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Rendre visibles les handicaps invisibles


Santé conjuguée n°108 - septembre 2024

Caractérisés par l’absence de marqueurs apparents sur le corps, les handicaps invisibles sont méconnus et mal reconnus, ce qui conduit à des parcours de soin fracturés et des situations d’(auto)-exclusion.

Ce jeudi après-midi, une dizaine de personnes se retrouvent dans une salle de la résidence-services Nos Doubleûs à Nivelles pour une rencontre du « Relais-Fibro ». Comme chaque mois dans plusieurs villes du pays, l’association de patients Focus Fibromyalgie organise des rencontres avec des personnes souffrant de fibromyalgie afin de les écouter, les informer, les soutenir. Aujourd’hui, la séance est animée. Michèle et Graziella, bénévoles de l’association, facilitent les échanges avec énergie et prévenance. Elles accueillent trois nouvelles têtes, un homme et deux femmes, dont l’une est accompagnée par son conjoint. La parole leur est donnée, l’un après l’autre relate son parcours jusqu’à son arrivée dans ce groupe.
Leurs histoires diffèrent, bien sûr, mais des points communs sautent aux yeux. Aide-soignante, ouvrier à travail posté, institutrice : leur boulot est prenant, voire usant. Ils ont des douleurs et une fatigue qui traînent depuis longtemps, mais ils vivent avec (« Pour moi, c’était normal d’avoir mal »). Ils tirent sur la corde. Puis, un jour, un évènement déclencheur survient, une chute, un problème au travail, et subitement le corps lâche. Plus rien ne répond, un peu comme « s’il était passé à la machine à laver ». Débute alors une errance médicale qui s’étire parfois sur plusieurs années avant que le diagnostic tombe.

Manque de preuves

La fibromyalgie se manifeste par des douleurs chroniques, un sommeil non récupérateur et de la raideur musculaire. Maladie ou syndrome : peu importe les mots, la douleur, elle, est bien là. Un peu plus à gauche chez les uns, à droite chez les autres, elle s’assortit d’une série d’autres symptômes qui varient d’une personne à l’autre (syndrome de côlon irritable, troubles de la mémoire, brouillard mental, etc.). La diversité de ces symptômes rend le diagnostic difficile et long. C’est d’autant plus vrai que la fibromyalgie ne se voit pas, ni visuellement (« On n’a pas une jambe en moins ») ni dans les imageries médicales, même si de récentes recherches en neuro-imagerie apportent petit à petit des preuves objectivant la réalité des douleurs. La fibromyalgie est reconnue par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis 1992, mais elle est pourtant « toujours diagnostiquée en dernier lieu parce qu’on fait d’abord le tour de tout le reste, explique Graziella. Les médecins, au début, ne veulent pas accepter que ce soit la fibro. Puis une fois que c’est reconnu, dès qu’on a mal quelque part, on met tout sur son dos. Alors qu’il y a parfois d’autres choses ».
Rappel des droits en matière de séances de kinésithérapie, des conditions de remboursement de l’ostéopathie, des possibilités d’aménagement des conditions de travail, échanges de trucs et astuces (en matière de médication, d’alimentation ou de matériel ergonomique), ces rencontres sont des espaces de partage d’informations, mais surtout d’écoute et de soutien : « C’est un endroit où les gens peuvent venir déposer leurs valises, sans jugement, résume Graziella. Un moment pour soi, pour sortir du quotidien qui te sape le moral. »

Un problème de société

Outre ces moments de rencontre, l’association Focus Fibromyalgie organise des conférences qui visent à sensibiliser les médecins, kinésithérapeutes et autres soignants à la maladie. Depuis vingt-six ans, soutenue par un comité scientifique, elle se bat pour la reconnaissance de ce syndrome invisible dans tous les champs de la société (santé, éducation, travail, etc.) et pour davantage de moyens pour poursuivre les soins et la recherche en faveur des patients.
Suites de traumatismes crâniens ou d’accidents vasculaires cérébraux, sclérose en plaques, tumeurs cérébrales, phobies, psychoses ou encore dépressions : ces maladies chroniques ou handicaps, qu’ils soient d’ordre cognitif ou psychique, qu’ils soient d’origine accidentelle ou génétique, ont pour point commun avec la fibromyalgie le fait de ne pas être apparents. À la différence d’autres types de handicaps, ils ne présentent pas de marqueurs visibles sur le corps, entrainant pour l’individu « une limitation durable des possibilités d’interactions sans que l’entourage puisse comprendre qu’il s’agisse bien d’un handicap », explique Aurélie Combeau, psychologue clinicienne, docteure en psychanalyse et psychopathologie1. Associé à des problématiques de reconnaissance, le handicap invisible est un « terreau favorable à l’éclosion de l’ostracisme, de discriminations, de violences, et de culpabilisations », poursuit-elle2.
Le handicap touche près d’une personne sur dix. On estime aussi que 80 % des handicaps sont invisibles. « Autour de vous, il y a forcément des personnes concernées. Il s’agit d’un problème de société incontournable, mais que l’on voit et que l’on connait peu », expose Manon Cools, coordinatrice d’Esenca, association de défense des personnes en situation de handicap, atteintes de maladies graves et invalidantes. « On est donc vraiment dans une absence de représentations de ce type de handicap, que ce soit aux niveaux sociétal, médical, familial, professionnel. Quand on parle de handicap, on s’attend à avoir un stigmate – la chaise roulante, la canne, les lunettes –, quelque chose à quoi on peut se raccrocher dans son imaginaire. Et là, il n’y en a pas. »
Le manque de représentations et de connaissances des réalités vécues par les personnes porteuses d’un handicap invisible n’est pas sans conséquences. Les situations de malentendus, de jugements ou de discriminations à leur égard, tout comme le sentiment de ne pas être légitime et le besoin constant de se justifier sont leur lot quotidien. « Parce que, finalement, si ça ne se voit pas, il y a toujours cette question : est-ce que les gens simulent ou pas ? », pointe Sonia De Vree, enseignante et chercheuse à la Haute École libre mosane (Helmo), porteuse d’une maladie chronique génétique, qui a lancé un projet de recherche sur l’accès aux droits des patients atteints de maladies invisibles3.

L’image, preuve irréfutable

« Aux yeux des autres, j’étais un fainéant » ; « Mon fils m’a dit : “tu ne veux plus travailler” » : ces paroles de participants du Relais-Fibro font état de la difficulté récurrente des patientes et patients à se sentir entendus, écoutés et crus dans leurs plaintes. Un constat qui vaut aussi pour le champ de la santé.
Parmi les handicaps invisibles, certains – des maladies rares par exemple – sont invisibles pour les yeux, mais également pour les techniques médicales. Ceux-ci interrogent la médecine d’aujourd’hui, bouleversée par l’irruption au XXe siècle des techniques d’imagerie médicale qui ont permis d’explorer le corps dans ses profondeurs. Alors que l’exercice de la médecine reposait jusque-là sur l’observation clinique et l’interrogatoire du patient, elle « se détourne progressivement du corps malade unifié pour n’en voir que les images d’un organe donné, ou des constantes biologiques à réparer ou à normaliser », explicite Marie-Hélène Boucand, médecin de médecine physique et réadaptation, atteinte d’une maladie rare4.
Conséquences ? Non seulement les données et images du corps malade issues de ces technologies « estompent progressivement la présence du malade » lui-même, elles constituent aussi désormais « ce qui est vrai et juste », au détriment des informations issues d’autres sens de l’observation clinique et de la parole du malade. L’image est devenue preuve irréfutable et ne laisse plus de place au doute. Paradoxalement, c’est aussi le cas « lorsqu’elle ne montre rien ; c’est la preuve par l’absence d’image. Si l’image est normale, la plainte ne se matérialise pas », poursuit Marie-Hélène Boucand. Pour faire bref : pas d’image, pas de diagnostic, pas de maladie. La plainte n’est pas recevable.
« Avec les douleurs neuropathiques, c’est vraiment compliqué. On va toujours d’abord chercher une cause visible et vous dire : “Il faut faire une radio, une IRM”. S’il n’y a rien, on va mettre ça sur le dos du psychosomatique », témoigne Sonia De Vree, qui, au-delà de sa propre expérience, relaye les témoignages des personnes malades interrogées dans le cadre de sa recherche : « Le nombre de patients qui m’ont dit avoir fait un petit tour en psychiatrie avant que leur maladie soit reconnue ! Il faut que ça évolue ! »
L’innovation médicale contribue donc à la compréhension et à l’objectivation de certains symptômes autant qu’elle tend à mettre au placard la parole du patient. « Attendre d’elle qu’elle amène des éléments qui permettent d’objectiver tous ces handicaps invisibles, c’est se voiler la face. C’est reporter à plus tard quelque chose qu’on pourrait faire maintenant : une prise en charge globale et remettre la parole du patient au centre du soin », soutient Manon Cools, pour qui l’enjeu de la reconnaissance concerne tous les handicaps invisibles, en ce compris ceux (et ils sont nombreux) pour lesquels les diagnostics sont clairs et établis.

Non-reconnaissance, non-recours

À la longue, ne pas se sentir écouté ni pris au sérieux érode l’estime de soi, occasionne des situations de non-recours aux soins et engendre des retards de diagnostic qui se répercutent sur l’accès aux allocations, aux aides matérielles et aides à domicile.
Pour avoir des droits, il faut dévoiler son intimité. Une démarche coûteuse tant les stéréotypes et préjugés sont nombreux chez l’ensemble des interlocuteurs (de santé, de travail, administrations, proches). Certaines personnes choisissent donc de masquer leur état de santé et mettent en place des mécanismes de compensation pour éviter le regard des autres. Sonia De Vree évoque les difficultés rencontrées par les patients qu’elle a interrogés : « J’ai mené une exploration par le biais des forums : une personne vient de se battre avec le SPF, ça a duré sept ans. Certains élèves m’ont aussi dit : “J’aurais droit à l’inclusion, mais je n’ai pas envie parce que nous sommes obligés de faire des rapports, de nous dévoiler, d’avoir cette étiquette” », relaye-t-elle.
« Ces personnes doivent en permanence se justifier, expliquer et réexpliquer en long et en large ce qu’elles ont. Et ça, en termes de santé mentale et de parcours de soin, c’est extrêmement néfaste », déplore Manon Cools, qui précise que les problématiques de santé mentale deviennent souvent une difficulté à part entière découlant des difficultés de prise en charge alors qu’elles n’étaient pas présentes au départ.

Sensibiliser, former, adapter

La sensibilisation, la formation initiale et continue des soignants sur la question du handicap en général, du handicap invisible en particulier, constitue le premier levier à activer pour améliorer la situation. « Croire la parole des personnes concernées sans condition, cela commence dès la porte d’entrée de l’environnement médical », note Manon Cools. Une écoute, indispensable, qui doit concerner l’ensemble des métiers du care. « C’est vrai que les AS écoutent, mais jusqu’où finalement ? Jusqu’où comprennent-ils le vécu des gens ? questionne Sonia De Vree, qui a interrogé des assistants sociaux qui travaillent en hôpital, en maisons médicales et dans différents services de première et deuxième lignes. Il faut travailler sur la nécessité de cette écoute du patient dans ce qui peut paraitre des détails, mais qui a toute son importance, et qui a un impact sur l’accès aux droits et la mise en place de réponses en cohérence avec les besoins de la personne. J’entends aussi souvent chez les jeunes assistants sociaux : “Il n’y a pas de demandes, donc je ne fais rien”. Or, des demandes implicites, il y en a, il faut les décoder. »
Cette amélioration de l’écoute doit se combiner à une prise en charge intégrée et à un travail en réseau qui facilite les parcours d’aide et de soin. Pour Marie-Hélène Boucand, elle va aussi de pair avec le développement d’une « clinique de l’incertitude » : dès lors que le médecin accepte la limite de ses connaissances et l’incertitude comme « une école qui ouvre le champ des possibles », il pourrait davantage être à l’écoute du patient et en mesure de « recevoir une information inattendue qui pourrait l’amener à modifier son diagnostic »5.
« La sensibilisation et la formation du personnel passent aussi par une sensibilisation du grand public, ajoute Manon Cools. C’est en faisant évoluer globalement le regard de la société qu’on va semer des graines. » Améliorer la perception globale de la diversité des handicaps conduira à une adaptation des environnements à cette hétérogénéité de situations. « En France, un symbole a été créé pour les maladies invisibles : un petit bonhomme avec des petits points rouges pour dire “c’est à l’intérieur du corps”. Il peut être utilisé aux caisses des magasins, dans les transports en commun, illustre Sonia De Vree. Tous les symboles dans la société font qu’on donne ou pas une place aux gens. »

  1. Sur base d’une définition de E. Goffman, citée dans A. Combeau, « “Handicap invisible” et discriminations : avant-propos », Cahiers de la LCD 2020/3, n° 14, L’Harmattan.
  2. Ibidem.
  3. Contact : www.helmo.be, s.devree@helmo.be.
  4. M.-H. Boucand, « Des maladies inconnues et invisibles », in Une approche éthique des maladies rares génétiques, Erès, 2018.
  5. Ibidem.

Cet article est paru dans la revue:

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