S’il est une expérience commune à chacun et chacune d’entre nous, c’est bien celle de la douleur. La douleur est le premier motif de consultation en médecine générale. Signal d’alarme, nous avons appris à en analyser les caractéristiques pour diagnostiquer et traiter les maladies sous-jacentes. Mais quand la douleur dure, et souvent perd cette fonction d’alerte, s’ouvre une tout autre histoire.
Malgré sa fréquence élevée, tant dans la population générale1 qu’en consultation de première ligne2, la plupart des soignants et soignantes se sentent mal-habiles face à la douleur chronique. Comment sortir de ce mal-aise ? D’abord en tentant de le comprendre.
Le mal-être, de part et d’autre
Quand je vois le nom de certains patients sur mon agenda, je ne peux réprimer un soupir intérieur : que vais-je donc encore pouvoir inventer pour les aider ? S’il fallait résumer en quelques mots les défis que pose la douleur (chronique), on pourrait certainement retenir ceux-ci : subjectivité, complexité, incertitude.
Le caractère universel de la douleur recèle un piège, celui de projeter notre propre expérience sur les malades que nous rencontrons, au risque de passer à côté de ce qui fait de chaque problème douloureux un phénomène unique. Reconnaître à quel point l’expérience de la douleur est intime, personnelle et incommunicable, en comprendre les mécanismes neurobiologiques, mais aussi pouvoir regarder en face nos limites, notre frustration, notre propre mal-être… sont des préalables indispensables à un accompagnement plus apaisé et « efficace » des malades3.
Une lente descente aux enfers
Une douleur qui persiste a de nombreuses conséquences sur le fonctionnement quotidien de la personne : modifications de mobilité, du sommeil, de l’humeur, focalisation de l’attention sur la douleur, escalade thérapeutique, difficultés familiales, professionnelles, financières… Toutes les dimensions du fonctionnement de la personne sont atteintes et les conséquences de la douleur ont souvent pour effet de l’amplifier.
Il existe également des modifications profondes du système nerveux : abaissement du seuil des neurones nociceptifs, activation gliale, réduction des contrôles inhibiteurs, modification de somatotopie corticale… contribuent à maintenir et amplifier la douleur ; la douleur chronique est une maladie du système nerveux central. Ces phénomènes surviennent dans un contexte (génétique et culturel, parcours de vie, situation professionnelle et familiale, représentations et croyances concernant la douleur et les traitements nécessaires…) qui peut fragiliser la personne et ainsi favoriser la persistance de la douleur. On comprend donc que les phénomènes à l’œuvre dans l’installation et l’entretien d’une douleur chronique sont nombreux et complexes, biopsychosociaux, entretenus par des boucles de rétroaction positive induisant un effet « boule de neige »4. Cette complexité rend compte de l’imprévisibilité des effets thérapeutiques et justifie un abord global.
Désa-corps
Vécue dans le corps, c’est d’abord via le corps que doit s’aborder une plainte douloureuse. Même si la personne a déjà été multi-bilantée, même si le diagnostic est clair, prendre le temps de (faire) décrire la douleur – localisation, facteurs modulateurs, intensité, aspects qualitatifs… – et d’examiner la personne contribue à valider la plainte et ainsi installer une relation thérapeutique de qualité. Ce n’est qu’à cette condition que la personne pourra – peut-être – s’ouvrir ensuite à une compréhension plus large de sa problématique.
Si l’examen clinique peut apporter beaucoup d’informations utiles, il faut garder à l’esprit que le contact physique n’est pas anodin et rester à l’écoute de ce qu’il peut susciter, tant chez les malades qu’en nous. C’est d’autant plus nécessaire que beaucoup des personnes rencontrées en consultation de la douleur ont un parcours de vie difficile. L’observation comportementale est tout aussi importante que la récolte de paramètres objectifs.
Par ailleurs, les personnes souffrant de douleur chronique présentent souvent diverses altérations de conscience corporelle (posture, tension musculaire, sensibilité tactile et proprioceptive…) qui pourraient être une conséquence de maltraitance (dans certaines situations, se couper de son corps est parfois la seule manière de survivre psychiquement). Elles pourraient aussi être dues à la persistance de la douleur et/ou contribuer à entretenir celle-ci. Elles sont potentiellement des cibles thérapeutiques, pour autant qu’un contact physique puisse être établi dans un cadre adéquat (sécurité, compétence du ou de la thérapeute, respect du rythme de la personne).
Dans la tête ?
Phénomène inobjectivable, la douleur est l’un des problèmes de santé pour lesquels la question de la distinction corps-esprit est le plus souvent posée, surtout lorsque le bilan paraclinique ne montre pas de maladie ou de lésion significative. S’y greffent des jugements de valeur qui font rimer « dans la tête » avec « psychosomatique », « imaginaire », « paresse », « faiblesse »… en totale opposition avec le vécu des malades.
On pourrait jouer avec les mots et affirmer que, si elle est vécue dans le corps, la douleur se situe effectivement avant tout « dans la tête » – mais au sens neurobiologique du terme. Cependant, rester dans la distinction corps-esprit est un non-sens. Toujours, la souffrance est globale. Ni le corps douloureux ni la personne, avec son vécu passé et présent, ne peuvent être négligés. De même, nous, soignants et soignantes, rencontrons ces malades avec tout ce que nous sommes. Prendre conscience de nos préjugés, de la manière dont notre histoire a façonné notre propre rapport à la douleur au risque d’une mal-voyance du vécu des malades, pouvoir ouvrir un espace dans lequel la personne se sentira accueillie sans réserve, contribuera à une relation apaisée et ainsi à un meilleur accompagnement.
Outre ce climat d’ouverture et une évaluation globale, un accompagnement adéquat des malades contient plusieurs « ingrédients » essentiels, pour ne pas reproduire une mal-traitance malheureusement trop fréquente.
Repérer et prendre en charge les réponses mal-adaptées à la douleur. Face à une douleur aiguë, il est habituel de se mettre au repos, de s’inquiéter et éventuellement de consulter. Ces réponses sont « normales » et adaptatives dans de nombreux cas. Cependant, elles peuvent devenir contre-productives lorsque la douleur dure. Repérer ces réponses mal-adaptatives et leurs facteurs favorisants (croyances biomécaniques, anxiété, dépression, évitement d’activités, repos prolongé…) souvent désignés sous le nom de « drapeaux jaunes »5 et aider la personne à répondre autrement à la persistance de la douleur permettra de limiter le risque de chronicisation de la douleur, ou d’en réduire l’impact. On portera particulièrement attention à la dimension éducative des interventions, notamment en expliquant le manque de proportionnalité entre intensité de la douleur et sévérité de la lésion, ainsi que les cercles vicieux qui risquent de s’installer.
Remettre en mouvement. Souvent, la remise en mouvement doit être à la fois physique et psychique. Il s’agira non seulement de proposer une réactivation physique très progressive ainsi qu’une réinsertion sociale et si possible professionnelle, mais aussi de tenter de contourner les obstacles à cette réactivation : troubles de l’humeur, mauvaise estime de soi, « fausses croyances » concernant le danger de l’activité physique, perte de sens… Comment remettre de la vie – de l’envie – dans une existence qui semble s’être figée autour de la plainte douloureuse ?
Avant tout ne pas nuire. Dans une perspective biomédicale, tant les malades que les thérapeutes s’attendent à ce qu’une consultation se conclue par une prescription médicamenteuse. Nombreux aussi sont celles et ceux qui pensent qu’un examen d’imagerie est indispensable pour identifier la source des douleurs. Ces attentes portent le risque d’une escalade iatrogène. Dans le domaine de la douleur chronique non cancéreuse, les opioïdes sont rarement une solution et doivent d’autant plus être limités qu’ils ne sont pas dénués d’effets indésirables à court et à long terme6. Les antalgiques atypiques utilisés dans les douleurs neuropathiques et nociplastiques peuvent être utiles, mais génèrent également des effets indésirables et des problèmes de mésusage7. La douleur est rarement le signe d’une lésion et la concordance anatomoclinique est très relative.
D’où l’importance d’aider la personne à sortir des représentations biomécaniques et à se constituer une « boîte à outils » pour gérer la douleur et les autres symptômes : moyens physiques (chaud, froid, postures, mobilisation douce, sport adapté…), stratégies de détournement de l’attention (activités sociales et de loisirs, activités culturelles et artistiques…), approches « corps-esprit » (yoga, tai-chi, sophrologie, mindfulness, hypnose…), etc. Rien de miraculeux, mais de petites choses qui, mises bout à bout, améliorent la qualité de vie.
Aigu, subaigu ou chronique ?
Classiquement, la différence entre douleur aiguë, subaiguë et chronique utilise des critères temporels (respectivement 0-6 semaines, 7-12 semaines, plus de 12 semaines). Cette distinction temporelle est cependant contre-productive, car elle peut faire penser que la douleur chronique est « simplement » une douleur qui dure longtemps, ce qui suggère qu’il suffirait de garder les mêmes traitements, mais en les intensifiant. En réalité, les mécanismes des douleurs aiguës et chroniques sont totalement différents et donc appellent des réponses thérapeutiques différentes. Mais il n’y a pas vraiment de saut qualitatif entre aigu et chronique : c’est la mise en œuvre d’un regard élargi dès la phase aiguë qui permettra – peut-être – de limiter le risque de chronicité.
Trois types de douleurs
La douleur nociceptive est la réponse normale du système nerveux à un stimulus potentiellement nocif (douleur signal d’alarme). Selon le type de stimulus, on distinguera une douleur nociceptive mécanique, inflammatoire, thermique… Leur traitement est à la fois curatif (identifier et traiter la cause) et symptomatique (stratégies non médicamenteuses, antalgiques classiques en trois paliers).
La douleur neuropathique est générée par une maladie ou une lésion du système nerveux (central comme après un AVC ou périphérique comme dans une polyneuropathie). Elle peut exister en l’absence de stimulus et a donc perdu sa fonction de signal d’alarme. Cliniquement, on observera des déficits neurologiques (perte de sensibilité, de force…) associés à des symptômes positifs (allodynie…) dans un territoire correspondant à celui de la lésion neurologique supposée. Outre les traitements non médicamenteux, on peut proposer des antalgiques atypiques (antidépresseurs tricycliques ou inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine et la noradrénaline, gabapentinoïdes).
La douleur nociplastique est due à un dysfonctionnement sans lésion du système nerveux. Ses mécanismes comprennent une sensibilisation centrale pathologique, une activation gliale, une désactivation des contrôles inhibiteurs. Une inflammation à bas bruit et des phénomènes dysimmunitaires sont probables même s’ils ne peuvent être objectivés en routine clinique. Cette douleur peut être régionale (syndrome douloureux régional complexe) ou diffuse (fibromyalgie). Les approches thérapeutiques utilisent des outils non médicamenteux et les antalgiques atypiques.
Faire réseau
Le caractère multidimensionnel de la douleur chronique appelle une réponse multimodale, pluridisciplinaire et ancrée dans le contexte de vie des personnes. Sa grande fréquence en fait un problème à gérer de préférence en première ligne. Sa résistance aux « traitements » peut générer frustration et solitude chez les soignants et soignantes. Autant de bonnes raisons de travailler en équipe, tant à l’hôpital qu’en première ligne de soins. Les maisons médicales me semblent être des lieux privilégiés pour répondre à la complexité de la douleur persistante et développer un regard élargi, centré sur la qualité de vie et le « vivre avec », idéalement en collaboration avec d’autres équipes (services de réadaptation, centres de la douleur, spine units…).
- Breivik et al., « Survey of chronic pain in Europe: prevalence, impact on daily life, and treatment », Eur J Pain, 2006 ;10.
- A. Steyaert et al., « The High Burden of Acute and Chronic Pain in General Practice in French-Speaking Belgium », J Pain Res, 2023;16.
- A. Berquin, J. Grisart, Les défis de la douleur chronique : Comprendre et accompagner les patients, Mardaga, 2016.
- J. Grisart, A. Berquin, La douleur ne me lâche pas : Comprendre la douleur chronique pour s’en détacher, Mardaga, 2017.
- MK Nicholas et al., “Early identification and management of psychological risk factors (’yellow flags’) in patients with low back pain: a reappraisal”, Phys Ther 2011;91(5).
- Réunion de consensus Inami 2018 : L’usage rationnel des opioïdes en cas de douleur chronique.
- Réunion de consensus Inami 2019 : L’usage rationnel des analgésiques non opioïdes dans le traitement de la douleur chronique.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°108 - septembre 2024
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