Les soins de santé primaires ne seront jamais « people »
Dr Olivier Mariage
Santé conjuguée n° 37 - juillet 2006
L’image que donnent d’eux-mêmes les soins de santé primaires est dévalorisante. Ce déficit symbolique renforce et reflète leur infériorisation dans l’organisation réelle du système de soins. Au-delà d’une réorganisation rationnelle de ce système, c’est aussi d’une révolution culturelle que nous avons besoin.
Dans les hautes sphères de la santé publique, comme du côté des politiques, on se plaît à dire depuis des années qu’il faut donner une place centrale aux soins de première ligne, à la médecine générale, aux soins de proximité. Crise budgétaire chronique oblige, ou plutôt explosion continuelle des coûts, une convergence de vue s’est opérée entre acteurs et décideurs. En théorie, car dans les faits, la part des budgets que l’on y consacre n’augmente guère : l’hôpital, les médicaments et la technologie médicale continuent à absorber une part croissante du gâteau de l’assurance maladie.« Primaires » ? Vraiment ?
Dans une société démocratique où les médias pèsent de plus en plus lourd dans la décision politique, force est de constater que les « soins de santé primaires » n’ont pas la cote. En français, les termes sont pour le moins malheureux. Le concept de santé publique, traduit de l’anglais (primary care), passe mal en français. Le petit Robert définit ainsi le mot « primaire » : « du premier degré… simpliste et borné… ». Notons la similitude avec le système scolaire : du primaire à l’universitaire pour indiquer la hiérarchie du savoir, profondément ancrée dans notre culture. Les spécialistes ont eu, par contre, la précaution de ne pas qualifier leurs soins de « secondaires » : « spécialisé », c’est tellement mieux. Et la technologie de pointe se trouve dans les « services universitaires ». Pourquoi plus universitaires que les autres ? La médecine générale est tout aussi universitaire que je sache. Dans une société où Dieu a largement cédé sa place à la science, le peuple s’accroche désespérément aux nouvelles avancées technologiques pour tenter d’échapper à la mort. Le système capitaliste l’a bien compris et s’en est habilement servi : le marché de la santé, et particulièrement celui des médicaments, est le plus juteux de tous sur les places boursières. Dans ce contexte, on se demande quelle pourrait être la place des soins primaires, globaux et continus : tout au plus serviront-ils aux responsables politiques à tenter de contenir l’hémorragie des dépenses de santé, sans peut-être d’ailleurs jamais y arriver vraiment. Mais que font les politiques ? Même ceux qui en auraient la meilleure volonté sont bien démunis pour contrecarrer cette terrible machine dont on se demande où elle va s’arrêter. Quand on fait de la politique, si on n’est pas people, on n’existe pas. Et les soins de santé primaires ne le sont vraiment pas. D’autres termes que nous chérissons sont aussi dévastateurs, ou à tout le moins révélateurs : le concept de l’« échelonnement » par exemple. Non pas qu’il faille remette en question son bien fondé, que du contraire, mais le mot révèle à nouveau cette « pyramide » du savoir (en jargon de la santé publique on parle de pyramide des soins). Tout en haut, le savoir pointu de la technoscience dernier cri ; en bas de l’échelle, le généraliste… avec sous ses pieds, pour poursuivre la caricature, les paramédicaux, et encore en dessous, le patient… Décidément les vieux schémas ont la vie dure et il faut se rendre à l’évidence, en terme d’organisation des soins de santé, la modernité n’est pas vraiment au rendez-vous. Ceci se traduit encore dans d’autres choses : quand les généralistes organisent des formations, à qui font-ils appel ? Le plus souvent, à des spécialistes ou à des professeurs d’université. Et les termes de « soins de première ligne » ne sont pas nécessairement plus heureux : on peut se demander pourquoi on est aller chercher du jargon militaire, structure hiérarchisée par excellence, alors que la médecine générale est d’abord un travail d’accompagnement du patient, plutôt qu’un front de lutte contre la maladie. Le « médecin traitant », ce n’est guère mieux : dans l’administration, l’agent traitant est un exécutant qui traite le dossier… et mon voisin agriculteur, quand il pulvérise ses pommes de terre, dit qu’il « traite » ses cultures… Nos patients méritent mieux que cela. Quant au médecin de famille, c’est un peu plus chaleureux, mais avouons que dans le contexte actuel, c’est un peu désuet. Bref, les mots nous trahissent partout : les acteurs de soins de base (encore un, très basique…) n’arrivent pas à se vendre. Ils ont une piètre image de leurs très nobles métiers. Le profond malaise de la médecine générale n’y est sans doute pas étranger. Quand cesserons-nous de penser que nous ne sommes que des « médecins traitants primaires basiques en bas de l’échelle » ? Pour une vision systémique résolument humaniste et moderne : est-ce possible à travers les mots ? Le patient est le centre du système de santé, dit-on un peu partout. Belle déclaration d’intention dans un système qui continue, dans les faits, à largement mépriser le patient. Mais l’intention y est quand même. Ce peut être le point de départ d’une nécessaire « révolution culturelle » des soins de santé. Juste à côté du patient qui est au centre, le médecin (tout court) et les autres intervenants de l’ambulatoire. Cette place est essentielle parce qu’elle est la seule qui permet de véritablement accompagner l’être humain en souffrance, dans le respect de son histoire et de sa singularité, dans la continuité. Autour de ce premier cercle, un deuxième constitué par la médecine spécialisée, l’hôpital, la technologie médicale. Et plus loin encore, un troisième constitué de la médecine hyperspécialisée et la technologie de pointe. Pas plus universitaires que les autres. Véritable révolution culturelle disais-je car préalablement il faut que nous prenions conscience de cette place essentielle, et que nous la traduisions dans notre langage. Les mots pourront-ils nous aider à faire avancer les choses ?Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 37 - juillet 2006
Les pages 'actualités' du n° 37
« L’inceste, Monsieur, êtes-vous sûr qu’il soit vraiment interdit…? »
Si la question de l’inceste subodore l’existence d’un « désir » obscur, la réalisation de ce dernier surfe sur la nébuleuse d’un interdit. S’éloignant d’une lecture oedipienne classique, cet article resitue à travers l’analyse transgénérationnelle, la(…)
Numerus clausus: une alternative qui semble faire consensus
Le numerus clausus en médecine, installé en 1997 pour répondre au problème de la pléthore, génère une série d’effets pervers, tant pour les étudiants, qu’en terme de couverture de certaines zones moins favorisées du territoire. La(…)
Les «patients indésirables» comme aiguillons démocratiques?
Les maisons médicales défendent une accessibilité maximale aux soins de santé. C’est pourquoi elles nourrissent une tolérance à nombre de situations et comportements qui seraient clause d’exclusion dans d’autres structures. Ce parti pris ne les met(…)
Partie 1
Partie 2
Ce que nous révèle le manque d’une politique de soins de santé primaires
Qu’est-ce qu’un sociologue qui travaille sur les problèmes d’emploi et les actions urbaines a à dire sur les soins de santé primaires ? Des choses diverses qui ne se combinent pas nécessairement les unes par rapport(…)
Une relecture de notre existence économique
La logique économique fonctionne en termes de produits et de profits. Le secteur de la santé n’échappe pas à cette logique, mais montre des spécificités, et même des ambiguïtés, liées au financement public d’un bien produit(…)
La santé en voie de privatisation européenne
Qui peut être contre le droit à la santé ? Il s’agit incontestablement d’un principe humain général : tout homme a le droit d’être soigné s’il est malade ou blessé. C’est l’objet de l’article 25 de(…)
Le choix de l’assurance sociale et de l’organisation hospitalo-centrée de l’offre de soins
Le système de santé français fonctionne sur un modèle élaboré au milieu du vingtième siècle, qui soumet l’organisation des soins ambulatoires à la convention médicale entre assureurs sociaux et syndicats de médecins d’une part et l’organisation(…)
Les services de santé de première ligne en Belgique sont-ils sur la voie du changement ?
Notre système de santé est basé sur un modèle professionnel qui repose sur le modèle biomédical. Une évolution vers un modèle communautaire intégré semblerait rendre notre système plus performant à de nombreux point de vue.
Partie 3
Vers la transdisciplinarité
Des soins de santé primaires efficients impliquent une collaboration structurée entre intervenants. Si la pratique « solo » traditionnelle perd du terrain face aux différentes formes de collaboration, le travail en inter- ou en transdisciplinarité rencontre(…)
Une infirmière en première ligne… pour quoi faire ?
En Belgique, les praticiens de l’art infirmer sont formés pour réaliser un large éventail d’objectifs. Dans la pratique, nombre de ces capacités sont négligées ou même entravées par des réglementations incohérentes. Il en résulte non seulement(…)
La première ligne, ce n’est pas que l’affaire des médecins généralistes !
Depuis des années, on reconnaît l’importance des déterminants non médicaux de la santé. Les soins médicaux n’agissent que de façon marginale dans le bien-être de la population. L’accès au logement, à l’éducation, à la culture constituent(…)
Partie 5
Les freins à un développement des soins primaires…
Jusqu’aux premières élections syndicales en 1998, les représentants des spécialistes et en particulier du lobby hospitalier ont dominé l’organisation des soins en Belgique, de la formation des professionnels au financement des prestataires. Depuis, le paysage syndical(…)
Des obstacles sociologiques mais aussi professionnels
Vu de l’administration, les obstacles au développement des soins de santé pri- maires sont à rechercher certes dans un certain contexte sociologique, mais aussi à l’intérieur de la profession médicale.
Il faut sauver le médecin généraliste
La profession de médecin généraliste, et avec elle la première ligne de soins est en danger. In fine, c’est la qualité des soins qui est en jeu. Quelles mesures sont à prendre pour enrayer cette menace(…)
Les soins de santé primaires ne seront jamais « people »
L’image que donnent d’eux-mêmes les soins de santé primaires est dévalorisante. Ce déficit symbolique renforce et reflète leur infériorisation dans l’organisation réelle du système de soins. Au-delà d’une réorganisation rationnelle de ce système, c’est aussi d’une(…)
Partie 6
Soins de santé primaires : ensemble, on est plus fort !
Au travers des mutations du paysage des soins de santé et des contradictions inhérentes à la position syndicale, la boussole qui guide le SETCa est aiman- tée par le droit du Citoyen à la Santé et(…)
Syndicats de travailleurs et soins de santé primaires : « Je t’aime, moi non plus » ?
Il ne doit pas être facile pour les syndicats de soutenir les soins de santé primaires. Par exemple, comment gérer les contradictions entre la défense de ce secteur et celle d’autres secteurs autrement plus lourds en(…)
Changer le monde avec les Mutualités chrétiennes et les généralistes
Le paysage de la santé change lente- ment mais radicalement. La Mutualité chrétienne prend acte de cette évolution et invite les généralistes à s’y impliquer.
Partie 7
Les soins de santé primaires: une stratégie négligée pour l’organisation des services de santé en situation de crise complexe
Considérés comme la base du système de santé dans les pays en voie de développement, les soins de santé primaires sont victimes d’ingérences humanitaires déstructurantes, d’interventions technocratiques débilitantes et d’un sous-financement chronique. Ils constituent néanmoins la(…)
Conclusion
Partie 8
Cueillette bibliographique des obstacles à la réforme des soins de santé en faveur des soins de première ligne
Les recherches théoriques et les expériences de nombreux pays sont riches d’enseignement qui permettent de mieux identifier les obstacles à la réforme des soins de santé en faveur des soins de première ligne.
Partie 4
Glissement de soins
Quels sont les obstacles importants au développement des soins de santé primaires en Belgique ? La question posée par les concepteurs de la revue présuppose l’existence d’un paradoxe : les soins de santé primaires sont considérés(…)
Du danger des décisions doctrinaires ou administratives
M. Bacquelaine, député MR, soutient les soins de santé primaires en tant qu’acteur de proximité et permettant une utilisation optimale des moyens financiers. Considérant que les objectifs des soins de santé primaires sont actuellement rencontrés, il(…)