Lors d’un parcours de soin, il arrive que des patients et patientes subissent des violences médicales. Qu’elles s’expriment sous la forme d’abus, de maltraitance ou de négligence, qu’elles s’exercent intentionnellaement ou non, elles portent atteinte à l’intégrité physique, morale ou psychologique des personnes concernées.
Dans le monde, environ un patient sur dix subit des préjudices lors de sa prise en charge médicale alors que plus de la moitié d’entre eux seraient évitables, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS)1. En cause, des erreurs de prescription, des actes chirurgicaux non sécurisés, des infections associées aux soins, des erreurs de diagnostic ou encore des erreurs d’identification de patients qui se soldent par des complications, des dépenses supplémentaires, des handicaps parfois très lourds voire des décès.
L’OMS identifie plusieurs types de facteurs entrainant la survenue de tels incidents :
- des facteurs systémiques et organisationnels (complexité des interventions médicales, procédures inadéquates, manque de ressources ou de personnel…) ;
- des facteurs technologiques (problèmes liés aux systèmes informatiques, recours abusif à la technologie…) ;
- des facteurs humains (manque de communication entre les soignants ou avec les patients et leur famille, épuisement professionnel, biais cognitifs…) ;
- des facteurs liés aux patients (connaissances limitées en matière de santé, manque d’implication, non-observance du traitement…) ;
- des facteurs externes (réglementation incohérente, pressions économiques et financières…).
Donner la parole aux patients
En Belgique, la Plateforme pour l’amélioration continue de la qualité des soins et de la sécurité des patients (PAQS) et trois mutuelles (Mutualité chrétienne, Solidaris et Mutualités libres) ont mené pour la première fois une enquête auprès de patients et patientes qui ont séjourné dans un hôpital général situé en Communauté française pour estimer l’ampleur des évènements indésirables qui y surviennent2.
Bien que certaines catégories de patients ne soient pas représentées en raison des difficultés qu’elles auraient pu éprouver pour répondre au questionnaire en ligne (enfants, personnes âgées, personnes ayant eu des soins psychiatriques, séjournant en maison de repos…), cette étude révèle que 15,8 % des patients et patientes ont subi un ou plusieurs évènements indésirables lors de leur séjour hospitalier, soit près d’un patient sur six. Les préjudices constatés concernent principalement des problèmes de non-respect des processus ou procédures cliniques (26 %), des erreurs médicamenteuses (20 %), des accidents impliquant les patients (tels que des chutes ; 12 %) et des infections associées aux soins (11 %). À en croire les résultats, la marge d’amélioration de la gestion de ces incidents est importante : 43,7 % des répondants reconnaissent la qualité de la prise en charge du préjudice par l’hôpital (explications, excuses ou soutien proposé par le personnel) contre 42,5 % qui estiment que l’évènement indésirable n’a pas été bien géré.
Soutenir les victimes
Depuis près de trente ans, l’asbl Prémisse informe et accompagne toute personne qui pense être victime d’une erreur médicale ou d’un aléa thérapeutique. Composée d’un service juridique et d’un service social, l’association aide ses membres à constituer un dossier destiné au Fonds des accidents médicaux, l’organe de l’Inami chargé d’évaluer les dommages et d’indemniser les victimes sous certaines conditions. « C’est la piste que nous privilégions, témoigne le directeur de l’association, Laurent Toussaint, bien qu’il s’agisse de procédures qui peuvent être extrêmement longues. Le traitement de certains dossiers dure depuis sept ou huit ans. »
Trois types de publics font appel à ces services. « La majeure partie de nos membres ont subi des défauts de consentement, en particulier lorsqu’il s’agit de publics plus précarisés ou d’origine étrangère. Ces personnes se retrouvent face à des factures énormes en raison de soins apparemment non sollicités, notamment dans le domaine de l’ophtalmologie et de la dentisterie », précise-t-il. À ceux-ci s’ajoutent les patients qui se plaignent de douleurs ou de souffrances persistantes et qui estiment avoir subi une erreur médicale à la suite d’une intervention jugée de mauvaise qualité. Le troisième public se compose de femmes dont les séquelles physiques et/ou psychologiques sont associées à des violences gynécologiques et obstétricales3.
Œuvrant au respect de la loi sur les droits du patient qui consacre notamment le droit de consentir librement à toute intervention du professionnel des soins de santé moyennant information préalable4, Prémisse organise aussi des groupes de parole et des ateliers juridiques pour favoriser l’expression et le partage d’expérience de patients et patientes qui s’estiment lésés à la suite d’un épisode de soins. Ces initiatives permettent d’apprendre à faire valoir ses droits, car « même coulé dans une loi, l’accès aux droits des patients n’est toujours pas effectif, en particulier pour des populations précarisées et des populations qui ne maitrisent pas bien le français », constate Laurent Toussaint. Le caractère asymétrique de la relation soignant-soigné intervient aussi. « Beaucoup de situations que nous accompagnons sont dues aux inégalités en matière d’éducation et à la déférence dont témoignent les patients à l’égard du personnel soignant. Ce n’est pas évident d’être assertif et de demander des explications à quelqu’un que l’on a appris à vénérer. »
Identifier nos préjugés
Outre ces préjudices, somme toute assez fréquents, des violences systémiques structurent les relations tant entre soignants et soignantes qu’à l’égard des patients et patientes et donnent à voir des rapports de domination. Qu’ils soient conscientisés ou pas, des biais racistes, sexistes, classistes, etc., opèrent et induisent des micro-agressions banalisées et répétées (tels que le recours à des clichés fondés sur une appréciation réductrice de la culture des patients) comme des actes ouvertement méprisants. « Bien que les patients ne s’en plaignent pas toujours ouvertement, les stéréotypes et les préjugés ont un impact sur la manière dont ils sont soignés », remarque Laurent Toussaint.
Les exemples où les femmes et les personnes non blanches voient leurs symptômes minimisés sont encore légion dans les services de santé comme le confirme une récente étude réalisée par Xavier Bobbia, urgentiste au CHU de Montpellier et professeur à la faculté de médecine de Montpellier-Nîmes, qui démontre que les stéréotypes racistes et de genre influencent l’évaluation du degré de gravité d’une situation clinique prise en charge aux urgences5. Confrontés à un cas clinique fictif auquel étaient associées diverses photos d’hommes et de femmes d’origines ethniques différentes, les quelque 1500 soignants et soignantes interrogés ont eu tendance à juger la situation des femmes moins grave que celle des hommes et à juger la situation des femmes noires moins grave encore que celle des patientes blanches. En altérant leur jugement clinique, les préjugés des professionnels contribuent aux inégalités de santé.
Ces résultats font écho à l’analyse des temps d’attente aux urgences qui s’avèrent être plus longs pour les personnes racisées, comme l’a tragiquement illustré l’enregistrement de l’appel téléphonique de Naomi Musenga, décédée faute d’avoir été prise en charge à temps par le Service d’aide médicale urgente (SAMU) de Strasbourg6. Cet épisode, suivi d’autres témoignages similaires, rend compte du syndrome méditerranéen, « un biais raciste qui amène les professionnels de santé à supposer qu’une personne d’origine nord-africaine, hispanique ou noire exagère ses souffrances ou simule ses symptômes ».7 Cette attitude est décuplée vis-à-vis des femmes racisées qui subissent des inégalités croisées, comme le met en lumière le concept d’intersectionnalité qui permet l’analyse du caractère multidimensionnel des positions sociales en prenant en compte le genre, la classe, la race, l’orientation sexuelle, la validité, l’âge, etc.
Maltraitance des aînés
La violence à l’égard des personnes âgées constitue un autre enjeu de santé publique qui risque de s’amplifier en raison du vieillissement de la population. L’OMS estime que, dans la tranche d’âge des soixante ans et plus, environ une personne sur six a déjà subi une forme de maltraitance8. La plupart des cas n’étant pas signalés, cette proportion est largement sous-estimée.
Particulièrement répandue dans les institutions de soins où deux tiers des professionnels reconnaissent avoir commis des abus ou des négligences, elle peut s’exprimer sous différentes formes (négligence des soins d’hygiène, alimentation forcée, non-prise en compte des demandes, violation de l’intimité, contention…) et engendrer d’importantes conséquences pour les personnes concernées (lésions physiques, atteintes psychologiques, diminution de la qualité de vie, hospitalisations plus fréquentes, décès prématurés…). Ces actes qui se veulent parfois bienveillants, tels que l’usage d’un langage infantilisant, sont à replacer dans le contexte culturel, politique et social, en les considérant à la lumière de l’âgisme, un concept qui regroupe les stéréotypes, les préjugés et la discrimination fondés sur l’âge et qui interagit aussi avec d’autres rapports de pouvoir.
Enrayer la reproduction des dominations
« Bien souvent, le personnel reproduit, en toute bonne foi, des principes et des règles qu’il a appris dans le cadre de son parcours d’apprentissage, sans même se rendre compte que certaines approches conduisent purement et simplement à certaines situations elles-mêmes constitutives de discriminations et d’inégalités dans l’accès aux soins de santé », constatent Cécile Bartholomeeusen et Fatima Hanine, juristes chez Unia, l’institution fédérale qui lutte contre la discrimination et défend l’égalité en Belgique9.
En outre, les conditions de travail éprouvantes et les cadences imposées par la logique gestionnaire des services de santé laissent peu de temps aux soignants et soignantes pour conscientiser et adapter leurs pratiques. Or il importe de dépasser la tendance à considérer les professionnels comme seuls responsables d’erreurs ou de maltraitance et d’analyser leurs actes à l’aune des rapports de pouvoir qui structurent nos sociétés. Aborder ces enjeux dans les formations aux métiers du soin contribuerait à une prise de conscience des dominations persistantes et ouvrirait la voie vers une plus grande égalité de traitement des patients et patientes.
Quelques ressources
Lorsqu’un évènement de violence médicale survient, plusieurs démarches sont envisageables. Des brochures et des institutions peuvent orienter les soignants et les patients.
- L’asbl Droits quotidiens a publié un guide didactique destiné aux patients et patientes qui pensent être victimes d’une erreur médicale. Il répond à des questions fréquentes et informe sur les procédures de médiation, d’indemnisation et le recours en justice10.
- L’asbl Prémisse a publié un guide pour lutter contre les violences gynécologiques et obstétricales dans lequel figurent des conseils en cas de remarques ou d’insultes sexistes, d’actes exercés sans recueillir le consentement de la patiente, de violences sexuelles, etc.11 Plusieurs associations ont aussi publié le manuel Zones à défendre, un guide d’autodéfense féministe dans le cadre des consultations en santé sexuelle et reproductive12.
- Dans une publication dédiée à la maltraitance des personnes âgées en Belgique, le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) a établi un arbre décisionnel pour aider les professionnels à réagir adéquatement face à cette problématique13.
- Les personnes qui s’estiment victimes de violences médicales peuvent s’adresser à Unia, à l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, à Respect Seniors (Agence wallonne de lutte contre la maltraitance des aînés) ou à Écoute Seniors (ligne téléphonique d’Infor-Homes dédiée spécifiquement à la maltraitance des personnes âgées à Bruxelles).
- OMS, Sécurité des patients, 2023, www.who.int.
- H. Avalosse et al., « Évènements indésirables à l’hôpital : le point de vue des patient·es », Santé & Société n° 8, janvier 2024. Un évènement indésirable y est défini comme un évènement survenant d’une manière imprévue durant le processus de soins et qui a provoqué un dommage pour le patient ou pourrait (encore) le provoquer.
- P. Gillard, « Prévenir les violences gynécologiques et obstétricales », Santé conjuguée n° 103, juin 2023.
- Loi du 6 février 2024 modifiant la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient, Moniteur belge, 6 février 2024, www.ejustice.just.fgov.be.
- Pour la solidarité, Racisme et sexisme aux urgences, www.diversite-europe.eu, janvier 2024.
- « Mort de Naomi Musenga : l’opératrice du SAMU condamnée à douze mois de prison avec sursis », Le Monde, 4 juillet 2024, www.lemonde.fr.
- Pour la solidarité, op. cit.
- OMS, Maltraitance des personnes âgées, juin 2024, www.who.int.
- C. Bartholomeeusen, F. Hanine, « Du racisme dans le monde des soins », Ethica Clinica, décembre 2023.
- Droits quotidiens, Je me sens victime d’une faute médicale, 2022, https://droitsquotidiens.design.
- Prémisse, Touche pas à mon corps sans mon accord. Petit guide pratique pour lutter contre les violences gynécologiques et obstétricales.
- M. Ben Jattou et al., Zones à défendre, Manuel d’autodéfense féministe dans le cadre de la consultation en santé sexuelle et reproductive, 2020.
- C. Ricour et al., Comment mieux lutter contre la maltraitance des personnes âgées en Belgique ?, KCE, 2020, https://kce.fgov.be.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°108 - septembre 2024
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