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Kinésithérapie : donner la parole aux corps


Santé conjuguée n°108 - septembre 2024

Dans le cabinet de kinésithérapie, le corps du patient parle. Celui du thérapeute est à l’écoute, tout en étant conscient des réactions que cela suscite chez l’un comme chez l’autre…

Mardi matin, 10 h 30. Je viens de raccompagner mon patient dans la salle d’attente en ne manquant pas de lui glisser quelques recommandations jusqu’à notre séance de la semaine prochaine. Juste avant d’ouvrir la porte de mon cabinet, dans un toucher rempli de douceur et d’encouragement, mes mains se sont posées une dernière fois sur ses épaules qui lui font si mal. Mais une fois la porte du cabinet passée, pas de serrage de main… une habitude gardée d’une sombre période.
Me voilà à nouveau derrière mon ordinateur. Mes mains doivent à présent traduire via des touches blanches inertes ce que mon corps a ressenti et entendu pendant trente minutes. Le but : rassembler un maximum d’informations en un minimum de mots. Mots-clés et abréviations bienvenus.
Tac, tac, tac. Clic. Enter.
Patient suivant.
Je vais chercher ma patiente dans la salle d’attente. Sur le chemin du retour vers le cabinet, j’observe sa manière de se mouvoir, sa manière d’habiter l’espace qui l’entoure et je décèle quelques précieux indices qui vont m’aider lors de notre entrevue.

Le corps se souvient

Madame m’explique qu’elle ressent beaucoup de tensions au niveau du haut de ses épaules et de sa nuque. « Oh ! vous savez, cela fait longtemps que ça dure… », dit-elle. Mais cette gêne s’est amplifiée récemment et cette fois-ci, Madame en a parlé à son médecin. Après lui avoir laissé le temps de m’expliquer ce qui l’a amenée jusqu’au cabinet du kiné, je lui propose de s’installer sur la table, couchée sur le dos. Je m’assois sur mon fidèle tabouret à roulettes et me positionne au bout de la table, près de sa tête. En posant mes mains sur ses épaules, je prends quelques secondes pour « prendre le pouls ». Qu’est-ce que je ressens sous mes mains et qu’est-ce que ça fait en moi ?
En réalisant des mouvements biomécaniques de son thorax, je rencontre des résistances et des limitations de mouvement dans certaines directions. J’avance dans mon travail, les tensions décrites par Madame dans ses trapèzes sont bien là, sous mes doigts. Mais autre chose m’intrigue. Un peu plus loin, vers la loge antérieure de son cou, vers sa gorge, les tensions sont bien plus intenses. Je sens qu’à la place d’une structure vivante et souple, il y a quelque chose de raide et éteint. Je me réjouis d’avancer dans mon exploration et je sens que je me rapproche de l’épicentre du problème pour lequel elle est venue. Tout en travaillant sur ses tensions, je lui fais part de ce que je ressens sous mes doigts pour lui permettre de s’approprier le travail que nous sommes en train de réaliser ensemble. Cela peut l’aider également à s’approprier son propre corps et à ne pas être juste spectatrice de ce qui se joue. Parce que ce qui se joue, c’est son corps à elle qui le dicte. À un moment, la patiente me dit qu’elle ne se sent pas très bien… J’arrête illico la manipulation douce que j’étais en train de réaliser sur son thorax et son cou. « Excusez-moi, mais je viens de me souvenir que mon ex-mari m’avait étranglé lors d’une grave dispute… J’avais totalement oublié cet épisode », souffle-t-elle.
Je suis dans mes petits souliers, je ne pensais pas réveiller de vieux traumatismes en partant la fleur au fusil dans mon traitement. La patiente ne montre pas de signes de grand débordement, mais me dit plutôt être surprise d’avoir oublié ce geste si violent. Elle semble après quelques minutes même soulagée, elle fait le lien entre ses douleurs persistantes depuis tant de temps et ce moment traumatique que tout son être s’est empressé d’effacer de sa mémoire… mais qui a bien inscrit sa trace dans son corps.
Et moi, dans mon corps, c’est comment ?
Je suis troublée, émue.
J’ai envie de me faire toute petite.
Retour à l’instant présent, il est temps de clôturer la séance. Mon horloge interne est calée sur les trente minutes que dure une séance de kinésithérapie. Je me rassois devant mon ordinateur, nous fixons notre prochain rendez-vous et nous rejoignons la salle d’attente en laissant les sensations, les larmes et cette proximité derrière la porte du cabinet.

Le corps compense

Cet après-midi, je vois un patient pour une tendinopathie d’épaule. Nous nous voyons depuis quelques séances, ses douleurs ont commencé à s’atténuer. Mais lorsque nous essayons de repositionner son épaule pour éviter les positions vicieuses qui entretiennent son problème, je bloque. Monsieur a les épaules enroulées vers le haut et l’avant et ne parvient pas à modifier cela activement. De manière passive, si j’essaie d’initier le mouvement inverse, je suis face à des tissus rigides avec peu d’élasticité qui le verrouillent complètement dans ce positionnement problématique.
Je lui fais part de la difficulté que je rencontre. « C’est comme si quelque chose vous retenait devant, au milieu de votre thorax. » Et il me répond : « Ça n’a peut-être rien à voir, mais il y a bien des années, j’ai eu un accident de voiture et avec le choc frontal, j’ai eu une fracture du sternum… » Bingo ! Pour soigner une fracture du sternum, il n’y a malheureusement pas grand-chose à faire. Pas de plâtre, pas d’immobilisation possible… Par contre, le patient va intuitivement essayer de limiter tout mouvement un peu trop important du thorax et les épaules peuvent s’enrouler pour limiter les douleurs. Une fois encore, le corps s’est adapté pour survivre. Et il en a gardé des séquelles.

Un même objectif

La kinésithérapie (aussi appelée physiothérapie) signifie littéralement le traitement par le mouvement. Depuis l’Antiquité, l’homme a conscience de ce besoin de mobilité pour guérir, mais ce n’est qu’au XIXe siècle que le suédois Pehr Henrik Ling (1776-1839) élabore une méthode de gymnastique adaptée et graduelle. Au XXe siècle, avec la Première et la Seconde Guerre mondiale, la kinésithérapie fait réellement ses preuves en permettant de remettre sur pied de nombreux soldats de manière plus rapide et avec moins de séquelles.
Au fil du temps, les approches et les méthodes se sont développées et diversifiées. Ainsi trouve-t-on des partisans de la méthode Mézières (une approche globale qui se concentre sur la correction des déséquilibres musculaires et posturaux), de la méthode McKenzie (appelée aussi Diagnostic et Thérapie mécanique), des méthodes basées sur les chaînes musculaires (Busquet, qui met en évidence les différents points de tension ; RPG, pour rééducation posturale globale ; GDS, qui intègre le fonctionnement du corps et comportement psychologique), pour ne citer que ces principaux courants.
En Belgique, plusieurs spécialisations – appelées qualifications professionnelles particulières (QPP) – sont reconnues et réglementées par le Conseil fédéral de la kinésithérapie : la kinésithérapie pédiatrique, périnatale, neurologique, manuelle, cardiovasculaire, respiratoire, et la kinésithérapie du sport.
La kinésithérapie se veut aujourd’hui de plus en plus globale, en accordant, au-delà du symptôme, une attention à l’histoire du patient afin de comprendre sa cause profonde. Elle se veut aussi de plus en plus technique. Mais, quelle que soit l’approche ou la méthode, classiquement, celles-ci comportent un volet consacré à la rééducation (augmenter les capacités fonctionnelles) et un autre consacré à la revalidation (accompagner le patient à s’adapter à sa nouvelle condition).

La fasciathérapie

Nous sommes notre histoire. Chaque moment vécu nous façonne tels que nous sommes aujourd’hui. Nous avons tous notre propre manière de gérer ces vécus. Et c’est en partie grâce à ça que nous sommes, heureusement, tous différents. Une des voies d’entrée et d’inscription de tout cela en nous est le fascia.
Qu’est-ce c’est ? Ce mot (du latin fascia, bande) désigne plus ou moins le tissu conjonctif. Mais depuis que des recherches sur les fascias sont menées dans le monde entier, le nouveau terme tend à s’imposer pour lui-même1. La maille fasciale est une structure continue parcourant l’ensemble du corps : peau, cartilages, os, articulations, tendons, muscles et organes, dont le cerveau et la moelle épinière. L’omniprésence du fascia le rend très difficile à se le représenter visuellement. Un chirurgien de la main, Jean-Claude Guimberteau2, est parvenu à filmer ce réseau grâce à l’endoscopie intratissulaire et à le rendre plus « réel »3.
Comment fonctionne-t-il ? Pour David Lesondak4, spécialiste du fascia, celui-ci « réagit à l’offre et à la demande mécanique, produisant plus de collagène pour obtenir un soutien si nécessaire ou au contraire sécrétant des enzymes pour éliminer le collagène là où il n’est pas utilisé. En cas de stress mécanique excessif, d’inflammation ou d’immobilisation, des adhérences et une fibrose peuvent se former dans le fascia5. Des contractions musculaires douloureuses et une diminution de l’amplitude de mouvement sont fréquemment associées à des tissus collagéniques rigides et à d’autres tissus impliqués dans la transmission des forces dans le corps6 ».
Travailler sur le fascia, c’est rendre de la mobilité et de l’élasticité aux structures. C’est mettre le focus sur ce qui coince et, ensemble avec le patient acteur de son propre mouvement, le kinésithérapeute parvient à identifier des résistances et parfois à les lever.
Nous développons tous différentes stratégies pour parvenir à nous adapter à notre propre vie. En tant que thérapeute, la porte d’entrée vers ces adaptations peut être l’étude des fascias, mais il y en a beaucoup d’autres et chaque personne, chaque soignant trouve son accroche. Une des seules certitudes que nous avons est qu’appréhender chaque personne dans sa propre unicité, dans toute sa globalité et sa complexité est le moindre que nous puissions faire pour honorer la complexité de l’être humain. Tout n’est pas dans la tête et tout n’est pas dans le corps. Nous sommes encore trop souvent bercés dans cette dualité d’une tête qui contrôle le corps ou d’un corps qui dirige la tête. « Sans le corps, ajoute D. Lesondak, il n’y a rien à percevoir et sans l’esprit, il n’y a pas de percepteur. »7 Nous sommes notre histoire, dans et de tout notre être.

Envisager l’avenir

Retour dans la salle d’attente. Aujourd’hui, je rencontre une fillette de neuf ans. Elle s’est fait une entorse simple de la cheville il y a plusieurs semaines. Son père trouve qu’elle boite toujours et se demande si c’est normal. Je bilante rapidement sa cheville et tout à l’air en ordre, hormis un discret déficit de mobilité. Je lui fais effectuer quelques exercices et l’appui sur son pied est difficile. La petite a peur, mais elle n’a pas mal. Elle a souffert lors de sa chute et tous les tissus présents autour du site lésionnel ont bien enregistré l’information. Au programme pour elle, ce sera de la thérapie manuelle pour rendre la souplesse à ses structures et des exercices de prise de conscience de ses deux chevilles pour se remettre en confiance et oser courir et jouer sans crainte que son pied lui joue encore de mauvais tours. Cela lui évitera sûrement des dysfonctions mécaniques qui auraient pu apparaitre d’ici quelques années. Car les kinésithérapeutes sont aussi des professionnels de la prévention, qu’il s’agisse des troubles rachidiens chez les enfants et les adolescents, des troubles musculosquelettiques liés au travail, de la fragilité des plus âgés…
La journée touche à sa fin. Il temps pour moi de retrouver les miens. Cette alternance tout au long de la journée entre des corps vivants qui communiquent et celui à qui je dois rendre des comptes, mon ordinateur, me pèse par moment. Être pleinement présente à chacune des personnes rencontrées dans le cabinet n’est pas une mince affaire. Dans mon propre corps, je me sens par moment fatiguée, mais ces personnes rencontrées et touchées aujourd’hui, je ne les ramène pas avec moi à la maison. Leurs histoires et leurs douleurs ne m’appartiennent pas. Si j’ai pu, à travers mon propre corps, leur permettre de se reconnecter au leur, alors je repars le corps léger…

 

 

  1. „Bindegewebe. Ein neues Kapitel der Heilkunst?“ (« Tissu conjonctif. Un nouveau chapitre de la médecine ? »), GEO 2015/2, cité par La ligue suisse contre le rhumatisme, www.ligues-rhumatisme.ch.
  2. J.-C. Guimberteau, Architecture du corps humain vivant. Le monde extracellulaire, les cellules et le fascia révélés par l’endoscopie intratissulaire, Sully, 2016.
  3. Strolling under the skin, à voir sur YouTube.
  4. D. Lesondak, « Le fascia, un nouveau continent à explorer », Ressources primordiales, 2019.
  5. HM Langevin, ‘’Potential Role of Fascia in Chronic Musculoskeletal pain’’, Integrative Pain Medicine, Humana Press, 2008.
  6. R. Schleip et al, ‘’What is ‘Fascia’ ? A review of different nomenclatures’, J Bodyw Mov Ther., 2012 Oct;16(4).
  7. D. Lesondak, op cit.

Cet article est paru dans la revue:

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