Sotieta Ngo : « On n’a jamais essayé de voir ce que donnerait un assouplissement des voies de migration et des exigences »
Fanny Dubois, Pascale Meunier
Santé conjuguée n°108 - septembre 2024
La directrice générale du CIRÉ – Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers – tire à boulets rouges sur la politique progressiste qui elle aussi succombe à une radicalisation des propos et des attitudes en matière d’accueil. Pour elle, l’heure est à la lutte contre les préjugés et les simplismes.
Le CIRé existe depuis 1954. Les choses ont beaucoup changé depuis ?
S. N. : Dès les premières vagues d’immigration, des questions se posent à tous les acteurs, autorités, politiques, administrations et associations : « Qu’est-ce qu’on fait de ces populations qui ont des besoins énormes, auxquels certains répondent déjà, mais pas de manière pas suffisante ? » Les premiers besoins sont le logement et la langue. En septante ans, cette demande fondamentale, initiale, a décuplé et le travail est devenu une troisième priorité. Auparavant, l’intégration des personnes étrangères était quelque chose de fluide et naturel : on travaille et c’est par le travail qu’on s’intègre et qu’on acquiert ses droits et sa place. Ici et maintenant, les choses se sont inversées : il faut être autorisé à venir pour avoir le droit de travailler, alors que c’est le sésame pour construire sa vie sereinement. Le CIRé a toujours été un lieu d’action et de réflexion avec la société civile, les politiques et les publics auxquels nous nous adressons pour mener des projets, développer des services qui aident au mieux les personnes étrangères ou en migration à faire face aux difficultés. Celles-ci peuvent être de tous ordres : reconnaissance de diplômes, apprentissage du français, situation administrative compliquée. Le CIRé mène des actions de plaidoyer pour améliorer la situation des personnes étrangères et pour que les politiques soient mieux conçues pour répondre aux enjeux et aux priorités.
Ces actions sont financées par des fonds publics. Un paradoxe ?
Le CIRé ne reçoit que des financements publics, du niveau européen jusqu’au niveau communal. Ça fait partie de son histoire ; longtemps, les autorités ont été représentées dans ses instances. Maintenant ce n’est plus le cas, mais le lien persiste et il s’est développé dans la confiance. Ces financements publics nous permettent de développer notre vision et nos projets.
Une coordination pluraliste
Le CIRÉ1 compte trente membres (services sociaux d’aide aux demandeurs et aux demandeuses d’asile, organisations syndicales, internationales, services d’éducation permanente). Ses activités (pour les membres) et réflexions se déclinent en quatre axes :
- Promouvoir des politiques migratoires respectueuses des droits fondamentaux relatifs notamment au travail, à la vie familiale, aux conditions humanitaires et développer une vision prospective alternative.
- Défendre et promouvoir une politique de protection des demandeurs d’asile de qualité en Belgique et en Europe, et une politique de défense des droits sociaux.
- Contribuer à la mise en place, au renfort et à la transformation des politiques destinées à l’accueil des primo-arrivants et offrir des outils et des services leur permettant de prendre pied dans la société, comme acteurs, comme citoyens.
- Lutter contre les politiques d’enfermement et d’expulsion des étrangers.
Le CIRÉ offre un accueil des demandeurs d’asile, des permanences sociojuridiques, une école de français langue étrangère, un service d’aide à l’acquisition d’un logement, un service travail, équivalences et formations. Il réalise un travail de plaidoyer politique et mène des activités d’information et de sensibilisation de l’opinion publique.
Non sans frictions parfois ?
On est vu comme des collabos par certains acteurs et je comprends la critique, je comprends le doute qui est émis : « Vous êtes financés par les autorités, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Oui, mais ce qui finance notre activité de plaidoyer et de décryptage, de renforcement des capacités de nos publics à faire valoir leurs droits, c’est l’éducation permanente. Nous dialoguons aussi avec l’Office des étrangers. On n’est pas d’accord, mais on pense qu’échanger permet parfois d’avoir d’autres résultats. Avec Theo Francken comme secrétaire d’État N-VA à l’Asile et à la Migration2, ce fut l’un des moments les plus compliqués. Le CIRé était dans un projet partenaire de Fedasil pour l’accueil des demandeurs d’asile. Aller sur le terrain, voir ce qui se passe permet aussi d’alimenter notre travail de plaidoyer, mais cette double casquette de partenaire et d’opérateur (pour parfois une mission de service public) tout en gardant une entière liberté de critiquer, dénoncer et attaquer en justice… c’est difficile à vivre pour certains. Francken a mis fin à notre convention. Nous l’avons resignée par la suite, mais notre homologue flamand, plus exposé, n’a pas rempilé. Dans la foulée, on nous a assigné une niche en nous confiant les demandeurs d’asile présentant des situations médicales graves. Nous nous en sommes emparés. Un premier pas de côté, donc, mais pour faire ensuite deux pas en avant ! Car parmi les quelque 35 000 demandeurs et demandeuses d’asile qui arrivent chaque année se trouvent forcément des personnes handicapées, gravement malades ou qui le deviennent et pour lesquelles le réseau d’accueil en centre est totalement inadapté. Qu’il s’agisse d’oncologie ou de santé mentale, le CIRé dispose d’appartements répartis sur le territoire où elles peuvent être accueillies pendant que la procédure d’asile se poursuit. Le CIRé coordonne également une dizaine de places médicales high care3 offrant une surveillance 24 h/24 à des patients qui sortent des soins intensifs par exemple. Ces lits sont occupés en permanence…
Comment qualifieriez-vous la position actuelle de la Belgique en matière
d’accueil des étrangers ?
Dans une vision optimiste, je dirais que la situation est très préoccupante. Dans une version beaucoup moins optimiste, je dirais qu’elle est grave. Préoccupante pourquoi ? Parce que ça fait plusieurs années que nos autorités progressistes démocratiques s’assoient complètement sur les législations, sur les décisions de justice, sur les droits que nos lois reconnaissent aux personnes étrangères. Pas une fois, pas deux fois… les condamnations en justice se comptent par milliers et nos autorités ne se cachent même plus derrière de faux arguments : nos responsables, la secrétaire d’État en charge de cette matière elle-même et le Premier ministre aussi, ils sont nombreux à dire « On n’a plus les moyens, on ne le fait plus ». Et ça ne pose problème à personne !
C’est une stratégie politique ?
Ce n’est pas l’impossibilité ni l’incapacité à faire face, c’est un choix assumé. Que des droits reconnus dans des textes aussi importants que des lois fédérales ou des conventions internationales soient balayés d’un revers de main est un précédent gravissime. Que se permettront demain – ou dès aujourd’hui – des autorités moins progressistes ? La politique d’immigration n’est par ailleurs pas le seul marqueur, c’est la même chose dans le milieu carcéral : surpopulation, non-respect du droit à la santé des détenus…
N’y a-t-il pas une lueur d’espoir du côté du travail, des métiers en pénurie ?
C’est ambivalent. Le Covid-19 nous a offert une période d’observation intéressante en la matière. Il a fermé les frontières, fermé les espaces aériens et donc empêché la migration de l’extérieur d’arriver, mais aussi aux personnes présentes ici de bouger, de partir, même celles que l’on considère comme indésirables, les sans-papiers. La Belgique s’est distinguée en ne faisant preuve d’aucune souplesse. Les décisions négatives ont continué de tomber et on a vu des ordres de quitter le territoire être délivrés à ce moment-là… tandis que d’autres États, ne serait-ce que par priorité économique, par besoin de main-d’œuvre, ont régularisé des travailleurs sans papiers. Il va falloir un jour infléchir ces positions. Ce n’est pas tenable, ni au niveau économique ni au niveau démographique – au niveau de la cohésion sociale, n’en parlons pas – ou simplement de l’éthique et de l’État de droit. Le manque à gagner impose déjà d’ouvrir le marché du travail aux personnes étrangères en ce compris aux travailleurs sans papiers. La déclaration de politique régionale wallonne fait d’ailleurs une petite référence à un assouplissement en matière de permis de travail. La Banque Nationale le dit, beaucoup d’acteurs purement économiques le disent : notre marché est beaucoup trop rigide à l’égard des travailleurs étrangers, rigide à l’entrée et discriminatoire dans la reconnaissance des compétences, dans les conditions salariales. Le clivage autour de la migration a pénétré tous les lieux, en ce compris des organisations syndicales au sein desquelles cela ne fait plus l’objet d’un consensus évident. Est-ce que les partenaires de la prochaine majorité fédérale auront la sincérité d’accepter qu’il faut assouplir certains volets ? La lueur d’espoir est peut-être là.
La vague extrémiste que beaucoup de pays connaissent est préoccupante…
On est en train d’enfoncer la perception de l’opinion publique dans des simplismes qui ne règleront rien, qui ne feront qu’opposer une population à une autre. Il y a tellement moyen de faire mieux ! Lors des dernières élections en France, on a beaucoup utilisé l’expression « On n’a jamais essayé » avec l’extrême droite ; mais en matière de migration, bon sang ! on n’a jamais essayé non plus de voir ce que donnerait un assouplissement des voies de migration et des exigences.
L’accueil des Ukrainiens était plutôt réussi, non ?
Tout a été différent pour leur accueil. Une population féminine, catholique et plutôt diplômée, géographiquement très proche. C’est facile d’empêcher les flux migratoires quand un océan nous sépare. Avec l’Ukraine, ce n’est pas le cas. Les autorités belges ont adopté d’emblée une communication très positive, émouvante, et cette politique a porté ses fruits. Ce fut un défi colossal pour tous les acteurs et tous les secteurs : enseignement, santé, travail ont fait face. Cet exemple-là devra un jour inspirer.
Car les besoins d’autres personnes nous touchent moins…
Un jeune homme qui dort sur un bout de carton depuis deux ans et qui est en train de perdre la tête, on s’en méfie plutôt que de s’en émouvoir…
Pourquoi ? Deux choses. Les discours populistes ne sont pas tenus que par des partis catégorisés comme populistes, mais aussi par des personnalités politiques progressistes. Il y a ceux qui vont devoir reconnaître qu’ils ont fait fausse route, et puis il y a ceux qui sont convaincus qu’il faut lutter contre cette immigration, convaincus dans leurs tripes qu’elle crée un péril sécuritaire, identitaire, économique. Cela demande un long travail d’éducation. Mais pendant ce temps-là, combien de guerres, combien de vagues de migration ? Combien de dégâts humains et de dégâts aussi à la cohésion de notre société qui est, qu’on le veuille ou non, multiculturelle !
Il y aurait un intérêt cynique à garder une tranche de population invisible et précaire ?
Un secteur économique qui fonctionne avec une grosse main-d’œuvre sans papiers en tire des avantages : malléable, corvéable et remplaçable, elle ne lui coûte rien. Mais le système tire aussi à la baisse les conditions de travail de tous les autres travailleurs. Les échéances politiques ne sont pas adaptées à des enjeux à long terme comme celui de la migration. Quatre années, c’est trop court pour examiner et réformer des politiques. Il faudrait au moins deux ou trois législatures avant d’examiner et de réorienter les choses. En Belgique, on fonctionne moins avec des évaluations qu’à coup d’émotions et d’idées toutes faites. Il y a trop de regroupement familial ? Resserrons encore un peu la vis ! Alors que cela ne fait que complexifier les situations.
Les migrants s’organisent-ils entre eux ?
« Les migrants », ça n’existe pas. Il y a des personnes migrantes et des migrations différentes. Une personne qui a déjà un réseau en Belgique, de la famille, qui a étudié ici, qui vient d’une ancienne colonie, tout cela crée des liens. La taille d’une diaspora aussi ; quand des gens venant du même pays sont là depuis trente ans, qu’ils tiennent des commerces, qu’il existe un tissu associatif, sportif et culturel, tout est plus simple pour s’établir. On voit des collectifs s’organiser par origine (subsaharienne, maghrébine, latino, etc.), parfois par secteur professionnel et par langue. Quand ils ne viennent pas à nous, nous allons à eux dans les mobilisations, dans les squats. Et puis il y a la Coordination des collectifs de sans-papiers de Belgique, un acteur essentiel qui porte bien son nom. Les sans-papiers sont les plus démunis, ce sont les sans droits, les sans voix. Cette coordination s’est professionnalisée avec du soutien notamment d’éducation permanente et d’acteurs associatifs et n’a aujourd’hui pratiquement plus besoin d’autres acteurs pour mener son plaidoyer, pour aller à la rencontre des ministres, pour communiquer.
Un mot sur Frontex ?
Si ça ne devait tenir qu’en un mot, ce serait : désastre. Mais il en faut plus pour en parler… Une agence européenne chargée des frontières extérieures4, pourquoi pas ? On peut comprendre la volonté au début. Aujourd’hui c’est devenu une usine à gaz, avec des moyens économiques et financiers, mais aussi matériels – matériel de guerre, garde-frontières, actions violentes – énormes et d’une totale inefficacité il faut bien le dire, à part le nombre de morts qui bat des records. N’importe quel autre acteur public qui aurait pour mission de lutter contre l’immigration irrégulière et qui échouerait autant dans sa mission serait démantelé plutôt que de voir doubler ou tripler son budget à chaque fois… Frontex est une agence dans laquelle on n’investit – je ne peux pas imaginer autre chose – qu’à des fins électoralistes. Est-ce que cela a permis à la population européenne de se sentir plus en sécurité ? Apparemment pas, on voit la montée de l’extrême droite, des partis populistes. Est-ce que cela a permis de sécuriser, de rassembler autour de valeurs communes ? Je pense qu’on n’y est pas encore totalement. Et est-ce que cela a permis d’assurer la sécurité des migrants, la diminution des morts en Méditerranée ou l’immigration irrégulière ? Non, non et non. En fait, c’est une honte. Un désastre et une honte. Ajoutons qu’une des dernières décisions adoptées par les instances européennes avant les élections et validées par la Belgique est d’autoriser cent agents de Frontex sur notre territoire… Je suis persuadée qu’une partie des autorités qui mènent ces politiques migratoires répressives le font pour masquer leur incurie sur toutes les autres.
L’heure est à la lutte ?
C’est le seul moyen que nous avons aujourd’hui. On se rend compte des impasses et du manque de valeur attribué à des recommandations basées sur des expériences, des études, des données. Un poncif basé sur un ressenti a autant de valeur qu’une recommandation étayée et basée sur vingt années d’observation et de travail de terrain. À un moment il faut combattre avec les armes les plus efficaces, avec un langage un peu plus guerrier. Mais les actions restent démocratiques. Je crois encore en notre société démocratique, aux actions en justice, aux actions de désobéissance civile et à la sensibilisation de l’opinion publique. Mixer mieux les publics, les classes sociales, les secteurs, mixer au sein même de nos structures, de nos actions, d’activités de loisirs, dans les écoles, faire connaissance avec l’autre… ça parait un peu naïf… mais c’est le début. Et à côté de ça il faut éduquer, entourer, comprendre les peurs, les expliquer et les combattre évidemment. Le CIRé se rapproche de plus en plus de mouvements antiracistes, antifascistes. Parce qu’on en est là aussi. Une partie de la population est utilisée – on le voit avec l’actualité en Angleterre – pour masquer des maux plus inquiétants, économiques, de cohésion, de santé, d’éducation. L’étranger a bon dos. Mais cette population que l’on malmène, que l’on maltraite, dont on violente les droits et la dignité quotidiennement est là. Et il va falloir compter avec elle.
- www.cire.be.
- Gouvernement Michel I (oct. 2014-déc. 2018).
- Les places d’accueil gérées par le CIRé le sont en application d’une convention qui le lie à Fedasil. Cette convention vise tant les places pour des profils médicaux autonomes que ces places high care.
- Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes créée en 2004, « aide les pays de l’UE et de l’espace Schengen à gérer les frontières extérieures de l’Union et à lutter contre la criminalité transfrontière ». Frontex comptait plus de 2 100 effectifs en mars 2023, pour un budget : 845,4 millions d’euros. www.frontex.europa.eu.
Cet article est paru dans la revue:
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