Santé planétaire : un enjeu technologique ou une vision différente de la société pour la rendre plus robuste ?
Les changements que l’on observe déjà sur notre environnement planétaire, ainsi que les conséquences qu’ils ont, notamment sur la biodiversité, mais aussi sur la justice sociale, sont reconnus comme un enjeu central pour les années à venir. On s’attend à ce que cela impacte la santé mentale (écoanxiété, déracinement des personnes déplacées, isolement social, etc.), la santé des personnes plus fragilisées (notamment les personnes âgées ou celles souffrant de maladies chroniques), ainsi que la survenue d’épidémies de maladies contagieuses (virus émergents, etc.)1.
L’utilisation de ressources matérielles dans les soins de santé (médicaments, matériel médical, bâtiments, etc.) est souvent au centre des stratégies pour faire face aux changements planétaires. L’enjeu est alors soit de concevoir des technologies moins polluantes et plus efficientes, soit de présenter les choses de manière négative (réduire leur utilisation)2. Néanmoins, un autre mode de raisonnement met en avant les interactions entre notre mode de développement économique (y compris le développement des soins de santé), la santé humaine et l’environnement. Agir sur ces interactions nécessite d’adopter une logique systémique et de changer le paradigme de développement dans lequel les soins de santé ont un rôle à jouer 3. Ce changement de paradigme nécessite des adaptations progressives, qui aboutissent à une vision partagée, à une attention particulière à la manière dont interagissent les acteurs entre eux et une approche inclusive dans le leadership 4.
Dans cette deuxième approche, même si des soins plus écologiques peuvent être identifiés, même si on veut promouvoir plus de justice sociale et environnementale, la manière d’y arriver n’est pas définie dès le départ. Elle nécessite un échange de connaissances, mais aussi de buts (et donc de valeurs) entre acteurs clés de la société et des soins de santé.
Des valeurs émancipatrices
L’une des premières raisons qui feraient des soins de santé primaires (SSP) le moteur d’une approche écologique est leurs fondements. En effet, il nous semble important d’insister sur une approche des soins de santé qui permettent une émancipation des populations et participent au développement de la société. Nous adoptons ainsi une définition des soins de santé primaires, reprise par l’OMS et d’autres auteurs, à savoir une approche centrée sur des valeurs sociétales pour organiser et renforcer l’ensemble du système de santé de manière à le rendre plus proche (socialement, géographiquement, culturellement…) des gens. Il s’agit donc de pouvoir répondre à leurs besoins de santé pendant toute leur vie, de tenir compte dans les actions à mettre en œuvre de ce qui détermine leur santé ; pour finalement renforcer les individus, les familles et les communautés à mieux se développer. Les soins de santé primaires ont donc pour but de combiner des actions au niveau individuel et communautaire pour s’adapter, mais aussi agir sur son environnement5.
De manière plus concrète, une approche d’organisation des soins social santé signifie de déplacer le centre de gravité du système de l’hôpital vers une première ligne aux caractéristiques bien particulières tel que repris dans le livre blanc de Be-Hive : « Des soins intégrés au sein de la communauté, caractérisés par une accessibilité universelle, une approche globale, axée sur la personne. Ces soins sont dispensés par une équipe de professionnels responsables de la prise en charge de la grande majorité des problèmes de santé. Ceci doit s’accomplir dans un partenariat durable avec les personnes (usagers des services de santé ou non) et leurs aidants, dans le contexte de la famille et de la communauté locale. »6
Des soins de santé pour une société plus juste, plus écologique
En remettant au centre de l’organisation des soins les principes de soins de santé primaires, on pourrait s’attendre à trouver un équilibre entre ce qui est « juste » et ce qui est « efficace » dans les soins de santé (et donc pouvoir trouver le juste équilibre entre guérir, prendre soin et développer). Cela inclut la capacité à connecter les agendas individuels avec ceux d’une communauté locale et indirectement avec ceux de la planète. Cela serait rendu possible si on remettait la décision négociée (et correctement informée) au cœur des solutions.
La capacité des SSP à trouver le juste équilibre entre guérir, prendre soin et développer. Ce qui sous-tend l’action dans les soins de santé continue à être avant tout la recherche exclusive et rapide du diagnostic objectivable et du traitement efficace, matérialisé le plus souvent par une prescription médicamenteuse ou un acte technique. Les progrès technologiques (dont l’intelligence artificielle) renforcent cette logique. Par ailleurs, ce mode de pensée est maintenu au travers de la formation des professionnels, dans le mode de paiement, dans l’organisation des soins par parcours limités dans le temps, etc. Ce mode de pensée devrait être combiné avec une action au niveau des soins de santé plus lente, pour laquelle on ne peut pas directement attribuer un résultat, car elle contribue à des effets sur la santé à plus long terme 7. Ce type d’action se retrouve dans le « prendre soin », mais aussi dans l’accompagnement au développement des personnes. En plus de la recherche de guérison rapide, en renforçant la capacité des acteurs des soins de santé à prendre soin, on peut développer des soins plus « justes », mais aussi plus respectueux de la planète, car moins matérialistes (car la solution n’est pas que matérielle). Ce juste équilibre entre diagnostic et traitement, prendre soin et développement, nécessite de trouver le bon rythme et la bonne action en fonction de la situation à laquelle un professionnel est confronté et de la vie du patient-personne. Les structures de première ligne adoptant une logique de soins de santé primaires sont les mieux à même d’agir en ce sens.
La capacité des SSP à connecter les agendas individuels avec ceux d’une communauté locale dans un bassin de vie, pour mieux prendre soin de notre contexte plus général. Dans le travail de prendre soin et de développement individuel, les déterminants sociaux et environnementaux de la santé sont au centre des préoccupations. La position sociale des individus joue un rôle important dans la manière de gérer la maladie ou d’autres évènements en lien avec la santé. On s’intéresse, dans l’organisation des soins, au contexte social de l’individu, à la communauté dont il fait partie (famille, amis, proches, voisins…), avec qui il partage un même « bassin de vie » et comment cela peut contribuer à la santé individuelle. Au sein du bassin de vie, niveau de territoire d’intérêt pour les soins primaires, les interactions entre l’individu et son écosystème font partie intégrante des déterminants ayant un impact sur la santé 8. Dans cette logique, les soins primaires jouent un rôle de renforcement de dynamiques sociales. On est donc bien dans une logique où les services de soins de santé sont un des acteurs (avec les services sociaux, associations, initiatives citoyennes) qui renforcent au niveau du bassin de vie la santé des habitants. En Belgique, de nombreuses initiatives locales existent même si leur organisation à l’échelle d’une communauté et l’intégration organisationnelle de différentes associations ou organisations restent un enjeu majeur.
Remettre au centre le rôle d’avocat des soins primaires : la relation sur le long terme comme atout à une décision négociée et informée. Le type d’action plus écologique n’est pas naturellement acceptable pour tout le monde. Il nécessite souvent une négociation entre acteurs des soins et patients ou citoyens. Pour cela, la fonction d’avocat ou de référent « santé » doit être une priorité pour les soins primaires. La fonction de référent combine et met en dialogue différentes perspectives : problème ou situation de santé, santé individuelle, parcours de vie, santé communautaire. Elle a pour objectif de contribuer au partage des connaissances entre les différents acteurs et actrices pour faciliter la prise de décision. Elle remet au cœur du travail des prestataires la notion de « soins relationnels », atout central des acteurs de soins primaires9. Dans ce type de soins, la qualité de la relation entre professionnel de la santé et patient sera souvent renforcée par une relation de confiance, de respect mutuel se construisant sur le long terme10.
La dynamique de l’escargot
La logique dominante d’offre de soins de santé reste à contre-courant d’une approche plus écologique. Le temps disponible et la pénurie de professionnels de soins primaires sont des problèmes réels, mais peuvent aussi être une opportunité pour viser un changement systémique dans l’organisation des soins de santé. Celui-ci ne peut être obtenu uniquement par la recherche des interventions efficaces sur le court terme. Même s’il existe un sentiment d’urgence, il nécessite une approche adaptative, centrée sur l’apprentissage, et la construction de caractéristiques essentielles pour rendre les individus et la société plus robustes sur le long terme. L’image de l’escargot11 a été ainsi utilisée dans d’autres secteurs pour illustrer la dynamique attendue : progressive, non linéaire, s’adaptant au contexte tout en gardant une direction claire sur le long terme. Au moins trois thématiques actuelles pourraient utiliser cette dynamique d’apprentissage : l’identité de soins primaires écologiques ; le partage de tâche ; une gouvernance centrée sur un territoire.
Partage de tâche et de compétences entre différentes professions généralistes en renforçant une identité de soins primaires écologiques. Le but du partage de tâches et de compétences est de créer de la redondance entre professionnels et donc être plus flexible pour dégager du temps, développer des soins « relationnels » et la fonction de référent. Ce partage concerne les prestataires de soins de proximité : médecin généraliste, pharmacien et infirmière de quartier, assistante sociale, ergothérapeute… idéalement organisés en équipe de soins primaires généralistes. Cette équipe travaille au sein d’un bassin de vie dans lequel on trouve les membres de la communauté et d’autres services de proximité (crèches, écoles, maisons de quartier, etc.). L’ensemble de ces acteurs de différents secteurs interviennent dans une communauté donnée, dans un territoire donné. Une hypothèse est que ce partage de tâche sera plus facile si les professionnels partagent aussi une identité commune de soins primaires écologiques.
Une gouvernance centrée sur un territoire pour construire une « responsabilité populationnelle » et « écologique » partagée. Le deuxième domaine à travailler pour des soins primaires plus écologiques est la mise en place de modalités de gouvernance « centrée sur un territoire » et développant des interconnexions durables entre acteurs locaux. Ce type de gouvernance est appliqué de plus en plus pour adresser des problèmes socioécologiques complexes tels que la recherche combinée de justice sociale et de justice écologique12. Elle demande aux acteurs locaux (dont font partie les professionnels de soins primaires) de développer une vision commune de la situation locale afin de pouvoir répondre aux besoins de l’ensemble de la population tout en faisant varier l’intensité des moyens en fonction des besoins rencontrés. Il s’agit de développer une responsabilité populationnelle et écologique en mettant en œuvre l’universalisme proportionné13.
Un État central fort pour assurer la solidarité et encadrer une gouvernance centrée sur un territoire. Pour renforcer la logique territoriale (aboutissant à une forme de décentralisation de certains domaines de décision dans l’organisation des soins de santé), différentes études font ressortir la nécessité d’un gouvernement central fort qui puisse soutenir et contrôler des autorités locales. Sans cela, il a été montré que les gains (suite à la décentralisation) des régions les mieux loties sont annulés par les pertes de celles moins bien loties : une situation qui peut conduire à l’accroissement d’inégalités sociales14. Il s’agit donc aussi de renforcer les domaines pour lesquels l’intervention d’un État central est indispensable, notamment la gestion du partage de risque (assurance soins de santé en Belgique), la définition d’objectifs stratégiques de santé et de soins de santé, la gestion des connaissances (tout ce qui a trait à l’evidence based practice et à la gestion de l’information comme l’e-santé)15.
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Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°109 - décembre 2024
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