La société industrielle a produit des technologies qui ont transformé le monde au cours du XXe siècle. Celles-ci ont permis la production d’une grande quantité de biens de consommation, l’amélioration du confort des logements ou encore l’accès à des moyens de transport performants, pour une part de plus en plus large de la population, de sorte que les progrès techniques ont été considérés comme des progrès sociaux. Ce processus a certainement amélioré les conditions de vie ; il l’a cependant fait au prix de l’émission de polluants, impliquant des risques environnementaux et sanitaires inégalement distribués.
Longtemps les préoccupations sociales et les préoccupations environnementales se sont ignorées1, et c’est aujourd’hui encore le cas : les combats pour la justice sociale relèguent régulièrement la dimension écologique au second plan tandis que les combats écologiques intègrent peu la dimension des inégalités sociales.
Pollution de l’air : indifférence des acteurs de la lutte pour la justice sociale
La révolution industrielle a produit de nombreuses technologies qui ont transformé nos modes de vie. On peut notamment penser à la diffusion de l’automobile pendant le XXe siècle qui a rendu possibles des pratiques peu accessibles jusque-là. La voiture individuelle a notamment augmenté les choix possibles des localisations résidentielles, des activités de loisir ou de sociabilité 2. Sa diffusion a à ce point transformé les vies quotidiennes que les propositions politiques de limiter son usage peuvent susciter d’importantes levées de boucliers. En 2024, la Belgique comptait un peu plus de six millions de voitures particulières (soit une voiture pour deux Belges), révélant l’ampleur de la dépendance automobile dans le pays.
Néanmoins, si le système automobile augmente les potentialités de déplacement, il génère aussi des pollutions. Le trafic routier produit notamment du dioxyde d’azote (NO2), qui est l’un des polluants aériens les plus importants en ville, compte tenu de sa concentration et de son effet nocif sur la santé : il s’agit d’un gaz irritant pour les voies respiratoires, qui provoque à terme une réaction inflammatoire et le développement de maladies chroniques. Selon des estimations de la European Environmental Agency, la pollution de l’air est responsable de 7400 décès prématurés par an en Belgique3.
À Bruxelles, les concentrations moyennes annuelles de NO2 en 2021 sont supérieures aux limites indicatives de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)4 : 18,1 µg/m³ en moyenne, alors que la valeur limite indicative de l’OMS est de 10 µg/m³. Cette situation est préoccupante, d’autant plus qu’elle est sous-tendue par de profondes inégalités. Les concentrations de polluants atmosphériques sont en effet assez inégalement réparties sur le territoire bruxellois : elles sont les plus hautes là où la densité de population est la plus importante (dans le centre-ville) et atteignent les niveaux les plus élevés le long des gros axes routiers5. Cette géographie implique que les habitants les plus pauvres de Bruxelles sont confrontés à plus de pollution à leur lieu de domicile, ceux-ci étant surreprésentés dans les zones à forte densité, révélant une inégalité environnementale tout à fait marquante. Cette inégalité est plus frappante encore lorsque l’on sait que les moins aisés sont également les moins motorisés.
À l’échelle de la Belgique, on peut voir un phénomène inégalitaire similaire si on s’intéresse à la pollution sonore générée par le trafic routier. Le bruit a un impact peu connu sur la santé : il est une source de fatigue et de stress, et peut perturber le sommeil. Que ce soit dans les grandes villes ou dans les autres communes moins urbanisées, ce sont les personnes faisant face à des difficultés financières qui indiquent bien plus souvent être fortement gênées par le bruit des voitures lorsqu’elles sont dans leur domicile6.
Ces résultats sont la traduction du fait que les lieux de vie sont des enjeux de la lutte entre les classes sociales, les plus aisés s’appropriant des lieux moins densément peuplés, plus verdoyants, avec moins de trafic, donc moins pollués et avec moins de nuisances. Ainsi, non seulement les moins aisés ont moins d’automobiles, mais ils souffrent tendanciellement plus souvent de la pollution qu’elles génèrent. Il est probable que ce schéma s’applique à l’ensemble de la Belgique, une plus grande proportion des plus pauvres habitant dans les grandes villes belges. Or, les villes sont plus polluées que les zones moins urbanisées7.
La question de la voiture est une bonne illustration d’une convergence possible entre la question écologique et celle des inégalités sociales. Tant dans les grandes villes que dans les autres communes, la possession d’une voiture est liée au revenu. On observe à la fois un effet direct – dans un même lieu de vie, les plus pauvres ont moins de voitures que les plus riches – et indirect – les plus pauvres vivent plus souvent dans des environnements urbains où la population se passe plus rapidement de la voiture. La restriction d’usage de la voiture impacterait ainsi avant tout les plus aisés, tout en réduisant l’exposition à la pollution aérienne des plus pauvres. Les transports publics peuvent endosser le rôle d’alternative : ils sont moins polluants, moins énergivores, moins consommateurs d’espace (de fait monopolisé par les plus aisés sur les voies de circulation routière) que la voiture individuelle. De plus, en tant que services financés par la collectivité, les transports publics contiennent un potentiel bien plus égalitaire que la voiture individuelle : planification selon les besoins, moindre coût, possibilité de tarifs sociaux…
Pourtant, des débats politiques animés ont eu lieu suite à la mise en place récente de restrictions envers l’usage des automobiles à Bruxelles dans le cadre du plan Good Move (suppression de places de parking, création de boucles, de bandes réservées aux transports en commun, de pistes cyclables, etc.), notamment au motif que les plus pauvres ont besoin de leurs automobiles. Cet exemple illustre à quel point écologie et social peuvent être en tension sans parvenir à s’articuler, quand bien même des points de convergence pourraient exister, nous l’avons vu.
Pollutions au travail : indifférence des mouvements écologiques
L’espace public n’est pas le seul endroit où l’on rencontre des pollutions. S’il y a bien des espaces qui ont été transformés par la révolution industrielle, ce sont les lieux de travail. Les processus de production et de travail ont été métamorphosés par les techniques industrielles, permettant d’augmenter la productivité, notamment pour produire à grande échelle des biens de consommation tels que la voiture. Le prix à payer est que ces techniques peuvent exposer les travailleurs à de fortes pollutions : fumées de soudage, poussières de bois, fibres céramiques, huiles minérales…
De nombreux éléments conduisent à identifier l’activité professionnelle comme étant potentiellement pathogène, notamment par le biais de l’exposition à ces polluants. L’exposition à des substances nocives sur les lieux de travail est une question importante en matière de santé publique, puisque des estimations chiffrent à 8 % des cancers ceux qui sont d’origine professionnelle : ils provoqueraient à eux seuls un peu plus de 2000 décès en Belgique annuellement8. Par ailleurs, l’emploi est un domaine où s’expriment de fortes inégalités de ce point de vue, l’activité ouvrière exposant bien plus souvent à des substances nocives que le travail de bureau. En Belgique, on constate de grandes différences d’exposition entre les différentes catégories socioprofessionnelles : les moins exposés sont les dirigeants, professions libérales et intellectuelles, qui sont 4 % à être en contact avec des fumées, vapeurs, poussières ou substances chimiques au moins la moitié du temps, contre 45 % des ouvriers qualifiés, soit au moins dix fois plus.
Le bruit constitue également une nuisance majeure sur les lieux de travail, notamment du fait de l’usage de machines dans les procédés de travail. Le phénomène a de réelles implications en termes de santé : l’exposition à des niveaux sonores élevés peut provoquer de la surdité pour les travailleurs les plus exposés, mais aussi de la fatigue, du stress et des troubles du sommeil. Là encore, les inégalités d’exposition sont très fortes entre les différentes catégories socioprofessionnelles : les ouvriers qualifiés sont 41 % à être exposés au moins la moitié de leur temps de travail à des bruits si forts qu’il faut élever la voix pour parler aux gens, contre 5 % pour les dirigeants, professions libérales et intellectuelles.
Les catégories socioprofessionnelles qui subissent une forte exposition aux pollutions matérielles ou sonores sont de plus aussi celles soumises à une forte pénibilité physique, exerçant des métiers qui nécessitent la mobilisation de la force musculaire ou exercés dans des contextes requérant des outils mécaniques. L’exposition à des polluants et la pénibilité du métier sont deux éléments qui, à terme, impactent certainement la santé. En outre, les catégories les plus exposées regroupent en majorité des professions peu valorisées financièrement et socialement, indiquant un véritable cumul de désavantages en termes socioéconomiques et sanitaires. On observe ainsi que les personnes exerçant des emplois ouvriers présentent une surmortalité importante, et c’est l’inverse pour les chefs d’entreprise, cadres dirigeants et professions intellectuelles9. La question n’est pas anecdotique, car les ouvriers constituent 25 % de la population qui a un emploi, soit approximativement 1 200 000 personnes en Belgique.
Cette situation n’est pas nouvelle ; les ouvriers sont confrontés à des niveaux de pollution élevés depuis le XIXe siècle. Pourtant, les mouvements écologiques ont peu intégré la question des pollutions au travail dans leurs combats. Cet élément a probablement des explications sociologiques et historiques : d’une part, les membres de ces mouvements sont plus souvent issus des classes moyennes et occupent des professions peu confrontées à de telles nuisances. D’autre part, les mouvements écologistes ne se sont pas construits en lien avec les acteurs historiques qui défendent les travailleurs, tels les syndicats. Ces éléments n’incitent pas à positionner la réduction des pollutions au travail comme une priorité politique. Il s’agit là très certainement d’un rendez-vous manqué pour articuler social et écologie.
Social et écologie : créer des ponts
Les deux types de pollution abordés ont une dimension inégalitaire très forte : les moins aisés résident dans des quartiers plus pollués et occupent des emplois moins valorisés qui sont soumis aux pollutions au travail les plus élevées. Cet état de fait révèle la nature structurelle des inégalités environnementales, connectées au fonctionnement ségrégatif du marché du travail et ainsi aux inégalités socioéconomiques dans leur ensemble.
Ainsi, il apparaît que social et écologie peuvent s’articuler. Cela ne veut pas dire que toute politique qui se présente comme écologique est sociale. On peut citer l’exemple des zones basses émissions (LEZ, pour low emission zone) qui poussent à l’électrification du parc automobile. D’une part, cette solution est peu écologique. Certes, elle évite l’émission de NO2 au lieu du trafic des voitures, mais elle n’évite pas la pollution ou l’émission de gaz à effet de serre lors de la production des voitures et des batteries, contribuant au réchauffement climatique mondial. En outre, les voitures électriques émettent des particules fines, ne supprimant pas toute production de pollution localement. D’autre part, l’injonction à l’électrification du parc automobile pénalise les ménages pauvres qui n’ont pas les moyens d’acheter une voiture électrique.
L’articulation entre écologie et social ne va ainsi pas toujours de soi. Un des obstacles à cette articulation est probablement que produire de manière écologique demande de revoir les procédés de production dans un sens qui augmente les coûts de fabrication, et donc réduit l’accessibilité des produits qui en sont issus, notamment pour les plus petits budgets. Ce constat laisse penser que l’écologie doit intégrer la question sociale pour qu’elle puisse concerner tout le monde. Les préoccupations de justice sociale, quant à elles, doivent prendre en compte que les techniques modernes polluent avant tout les espaces occupés par les populations les moins favorisées. Même si cette articulation n’est pas facile, nous pouvons l’appeler de nos vœux pour répondre à l’urgence à la fois sociale et environnementale.
- J. Theys, « Pourquoi les préoccupations sociales et environnementales s’ignorent-elles mutuellement ? Un essai d’interprétation à partir du thème des inégalités écologiques » in P. Cornut, T. Bauler, E. Zaccaï (dir.), Environnement et inégalités sociales, Éd. de l’ULB, 2007.
- Y. Demoli, P. Lannoy, Sociologie de l’automobile, La Découverte, 2019.
- European Environmental Agency, Air Quality in Europe, 2018, www.eea.europa.eu.
- www.irceline.be.
- Observatoire de la santé et du social, Tableau de bord de la santé en Région bruxelloise, Vivalis, 2024, www.vivalis.brussels.
- F. Ghesquière, J. Girès, Convergence possible entre écologie et social : l’exemple de la voiture, 2020, inegalites.be.
- www.belgiqueenbonnesante.be.
- T. Musu, « Le coût des cancers professionnels dans l’Union européenne » in T. Musu, L. Vogel (dir.), Cancer et travail. Comprendre et agir pour éliminer les cancers professionnels, ETUI, www.etui.org.
- J. Girès, Le travail c’est la santé ? Écarts de mortalité entre professions en Belgique, Observatoire belge des inégalités, 2020, inegalites.be.st pas facile, nous pouvons l’appeler de nos vœux pour répondre à l’urgence à la fois sociale et environnementale.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°109 - décembre 2024
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