Quels sont les obstacles importants au développement des soins de santé primaires en Belgique ? La question posée par les concepteurs de la revue présuppose l’existence d’un paradoxe : les soins de santé primaires sont considérés comme importants dans notre pays et pourtant ils n’ont pas la place qu’ils méritent. Ce paradoxe pourrait aussi être formulé dans les termes suivants : on assiste progressivement à un glissement des soins donnés par une première ligne de thérapeutes qui se caractérisent par leur facilité d’accès – les médecins généralistes, les pharmaciens, les infirmier(e)s, les kinésithérapeutes, les diététiciens, etc. – vers des soins plus spécialisés et plus techniques, qui sont pourtant plus difficiles d’accès. Nous proposons, dans la présente contribution, de donner en premier lieu les raisons qui, selon nous, peuvent expliquer un tel glissement, en second lieu, de mettre en lumière quelques conséquences concrètes et, en troisième lieu, de proposer des pistes de solutions lorsque ce glissement s’avère injustifié.
Du glissement vers la deuxième ligne
Ce glissement s’explique selon nous par la conjonction de trois phénomènes : il y a d’abord un élément historique et culturel ; il y a ensuite une crise identitaire qui en découle et, enfin, un élément lié à la formation de base et continue. Du point de vue historique et culturel d’abord, le XXème siècle a connu, dans le domaine médical comme dans d’autres domaines, un développement technologique et scientifique extraordinaire. Ce développement permet sans conteste dans bon nombre de cas une prise en charge plus pointue et plus appropriée, en particulier dans des pathologies ciblées ou qui requièrent des traitements de pointe. Ce développement technologique contribue au progrès médical et doit donc être soutenu à cette fin. Par ailleurs, depuis la fin du XIXème siècle, la relation entretenue par le patient avec son médecin a profondément évolué. L’affirmation de plus en plus marquée des droits fondamentaux s’est propagée au secteur médical et a conduit le patient à revendiquer davantage de droits dans la relation soignant/soigné, à exiger d’être mieux pris en compte, d’être mieux informé tant sur la maladie que sur les traitements possibles (voir la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient). Les patients, regroupés le cas échéant en associations, exigent les traitements les plus pointus pour leur pathologie. Or, force est de constater que les soins spécialisés offrent certaines réponses à ces attentes. La donne historique et culturelle se double d’une crise identitaire. Chaque soin spécifique a son thérapeute spécialisé aux compétences ciblées et reconnues. Les soins de santé primaires se définissent dès lors de plus en plus « en creux » ou « par défaut », à savoir tous les soins non spécialisés, un territoire flou habité de relations humaines vaguement thérapeutiques. Comme troisième élément, la formation des professionnels de la santé de première ligne pourrait sans doute favoriser davantage le développement de ces soins. Car en effet, les médecins généralistes ont parfois tendance à vouloir se considérer comme des spécialistes de tout plutôt qu’à mettre en valeur les potentialités offertes par la transversalité de leurs acquis et de leur expérience.Des conséquences du glissement
Le recours à des soins de plus en plus techniques et spécialisés se répercute dans une série d’évolutions récentes de notre système de soins. Selon la dernière enquête de santé des Belges, le nombre moyen de contacts avec un médecin généraliste par personne et par an est passé de 5,3 en 2001 à 4,5 en 2004. Le nombre moyen de contacts avec un dentiste suit cette tendance à la baisse : de 1,7 en 2001 à 1,4 en 2004. Par contre, le nombre moyen de contacts avec un médecin spécialiste par personne et par an est stable voire en légère augmentation (il reste autour de 2,3). A noter également que la proportion de contacts avec un service d’urgence hospitalier sans référence de la part d’un médecin est passée de 76 % en 2001 à 82 % en 2004. Par ailleurs, le nombre décroissant de jeunes qui se destinent à la médecine générale est certainement révélateur du manque d’attrait dont souffre aujourd’hui cette profession auprès de la jeune génération. L’organisation de notre système de soins de santé fait « boule de neige » : • depuis plusieurs années maintenant, le numerus clausus qui frappe les médecins et la mauvaise répartition des prestataires sur le territoire entre les régions rurales et les régions urbaines créent des effets de pénurie, dont les effets se font sentir tant en milieu ambulatoire (problème des gardes médicales) qu’en milieu hospitalier (appel à des professionnels étrangers) ; • le morcellement des organisations de prestataires de soins (syndicats, associations, groupements divers) et l’existence de réseaux hospitaliers aux intérêts divergents créent des oppositions et ralentissent la mise en place d’une politique de gestion cohérente et efficiente ; • le système de financement des prestations de soins fait plus que jamais la part belle aux « actes techniques » plutôt qu’aux « prestations intellectuelles », ce qui entraîne inévitablement une multiplication des premiers et un délaissement progressif des secondes. En soi, l’offre de soins spécialisée n’est pas un mal ; au contraire, avons-nous écrit, elle contribue au progrès médical. Le glissement susvisé comporte néanmoins des risques s’il induit un déplacement non rationnel de la prise en charge : approche parfois trop compartimentée et, de ce fait, moins efficace en termes de santé publique, augmentation des coûts, etc. Ainsi, selon le professeur Barbara Starfield, l’espérance de vie, de même que l’état de santé global des populations, seraient supérieurs dans les pays qui accordent à la médecine générale un poids plus important (tels que le Danemark, la Finlande, les Pays-Bas, l’Espagne et le Royaume-Uni). Elle affirme, de façon générale, « qu’un système de soins de santé centré sur les soins primaires améliore les résultats en termes de santé »/1. Pour une prise en charge primaire adéquate Il apparaît donc crucial pour l’avenir de notre système de soins de santé de créer les conditions nécessaires pour éviter tout déplacement vers une prise en charge technique non justifiée et pour valoriser dans ce cas une prise en charge « primaire » adéquate. Sans entrer dans les détails (cela ferait l’objet d’un autre article), les pistes suivantes nous semblent à ce sujet prioritaires : • au niveau de la formation tout d’abord, il paraît indispensable que davantage de médecins généralistes intègrent les facultés de médecine, afin de transmettre aux futurs diplômés les savoirs et le savoir-faire propres à cette discipline ; • l’organisation du système de soins doit être repensée comme un ensemble cohérent, pour favoriser la complémentarité plutôt que la concurrence. A ce sujet, le plan de revalorisation de la médecine générale présenté par le ministre Rudy Demotte dans le cadre de la loi programme de décembre 2005 peut être encouragé. Nous renvoyons ici notamment aux travaux en cours en matière de trajets de soins et de Dossier médical global (DMG). Nous sommes également favorables à la constitution d’un « Fonds d’impulsion pour la médecine générale » destiné à inciter à l’installation de pratiques (de groupe ou individuelles) dans des régions « à problème ». Nous regrettons néanmoins jusqu’ici le manque de réalisations concrètes. Les mesures suivantes devraient être prises au plus vite : • révision intégrale de la nomenclature en vue notamment de faire correspondre les tarifs aux coûts réels et de revaloriser financièrement l’acte intellectuel (en tenant compte, dans ces prestations, de l’importance du facteur humain) ; • mise en réseau, par le net, des dossiers médicaux, tout en garantissant le respect de la vie privée et du secret médical ; cette mise en réseau doit concerner tous les prestataires de soins susceptibles d’intervenir pour le patient concerné, par delà les réseaux (médecins généralistes, médecins spécialistes, hôpitaux, kinésithérapeutes, etc.) ; ceci implique une politique volontariste de mise à niveau des différents réseaux hospitaliers ; • valorisation financière et systématique du passage premier du patient par son médecin généraliste dans toutes les pathologies où cela se justifie ; • suppression (ou réévaluation fondamentale) du numerus clausus en médecine ; • évaluation et adaptation de l’organisation du système des gardes médicales pour répondre à l’évolution de la profession (féminisation, etc.) et aux besoins légitimes de conciliation entre la profession et la vie privée ; • amélioration des conditions de travail et de la qualité de vie du personnel infirmier (augmentation de personnel, horaires de travail, fins de carrières, etc.) ; • simplification administrative des procédures de remboursement des prestations de soins : prescriptions médicamenteuses, travail quotidien du kinésithérapeute, … ; • etc. Les phénomènes de déplacement non rationnel des prises en charge vers des soins techniques et spécialisés s’expliquent grandement par des éléments historiques et culturels. Ces phénomènes ont néanmoins trouvé une caisse de résonance dans la façon dont notre système de soins s’est organisé. Nous pensons aujourd’hui que la tendance inverse peut être amorcée : organisons notre système de soins d’une manière telle que chaque type de soin soit presté à bon escient et de la manière la plus efficace qui soit. Dans cette organisation, les soins primaires ont leur place et doivent être valorisés.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
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