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Vers une réappropriation populaire de l’écologie


Santé conjuguée n°109 - décembre 2024

L’écologie dite « populaire » suscite un certain engouement dans le champ associatif et politique belge. Que recouvre cette notion et en quoi est-elle indispensable pour associer toutes les parties aux défis sociaux et écologiques à relever ?

Bien que conscients des enjeux environnementaux, les membres des classes populaires opèrent une certaine mise à distance de l’écologie dominante dont ils se sentent dépossédés. « Nous observons un ras-le-bol de l’écologie telle qu’elle est présentée aujourd’hui dans nos publics, relaie Charlotte Renouprez, présidente des Équipes populaires, un mouvement de citoyens et citoyennes qui veulent contribuer à une société d’égalité, de solidarité et de justice sociale1. Parce qu’elle est individuelle, qu’elle ne remet en question ni les structures sociales ni les dominations entre les classes sociales et qu’elle est inaccessible à toute une série de personnes d’un point de vue culturel. »

Quel projet politique ?

Dans les discours écologiques dominants, nous assistons à une forte valorisation du verdissement des comportements individuels nous enjoignant d’adopter de petits gestes quotidiens et de recourir à des innovations technologiques censées nous sauver du désastre qui nous guette. Cette écologisation des pratiques est « emblématique de la moralisation des conduites individuelles sommées de prendre en charge des problèmes collectifs », notent les sociologues Jean-Baptiste Comby et Hadrier Malier2. Illustrant ces injonctions moralisatrices, les politiques publiques soutiennent davantage les classes aisées dans l’adoption de conduites présentées comme exemplaires (avantages fiscaux associés à l’achat d’une voiture électrique, primes à la rénovation…) tandis qu’elles font peser de manière disproportionnée le poids des efforts sur les ménages les plus pauvres (zones de basse émission excluant les véhicules les plus polluants, future taxe européenne sur le carburant et le gaz…).
Dans ce projet écologique majoritaire, « la critique anticapitaliste y est parfaitement dosée, à la marge, ne portant que sur certains aspects des modes de production et de la société de consommation, analyse la politologue Fatima Ouassake[fn_note]F. Ouassak, Pour une écologie pirate. Et nous serons libres, La Découverte, 2023.[/efn_note]. Mais il n’y a pas de réelle remise en question du rapport social que le système capitaliste produit et sur lequel il repose, notamment en termes de domination de classe, de genre et de race ». Se pose dès lors la question « des caractéristiques du projet politique derrière lequel on appelle à se rassembler », selon elle. Quelle écologie voulons-nous ? Une écologie qui continue à protéger les intérêts des classes favorisées sans remise en question du capitalisme dont l’expansion dépend de la destruction des écosystèmes ? Ou au contraire une écologie qui brise les rapports de domination et d’exploitation du vivant et vise l’égalité et l’émancipation ?

Pour une écologie populaire

Tandis que les catastrophes climatiques se multiplient et que les inégalités sociales se creusent sans que les (rares) mesures politiques ni les gestes écocitoyens ne parviennent à changer la donne, plusieurs associations reconnues en éducation permanente ont réfléchi à la nécessité d’aborder l’écologie autrement. Parmi celles-ci3, le mouvement des Équipes populaires parti à la recherche « d’autres moteurs de changements que la seule volonté individuelle » avec leurs militants et militantes. Leur constat est simple : l’écologie dominante, « celle des écogestes, des changements de comportements, des incitants fiscaux, de la “transition”, [cette] écologie de marché, condamnée à être rentable pour pouvoir se vendre politiquement » ne fonctionne pas. Tout en reconnaissant le caractère honorable des « bonnes volontés éparpillées », les Équipes populaires rejettent les injonctions moralisantes qui ne tiennent pas compte des réalités des milieux populaires et n’ont qu’un impact extrêmement limité. Ce mouvement promeut une écologie populaire définie comme étant4 :

  • Une écologie ancrée dans les préoccupations et les vécus des milieux populaires. Cette démarche implique « d’aller à la rencontre des gens par la façon dont les enjeux écologiques et sociaux les touchent, parfois de façon brutale et injuste » et d’arrêter de hiérarchiser « fin du monde » et « fin du mois » alors qu’elles constituent « deux menaces réelles, simultanées, dont les causes se recoupent ».
  • Une écologie soucieuse d’inclure tout le monde, en s’opposant à l’extrême droite et à l’idéologie capitaliste néolibérale, et aux discours et pratiques racistes, sexistes et classistes qu’elles véhiculent.
  • Une écologie collective « dans ses démarches en éducation populaire et dans les mesures politiques qu’elle réclame ». Cette approche passera par la revendication de « solutions structurelles, organisera des alternatives au marché, fournira des services collectifs dans les domaines essentiels à une vie digne. Par exemple : la gratuité et le redéploiement massif des transports en commun ; un grand plan d’isolation du parc locatif public ; une réappropriation collective (publique et citoyenne) de l’énergie… ».
  • Une écologie de l’égalité. « Sa condition d’existence est la diminution des inégalités » et ses moyens sont la justice sociale et la justice fiscale. « Cela doit devenir un leitmotiv, notre “en même temps” à nous : chaque mesure écologique doit en même temps permettre de diminuer les inégalités. »

« L’écologie populaire constitue une thématique transversale, témoigne Charlotte Renouprez. Nous l’utilisons comme une grille de lecture pour faire avancer nos projets et pour aiguiser notre regard critique sur la société. »
Le mouvement Présence et Action Culturelles invite également à penser l’articulation des enjeux sociaux et écologiques dans son magazine Agir par la culture. Il se positionne aussi en faveur du déploiement d’une écologie populaire et partage quelques clés pour repolitiser des questions dont les classes populaires ont été dépossédées : partir des préoccupations et des points de vue des premières et des premiers concernés, valoriser les savoirs et les savoir-faire en présence, coconstruire les questionnements, laisser la place à l’imprévisible, etc.5 Autre regard, celui de l’association Centre Avec qui a publié dans sa revue En Question un manifeste pour une écologie populaire, émancipatrice et mobilisatrice fondée sur six grandes orientations6 :

  • Politiser l’écologie « tout particulièrement en ce qui concerne les décisions d’investissement et de production ».
  • Agir de manière transversale plutôt que raisonner en silo les questions sociales et écologiques.
  • Œuvrer à partir des marges en pensant l’écologie avec les populations fragilisées et reléguées et en s’ancrant dans un territoire.
  • Investir massivement dans la transition écologique sachant que « le coût de l’inaction est nettement plus élevé que celui de la transition ».
  • Réformer la fiscalité « en allouant une partie importante de ses recettes aux investissements (réellement) verts, en incitant des changements de consommation et de production et en redistribuant mieux les richesses ».
  • Faire rêver. Le rêve est un « levier du changement. En effet, si le mouvement écologiste veut réellement changer la société, il doit pouvoir se nourrir d’histoires inspirantes et susciter un avenir désirable ».

Enfin, le Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea) conforte notre lecture critique des récits écologiques dominants et conçoit l’écologie populaire comme un « remède à l’inaction climatique »7. Le chercheur et formateur Sébastien Franco invite le mouvement climatique à s’ancrer davantage dans les préoccupations des classes populaires. « Tant ses analyses que ses propositions devraient répondre aux nécessités actuelles sous le prisme du changement climatique », estime-t-il en pointant les principaux chantiers à mener collectivement : « Production alimentaire écologique et abordable, logement accessible et écologique, approche collective de la santé pour toutes et tous, emplois, salaires et conditions de travail dans les industries de transition, pensions et diminution du temps de travail comme frein au productivisme. » Et d’avertir : « Il importe en effet d’embrasser les contradictions du monde réel (dépendance aux emplois polluants ou au transport individuel, pauvreté énergétique et prix de l’énergie) faute de quoi les solutions proposées paraitront irréalistes ou pires, non souhaitables. »

 

  1. www.equipespopulaires.be.
  2. J.-B. Comby, H. Malier, « Les classes populaires et l’enjeu écologique. Un rapport réaliste travaillé par des dynamiques statutaires diverses », Sociétés contemporaines, vol. 124, n° 4, 2021.
  3. Ce petit tour d’horizon n’a pas la prétention d’être exhaustif.
  4. G. Lohest, C. Renouprez, « Carte blanche pour une écologie populaire », www.equipespopulaires, 30 novembre 2023.
  5. A. Berthier, « Faire de l’éducation populaire à l’écologie », Agir par la culture n° 56, 2018.
  6. S.-P. de Montpellier, « Manifeste pour une écologie populaire », En Question, 149, 2024.
  7. S. Franco, « L’écologie populaire comme remède à l’inaction climatique », Gresea, novembre 2021.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°109 - décembre 2024

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