Les «patients indésirables» comme aiguillons démocratiques?
Cobbaut Jean-Philipe, Lebeer Guy, Zaccaï-Reyners Nathalie
Santé conjuguée n° 37 - juillet 2006

Les maisons médicales défendent une accessibilité maximale aux soins de santé. C’est pourquoi elles nourrissent une tolérance à nombre de situations et comportements qui seraient clause d’exclusion dans d’autres structures. Ce parti pris ne les met pas à l’abri de remises en question douloureuses lors de la confrontation avec des patients «indésirables». Quelles sont les limites au-delà desquelles sévit l’inacceptable, quelle attitude se justifie-t-elle alors ?
Les transformations de la relation thérapeutique « Patients indésirables ». Voilà une expression qui résonnerait d’une façon bien singulière aux oreilles du médecin traitant de nos aïeuls. Celui-ci a bien dû se plaindre quelques fois de l’attitude discourtoise de certains de ses patients ou du peu d’empressement qu’ils mettaient à respecter ses prescriptions, ces plaintes demeuraient confinées à son for intérieur ou au cercle proche de ses amitiés confra- ternelles. Il aurait été sans doute indigné d’entendre certains de ses collègues utiliser cette expression sur la place publique. C’est que, comme disait Parsons dans les années 50, l’activité médicale a pour caractéristique d’être « orientée vers la collectivité » et d’« être moralement neutre »1. Ces deux caractéristiques apparaissaient pour lui la contrepartie de la liberté thérapeutique reconnue au corps médical et du prestige qui en découle. La morale du médecin est donc conçue alors comme un mélange d’altruisme et de neutralité entendue comme respect inconditionnel de la souffrance humaine. Elle allait de pair avec un statut social élevé, appelant déférence de la part du patient et exigeant de la sienne distance bienfaisante, toute aristocratique.
Un projet solidaire
Le pari de l’autonomie est aussi celui de la solidarité. En effet, l’expérience des maisons médicales cherche également à montrer que cette autonomie et cette possibilité d’émancipation pour chacun ne sont possibles que dans le cadre d’un collectif qui fait de cet enjeu un projet commun. Dans cette perspective, certaines maisons médicales ont tablé sur un mode de fonctionnement collectif favorisé par un mode de financement particulier: le financement au forfait, en lieu et place du paiement à l’acte. Entre autres conséquences, le patient peut alors avoir recours aux soins sans barrière financière, ce qui peut conduire à certains excès. On pourrait alors avoir tendance à considérer un « patient consommateur » comme indésirable. L’enjeu est alors pour la maison médicale de faire comprendre au patient qu’elle est un bien collectif qui a pour objectif d’offrir une accessibilité maximale à des soins de qualité à un ensemble de personnes. Dans une société orientée vers un mode de consommation individualisé, cette démarche ne va pas de soi. Elle réclame en effet une pédagogie individuelle mais également collective montrant le rôle que peut jouer une «communauté sanitaire solidaire » au sein d’une collectivité locale. Les maisons médicales visent donc à créer l’espace de dialogue et de confiance dans lequel le patient va pouvoir exprimer ses angoisses, ses doutes et ses révoltes. Ouvrir un tel espace aux patients, les aider à comprendre leur situation, les conseiller et construire avec eux une manière d’affron- ter leur situation qui leur convient apparaît être un processus difficile et un cheminement pouvant être source d’incompréhensions, de conflits et d’incertitudes. Des situations conflictuelles peuvent alors donner lieu à une déqualification des patients, dans les termes de « patients indésirables ». Mais cette issue consiste à faire endosser par les patients la responsabilité des difficultés de la relation thérapeutique, alors que ces difficultés apparaissent bien plutôt impliquées par les finalités même qu’on donne à cette relation. Prendre le risque de l’autonomie et d’une participation active des patients au soin mais, plus globalement, à la vie des maisons médicales, n’est-ce pas en effet prendre le risque d’un dépassement de certaines limites ou de la remise en cause de certaines règles? Faire le pari de l’autonomie et de la participation n’est-ce pas faire le pari de la démocratie? Et le pari de la démocratie ne consiste-t-il pas à accepter de réfléchir collectivement au bien fondé des règles que l’on s’est fixées, en pouvant les réaffirmer ou les remettre en question ? Comme on le voit, la démarche proposée au sein des maisons médicales est une démarche nécessitant des processus d’ajustement à plusieurs niveaux. Le projet d’émancipation individuelle et sociale qui porte cette démarche implique une remise en question permanente de la part des soignants et des soignés, une perpétuelle dynamique démocratique entre les soignants et vis-à-vis des soignés. Les patients indésirables représentent de bien utiles aiguillons de cette dynamique.Documents joints
- (1) T. Parsons, The Social System, New York, Free Press, 1951.
- Extrait d’entretien tiré de D. Memmi, Faire vivre et laisser mourir, La Découverte, Paris, 2003, pp. 268-269.
- Cl. Herzlich et al., Cinquante ans d’exercice de la médecine en France. Carrières et pratiques des médecins français, 1930-1980, Doin/Inserm, Paris, 1993, p. 180 et suiv.
- (4) D. Memmi, op.cit., p. 270.
- L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
- Les auteurs de cet article ont participé à ces réunions en tant que membres extérieurs de ce comité. Les développements qui suivent n’engagent que leurs auteurs.
- «L’accès à la santé est un droit fondamental pour tous, et constitue un objectif social; les personnes et la collectivité ont le devoir de s’organiser en solidarité pour mettre à la disposition de tous les moyens d’accès à la santé.» (Charte de 1996 de la Fédération des maisons médicales et des collectifs de santé francophones. Une nouvelle charte a été publiée en janvier 2006).
- «Les maisons médicales appliquent une approche continue des soins de santé, qui assure le suivi cohérent des personnes tout au long de leur vie.» (Charte de 1996 de la Fédération des maisons médicales et des collectifs de santé francophones).
- «La place centrale dans notre organisation revient à l’usager: la sauvegarde et le développement de son autonomie est un de nos objectifs prioritaires.» (Charte de 1996 de la Fédération des maisons médicales et des collectifs de santé francophones).
- Voir sur ce point le travail de Patrick Declerck : Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, 2003.
- Charte de 1996 de la Fédération des maisons médicales et des collectifs de santé francophones.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 37 - juillet 2006
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