de la définition de Paul Ricœur1, vise une évolution de la société qui conduit à la vie bonne, dans le respect des personnes et dans des institutions justes : elle met l’humain au centre, se pose la question du pour quoi et pour qui ? Elle vise une qualité de vie meilleure pour les individus, l’épanouissement humain et la libération, se préoccupe des fins, mais aussi des moyens mis en œuvre et des résultats obtenus. La course aux armements peut viser la paix, mais ce sera une paix précaire et un équilibre de la terreur dans le meilleur des cas ; la hausse de la production nationale peut se faire au détriment de l’équité. L’ingénieur agronome doit-il promouvoir une technique qui économisera la main-d’œuvre et produira plus de riz, mais aussi plus de chômage ? Que dire de l’aide alimentaire qui sauvera des vies, mais fera chuter les prix des petits producteurs locaux ? Une étude a montré que le commerce équitable, dans une situation précise, avait augmenté les inégalités2. Des projets de microcrédits accordés aux femmes peuvent augmenter les violences dont elles sont victimes3.
Le développement était presque présenté comme une religion moderne, comme un processus inéluctable, mais les mouvements qui l’ont critiqué ont été multiples. Ces critiques remettaient en cause la hiérarchie sous-entendue quand on parle de pays développés et non développés. L’aide au développement, comme le plan Marshall, peut être un instrument de domination et un instrument stratégique, particulièrement dans le contexte de la guerre froide (expression attribuée à George Orwell). Les pays sous-développés sont comme des enfants qu’il faut aider, tout en les dominant, économiquement, mais aussi culturellement.
L’économie du développement prit naissance à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, à un moment où la pensée keynésienne dominait encore ; c’est peu après qu’Alfred Sauvy lança l’expression « Tiers-Monde » : « Car enfin ce Tiers-Monde ignoré, exploité, méprisé, comme le Tiers-État, veut, lui aussi, être quelque chose. »4 Peu après, des revendications d’indépendance apparurent à la conférence des pays non alignés à Bandung en 1955 : ces pays ne voulaient pas s’inscrire dans un des deux blocs de la guerre froide et condamnaient sans ambiguïté le colonialisme. Dans ce contexte, les critiques des politiques de développement se radicalisèrent sous le nom de tiers-mondisme, terme plutôt utilisé par ses opposants. Les tiers-mondistes dénonçaient les processus de dépendance vis-à-vis des anciens colonisateurs et de leur politique paternaliste. Tout au long de ces années, on notait la dégradation des termes de l’échange : les prix des produits importés par les pays pauvres augmentaient beaucoup plus vite que le prix de leurs exportations. Cela renforçait les mécanismes de dépendance par rapport aux pays riches.
La théologie de la libération, avec parmi d’autres Gustavo Gutierrez, émergea dans les années 1960. Un de ses moments charnières fut la conférence de Medellín en 1968 : il ne s’agissait pas seulement de lutte contre la pauvreté, mais aussi de libération et d’émancipation. Elle participa activement à la création du forum social mondial à Porto Alegre. Ivan Illich5 critiquait le développement de la technologie, qui asservissait les peuples selon lui ; Serge Latouche critiquait la déculturation induite par les processus de développement.

Enjeux sociaux et environnementaux

L’Éthique du développement a pris naissance en France dès les années 1950 avec Louis-Joseph Lebret, François Perroux et Denis Goulet : tous sortaient des schémas macro-économiques et insistaient sur la nécessité de prendre en compte l’humain, ses conditions de vie, ses valeurs, son émancipation : « Le développement de tout l’homme et de tous les hommes. » Ce mouvement fit peur aux États-Unis et au pape qui craignaient un rapprochement vers le marxisme. Lebret était un dominicain qui avait étudié les conséquences néfastes de la pêche industrielle sur les familles de pêcheurs français. En 1941, il créa le mouvement Économie et Humanisme qui visait à promouvoir la voie communautaire pour le développement des sociétés et il réalisa de nombreuses études en Amérique latine. Perroux faisait la différence entre croissance et développement (qui est structurel et concerne la culture) ; il portait attention au développement de la liberté des populations. Goulet réfléchissait au concept de bon développement, visant à éliminer la pauvreté, qui soit durable, tout en favorisant la liberté culturelle.
En 1972, le rapport Meadows (The Limits to Growth, ou Halte à la croissance en français) mit l’écologie à l’avant-plan, ce qui aboutira avec Gro Brundtland au rapport de la Commission des Nations unies sur l’Environnement et le Développement (« Our Common Future ») qui fera du développement durable un thème essentiel, devenu plus populaire que le concept d’écodéveloppement, apparu en 1972. L’éthique du développement a intégré aussi ces enjeux écologiques.
Amartya Sen, prix Nobel d’Économie, a développé le concept de capabilité depuis les années 1980, essentiel dans le développement : qu’est-ce que les gens sont réellement capables de faire ou d’être ? Les inégalités sont aussi des inégalités dans les possibilités de liberté. Dans les années 1980, inspirés par les théories ultralibérales, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont imposé des plans d’ajustements structurels aux pays pauvres, selon le consensus de Washington6 en échange d’une aide, sans tenir compte des populations. Cela se faisait dans un contexte de chute des cours des matières premières et de l’explosion des taux d’intérêt qui frappaient les pays pauvres qui avaient été encouragés auparavant à emprunter. Ces politiques ont augmenté les inégalités et la fragmentation sociale et des territoires. Ces plans ont eu des effets désastreux sur les populations sans pour autant apporter les fruits économiques attendus. Les pays qui s’en sont le mieux sortis (Chine, Vietnam, Inde) sont ceux qui n’ont pas suivi ces contraintes ! À la même époque est née l’International Development Ethics Association (IDEA), qui met l’humain au cœur du développement.
En 1990, le Programme des Nations unies pour le Développement humain (PNUD) a mis en place un nouvel indicateur pour remplacer le produit intérieur brut (PIB) : c’est l’indice de développement humain (IDH) qui prend en compte le PIB, mais aussi l’espérance de vie et le taux d’alphabétisation. Son promoteur, un économiste pakistanais, Mahbud ul Haq, fut élève de Sen. Cet indice a cependant ses imperfections : il ne mesure pas le degré des libertés, les inégalités, les effets environnementaux. Il se base sur des collectes de données à la qualité imparfaite. En 2004, dans les suites des travaux de Sen, la Human Development and Capabilities Association est créée… Les défis actuels sont nombreux, dont on ne citera que ceux-ci :

  • les inégalités (entre les pays et au sein des pays) créées par la mondialisation ;
  • le pouvoir exorbitant de sociétés privées multinationales ;
  • comment redonner le pouvoir aux gens ? Le concept d’empowerment est complexe, car il est aussi bien une dimension normative, un objectif et un moyen ;
  • les enjeux environnementaux soulignés par le rapport Brundtland, qui a débouché sur les huit objectifs du Millénaire en 2000 et les dix-sept objectifs du développement durable en 2015…

En 2017, en Éthiopie, j’avais modestement essayé de définir ce que me semblait devoir être le développement : « Un processus qui augmente le bien-être et l’empowerment des gens, leur autonomie et la solidarité dans la communauté et qui est durable à long terme. » Quels sont les acteurs qui, réellement, souhaitent un tel développement ?

 

  1. « … la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes… »
  2. A. Carimentrand, J. Ballet, When Fairetrade Increases Unfairness. The Case from Quinoa from Bolivia, Cahier/Working paper FREE 5, 2010.
  3. E. Hofman, K. Marius-Gnanou, « Le Crédit des femmes et l’avenir de l’homme », Dialogue 37:7-12 (2007).
  4. A. Sauvy, « Trois mondes, une planète », L’Observateur  118:4, 4 août 1952.
  5. I. Illich, Némésis médicale, L’Expropriation de la santé, Seuil, 1981.
  6. Austérité, diminution des dépenses publiques, libéralisation, facilitation des investissements étrangers, privatisation, dérégulation…

Cet article est paru dans la revue:

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